Salut! Ça va?

Promenade à l’époque de l’empire

2023-12
Le musée littéraire Pouchkine a été créé à Moscou dans les années 1960 afin de préserver le patrimoine littéraire et historique de Pouchkine dans la vieille capitale. Car il ne faut pas oublier que le poète, même s’il a beaucoup vécu à Saint-Pétersbourg, était un Moscovite. Né à Moscou, il en était amoureux et attaché par des liens affectifs, familiaux, amicaux, et c’est parmi les demoiselles de bonne famille moscovite qu’il est venu choisir sa future épouse quand il s’est enfin décidé à se marier.

Le musée occupe un grand hôtel particulier du XIXe siècle dans le quartier historique de Prétchistenka et présente dans ses salles les mœurs, us et coutumes de la société moscovite de l’époque en lien avec les œuvres de Pouchkine. Le parcours est très pédagogique. L’équipe muséographique s’était donné pour but d’aider les lecteurs des grands classiques russes à plonger dans l’ambiance de l’époque, à imaginer les conditions de la vie des personnages, en s’avançant entre les objets qui en constituaient le fond quotidien, et à comprendre les raisons et les conséquences de leurs actes.

Le musée possède quelques annexes dans les maisons où avaient vécu d’autres poètes et écrivains associés à Moscou, dont le musée de l’oncle de Pouchkine, Vassily Lvovitch, assez connu au début du XIXe par ses œuvres poétiques et son activité dans la société littéraire Arzamas. C’est lui qui avait obtenu pour son neveu le privilège d’étudier au Lycée de Tsarskoé Sélo. Pouchkine l’aimait beaucoup et l’appelait « mon père sur le Parnasse », car Vassily Lvovitch avait encouragé ses premiers essais poétiques.

Dans les années 1820 Vassily Lvovitch habitait dans le faubourg Basmannaya une maison typique pour le Moscou d’après le grand feu de 1812, construite en bois (car il fallait faire vite pour loger les habitants revenus d’exode) et selon un projet type (« à la façade modèle ») mariant les habitudes du mode de vie traditionnel et l’architecture empire. A l’origine elle avait portique, colonnes et pilastres, mais vers la fin du siècle la nouvelle propriétaire a fait abattre ces marques de la mode noble du passé.

Vassily Lvovitch était un modeux. Au musée on retrouve la décoration intérieure du style Empire russe très en vogue sous Alexandre I et Nicolas I. On découvre le coloris bleu-clair-beige-gris-vert pâle des murs, l’éclairage par des appliques murales et des lustres de bronze doré et de cristal, de grands miroirs rectangulaires avec des console qui agrandissent l’espace. Avec mes élèves, nous avons admiré les meubles Empire avec leurs formes rectilignes, leur bois d’acajou, leurs bronzes dorés, leur décor antique, leur tissu rayé. Nous avons bien apprécié de nous asseoir sur les sièges capitonnés. Nous avons aussi remarqué cette tendance purement russe du mobilier Empire qu’est l’utilisation du bois du bouleau de Carélie, précieux et reconnaissable par sa couleur chaude et son dessin naturel.

Mais il faut dire que le mobilier et les objets d’art du musée sont différents par rapport au décor Empire habituel, car les muséographes ont voulu recréer une « maison de poète ».

Le parcours reflète donc la vie familiale : avec les portraits de la famille et la chambre d’enfant où est pieusement conservée la chemise de baptême du petit Sacha et où les visiteurs sont émerveillés devant un petit secrétaire en bouleau de Carélie en guise de pupitre d’un ado noble, un jeu de cartes représentant différents peuples en costumes nationaux pour apprendre la géographie et un abécédaire combinant tout naturellement l’alphabet russe et des exercices d’écriture française.

En parallèle dans chaque salle, les objets du musée recréent le cadre de vie d’un intellectuel à la vie littéraire et sociale intense.

Les pendules empire ne portent pas ici d’attributs militaires (casques, glaives, couronnes de laurier…) propres à ce style guerrier, mais ceux d’un poète : lyre, flutes, plumes, couronne non pas de laurier, mais de roses, Amour qui a posé son arc pour prendre une harpe…

Les gravures aux murs ne représentent pas les faits d’armes, mais les villes européennes, souvenirs d’un voyage de Vassily Lvovitch en Allemagne, en France et en Angleterre en 1804 au cours duquel il a fréquenté le salon de madame Récamier parmi les plus grandes célébrités du monde politique, littéraire et artistique et a même été présenté au Premier Consul. Une place d’honneur (près du portrait de l’empereur Alexandre) est réservée à l’image du philosophe Fénelon (bien connu en Russie et dont Vassily Lvovitch appréciait les idées), sa promenade avec ses jeunes pupilles dans un paysage bucolique est une allégorie poétique de l’aube de la vie. Et la bibliothèque du poète dans le cabinet de travail compte près d’un millier de volumes.

