Salut! Ça va?

Les mots de Dumas nous ont guidées jusqu’au Daghestan

2023-12
Irina Eliseeva: Alors que nous voyagions en Transsibérien avec des amis français, j’ai remarqué que non seulement les Français ne connaissent pas la Russie, mais que les Russes non plus. Ce n’est pas vraiment étrange : le tourisme intérieur en Russie est en train de faire ses premiers pas. Si vous êtes étranger et ne parlez pas russe, votre périple risque d’être très compliqué, à part à Moscou et Saint-Pétersbourg peut-être. Je l’ai vite compris dès que nous avons quitté la capitale avec mes amis. Ce voyage en Transsibérien m’a beaucoup inspirée : je me suis mise à vouloir faire découvrir la Russie aux Français comme aux Russes et à créer quelque chose qui pourrait les réunir. C’est ainsi que « L’accent français » a commencé à se former dans ma tête.
L’idée est de faire découvrir la Russie et les pays francophones aux Russes qui apprennent le français, ainsi qu’aux francophones de France, Belgique, Suisse et d’autres pays où l’on parle français. Et ainsi, de combiner l’éducation (l’enseignement et la pratique du français), le divertissement avec l’échange culturel aussi bien que linguistique.
Nous avons entamé les escapades à « L’accent français » en août 2022 par la visite du lac Baïkal, en suivant les traces de Jules Verne et de son héros Michel Strogoff. En janvier 2023, notre groupe francophone s’est rendu à Mourmansk et ses alentours pour y voir notamment des aurores boréales. Au printemps 2023, nous avons passé un week-end à Rostov-le-Grand où nous avons été gentiment accueillis à Dom Lardy, un hébergement fondé par un couple franco-russe. Et en juin 2023, nous nous sommes lancés dans une autre aventure : au Daghestan ! Vous savez bien qu’Alexandre Dumas a beaucoup voyagé en Russie, notamment au Daghestan qu’il décrit dans un ouvrage.

Julie Simon : C’est justement par cette œuvre, les Impressions de voyage. Le Caucase, que j’ai découvert le Daghestan après presque sept ans de vie en Russie, pays où je suis venue enseigner le Français comme Langue Étrangère (FLE).

Irina Eliseeva: Ce livre a été l’un des cadeaux que j’ai glissés dans le « sac du participant » de chacun. Julie, l’un de nos 4 professeurs, a construit ses leçons, qui n’étaient pas du tout des cours classiques, sur la base de cette œuvre.

Julie : Avec Irina, nous nous sommes rencontrées à la Chambre de commerce et d’industrie France-Russie (CCI-FR), et nous avons accroché tout de suite : j’ai immédiatement trouvé son projet formidable.
Le hasard a fait qu’elle cherchait encore quelques collaborateurs et, en tant que professeur de FLE et ancienne guide touristique (en France), accompagner un groupe de personnes voulant parler français était un costume de tout évidence taillé pour moi. Surtout que j’arpente pas mal la Russie et que j’ai longtemps rêvé sur Les Trois Mousquetaires, au point de pratiquer cinq ans l’escrime.
Curieusement, je n’avais pas encore lu les Impressions de Voyage de Dumas, mais c’était l’occasion. Irina m’a procuré l’ouvrage bien avant le voyage, aussi ai-je eu le temps de le lire en amont. Les idées ont alors foisonné afin de l’utiliser pour les cours de français prévus tout au long du séjour, quel que soit le niveau des participants.

Irina: Nous avions 4 groupes, organisés par niveau : de A0 à C1.

Julie: Bien évidemment, il ne s’est pas agi de seulement reprendre des phrases avec des structures intéressantes pour les coller comme exercices dans une session stéréotypée dans le seul but d’en faire réaliser en fin de cours une production orale ou écrite type, déclenchée par le trop fameux « Et vous ? ».
Mais, d’une part, de replacer l’ouvrage tant dans son genre littéraire — le récit de voyage — que dans sa période historique — le XIXe siècle — et dans la carrière de son auteur — déjà fort célèbre lorsqu’il entreprend ce périple, ce qui lui facilite grandement le voyage.