Dans la grande salle, on voit sur la table ses vers et les dessins humoristiques représentant l’oncle et le neveu. Dans le salon, encore des poésies (son poème mis en musique où il s’adresse aux habitants de Nijni Novgorod qui ont accueilli les Moscovites fuyant « l’armée des douze langues » de Napoléon), des albums, des plumes et des bouquets de fleurs de bronze, très lyriques.

Dans la salle à manger, la table est mise pour la réunion des membres d’Arzamas dont Vassily Lvovitch était le doyen. C’était un bon vivant et un hôte hospitalier, la fameuse oie, spécialité de son cuisinier, est devenue l’emblème d’Arzamas et trône dans la salle.

La particularité du parcours de ce musée est l’absence des vitrines. Les objets historiques sont exposés à découvert, à la place qu’ils auraient pu occuper du vivant de leur maître, et les visiteurs déambulent entre les meubles, tels les invités qui attendent que leur hôte les rejoigne. On voit les partitions sur le piano au salon, et les fils et aiguilles, sur une petite table à ouvrage près de la fenêtre (les dames pratiquaient beaucoup de la broderie, on en aperçoit de vrais chefs-d’œuvre dans toutes les pièces), les encriers et les plumes — sur les secrétaires et les jouets — dans la chambre d’enfant aux entresols. (фото 12) La chaise d’aisance est près du lavabo dans la chambre du valet et dans la chambre, un somno est près d’une banquette « récamier ». Dans le cabinet du travail, cette sensation de « Faites comme chez vous, chers amis » devient tellement forte qu’on est tenté de feuilleter les livres entrouverts sur le bureau, mais les gardiennes veillent…

Une salle spéciale est consacrée à l’œuvre la plus connue de Vassily Lvovitch, sa comédie en vers « Voisin dangereux », qui a fait sensation en 1811, et aux batailles des membres d’Arzamas (partisans de la modernisation de la langue, y compris par les emprunts étrangers) avec leurs opposants de la société des amateurs de la parole russe (prônant l’utilisation plus large du slavon d’église dans la langue littéraire). Pendant la visite, nous nous sommes rappelées, nous aussi, de beaucoup de mots d’origine française : paire, parquet, sonnette, lorgnette, couchette, chapeau claque, nécessaire, candélabre…

La visite de la maison du poète terminée, le voyage dans le temps continue dans le quartier de la rue Staraya Basmannaya.

De nos jours, le côté extérieur de l’Anneau des jardins est presque le centre-ville, mais dans les années 1800 ces faubourgs d’artisans venaient d’être associés à la ville, et le prince Viazemski, un autre littéraire et penseur, se désolait de voir si rarement son ami Vassily Lvovitch, car celui-ci habitait quelque part au bout du monde (tout comme les Moscovites d’aujourd’hui qui utilisent dans le même esprit l’expression « vivre au bout de la géographie » pour les quartiers résidentiels périphériques).

L’apparition des Anneaux, des boulevards et des jardins à Moscou est liée au nom de l’architecte français Nicolas Legrand qui a passé sa vie au service de la Commission du bâtiment de pierre de Moscou et a formé au classicisme français une pléiade d’élèves auxquels on doit la transformation des villes provinciales de la Russie centrale sous Catherine II. Avec son collègue russe Piotr Kojine, Legrand a conçu en 1775 le premier Plan dit « projeté » de la restructuration urbaine de la vieille capitale qui prévoyait, entre autres, de raser les remparts médiévaux en créant des artères circulaires pour donner de la place aux transports et aérer la ville. Et tout comme à Paris sous Louis XIV, on a imposé aux habitants d’y planter des arbres. Les Moscovites ont planté des jardins fruitiers, dans la vieille tradition russe. On le croit à peine de nos jours, en voyant la six-voies, mais il y a deux cents ans on s’y promenait sous les ombrages. A noter qu’avec lui est arrivé le mot français — boulevards.

Sur notre itinéraire, nous avons vu plusieurs édifices de différents styles, hôtels particuliers, églises et grands domaines nobles (souvenons-nous qu’à Moscou les nobles riches vivaient comme à la campagne, dans des domaines, qui pouvaient occuper tout un quartier moderne). Mais c’est surtout le classicisme et l’empire qui nous intéressaient, il subsiste même des maisons survivantes au grand feu de 1812 dans le quartier.

Ainsi, le très sympathique et accueillant musée de VassilyPouchkine nous a laissés faire ce plongeon d’une demi-journée dans l’époque, riche et en partie méconnue, où la langue et la culture russes modernes se formaient. Il nous a permis de découvrir des noms oubliés et de pouvoir les associer à ceux que nous connaissons, de réfléchir aux destins historiques et aux voies du développement et de l’enrichissement de la langue et de la littérature et, tout simplement, d’admirer de jolies choses et de beaux bâtiments dans un quartier historique de Moscou.