« Eh bien, la Caspienne était une nouvelle amie que je m’étais faite »


Irina: Les professeurs donnaient leurs cours en plein air, avec vue tantôt sur la mer, tantôt sur la montagne. Il faut avouer que l’apprentissage de quoi que ce soit dans des paysages magnifiques et en bonne compagnie motive énormément.
C’était alors facile de mettre en parallèle les expériences et descriptions de Dumas, avec celles que nous vivions chaque jour : la mer Caspienne avec ses rires et ses tempêtes, les villes écrasées de soleil et les forteresses, les routes de montagne en épingle à cheveux et les incidents de tarantass ou de minibus, le chatoiement des costumes traditionnels, les achats de souvenirs, les odeurs, couleurs et saveurs des mets locaux, les sonorités des langues régionales.

« Il était tout pour nous : notre cicérone, notre interprète, notre hôte. »


Julie : Sans oublier les rencontres : nos guides Ismaïl et Sabir, nos chauffeurs, Bari l’organisatrice, nos hôtes à chaque halte de dégustation conviviale ou dans les hébergements ; les autres membres du groupe bien sûr, et la famille d’Irina ! La mayonnaise a bien pris, comme on dit, avec cette équipe.

Irina : Lors de ce voyage, nous nous sommes tous enrichis sur le plan culturel et bien sûr linguistique.
« Schamyl-Imam »

Julie : Non contents de nous promener, de nous nourrir, de nous loger, ils répondaient à toutes nos questions, réclamant souvent d’apprendre tel ou tel mot en français. La curiosité était réciproque et l’échange quotidien. Et durant les visites s’entremêlaient leurs silhouettes à celles des grands personnages évoqués par Dumas, comme un écho des gens d’autrefois. La reine Tamara, l’imam Chamyl…
Tout a commencé très fort avec la visite guidée de la magnifique forteresse de Derbent, surplombant la ville écrasée de soleil.

Irina : Oui, c’était le premier site visité par notre groupe. L’impressionnante forteresse de Naryn-Kala est une citadelle persane construite entre le VIIIe et le XVIe siècle, qui est passée aux mains de l’Empire russe au XVIIIe siècle. Nous nous sommes émerveillés devant ses robustes murailles qui conservent les souvenirs de l’époque du Califat arabe, des batailles et des armistices.

Julie : Les villages désormais fantômes, dernières sentinelles au sommet des montagnes accessibles uniquement à pied ou à cheval, étaient aussi très impressionnants. Plus tard, la guide du musée de l’imam Chamyl, gardienne de sa mémoire, a su habilement doser informations, légendes et humour. Un autre très agréable moment.

« Pour un Lesghien, la main gauche ne compte pas »


Julie : Malgré le portrait effroyable que dresse, des Lesghiens, Alexandre Dumas afin de faire frissonner le lecteur, ils en sont (aujourd’hui) bien autrement. A leur contact, nous n’avons pas appris à couper des mains droites, mais à danser la Leszginka, ce qui est bien plus convivial !

D’ailleurs, lors de notre dernière soirée dans les montagnes, tout le monde a été (en) traîné sur la piste de danse jusqu’à une heure plus qu’avancée.

« Il fallut se quitter : c’est l’heure triste des voyages »


Julie : Certes, nous avons quitté le Daghestan. Ce fut un déchirement.
Mais certains se retrouvent aussi pour partager de nouveau, qui une soirée de chansons et de rires, qui une escapade à Samara pour y retrouver Sacha, qui un tour au musée, qui l’organisation d’un concert…
Ce voyage à l’accent français a été marquant. Preuve en est que le chat Telegram, dédié à l’origine aux questions d’organisation préalables, a servi de fil tout au long du séjour et est encore, plusieurs mois après, quasi quotidiennement approvisionné en photos, vidéos et autres messages des uns et des autres, ceux restés là-bas (ou qui y sont repartis ! comme Diana) tout autant que les gens de Moscou, d’Ivanovo, de Samara ou d’Omsk.

Irina : Nous avons fait de belles rencontres et nous continuons à échanger des messages.
Grâce à l’apprentissage du français, on découvre le monde. Bonne idée, n’est-ce pas ?

« Aïda ! Aïda ! En tatar, répond au skaré ! skaré ! russe, lequel répond au vite ! vite ! français »

Julie : Le russe et le français se mêlent joyeusement via ce canal Telegram, formant un savoureux « sabir » parfois malicieusement saupoudré de franglouzski (français-anglais-russe) pour le pur plaisir de jouer avec les structures respectives des idiomes employés.

A nous lire, pourriez-vous jurer que la tour de Babel était véritablement une malédiction ?