Cet article répond à l’invitation qui m’a été faite de parler de l’histoire spirituelle et artistique de mes ancêtres dont l’activité s’est prolongée dans la diaspora, en Europe occidentale, où s’est installée une grande partie de l’émigration « blanche » après la révolution bolchévique de 1917.
Nicolas Nikolaevitch Kedroff-père (mon arrière-grand-père) est né à Saint-Pétersbourg le 23 octobre 1871. Aîné d’une famille sacerdotale, il choisit néanmoins la carrière musicale. Son père, l’archiprêtre Nicolas Kedroff, issu d’une lignée de prêtres, était recteur de l’Église Impériale (pridvornaya) de Strelninsky dédiée au Sauveur et à la Transfiguration dans la banlieue de Saint-Pétersbourg. Il est aussi apparenté au saint prêtre et thaumaturge Jean de Cronstadt, étant le cousin germain de son épouse.
En 1897, Nicolas Kedroff-père sort diplômé de la classe de direction chorale de la Chapelle Impériale (dont il fut plus tard le directeur) ; il chante également à l’Opéra Privé de Moscou et achève ses études au Conservatoire Impérial, muni du diplôme d’art lyrique dans la classe de Stanislav Ivanovitch Habel. Cette même année, avec son camarade d’étude Iakov Karklin, Nicolas Kedroff fonde le quatuor vocal de Saint-Pétersbourg. Le premier concert de prestige fut donné au printemps de l’année suivante dans la Petite Salle du Conservatoire, en présence de César Cui (1), le 28 mars 1899. César Cui, ayant assisté au concert, écrivit : Hier, dans la Petite Salle du Conservatoire, un quatuor vocal masculin (a capella) fit ses débuts. Le Quatuor, quoique récemment formé, donne déjà un bon résultat. Il chante juste et avec de riches nuances.
Le répertoire du Quatuor était constitué d’airs d’opéras, de romances et de chants populaires.
A cette époque, grâce à T.I. Filippov, membre du Contrôle d’État, une réception fut donnée au Palais d’Hivers en l’honneur du Quatuor, suivie d’une tournée à travers la Russie accompagnée d’un succès éclatant. La presse célèbre l’entrée en scène du premier quatuor vocal russe.
En 1908, le Quatuor réalise ses premières tournées à l’étranger : Paris, puis Londres. Dès lors, les tournées européennes se répèteront chaque année jusqu’en 1915.
En 1911, Konstantin Nikolaevitch Kedrov, le frère de Nicolas, entre dans le Quatuor. En cette période, Fiodor Ivanovitch Chaliapine accompagne les tournées du Quatuor et enregistre avec celui-ci un disque de chants populaires. Chaliapine, évoquant les qualités de l’Ensemble, se serait exclamé : « C’est un miracle de l’art vocal ».
En 1917, dans la tourmente de la Première Guerre Mondiale, éclate en Russie la guerre civile. Le Quatuor met alors un terme à ses activités. Dans ses mémoires, mon grand-père décrit ces années de façon émouvantes : Sous le poids indescriptible des conditions de vie à Saint-Pétersbourg, dans mon appartement gelé, nous avions installé un poêle (burjuïka), et là, avec amour, nous avons créé un répertoire constitué d’anciennes et merveilleuses chansons populaires russes, d’œuvres de glorieux compositeurs russes et de pièces du répertoire classique étranger.
Il arrivait parfois que, dans notre engouement, ayant perdu la notion du temps, nous nous laissions entraîner jusqu’au petit matin. Alors, nous partions trouver une église et y chantions l’office de matines. La joie apportée au clergé et les larmes de gratitude des fidèles (en ce temps-là, on pouvait encore prier dans les églises !) faisaient que nous ne nous réjouissions pas moins que les autres du sentiment de pouvoir offrir une telle consolation dans la sombre existence de nos concitoyens.
En septembre de l’année 1922, mon épouse et ma plus jeune fille[1] ont pu partir pour Berlin, et en avril 1923, avec mes deux aînés, je quittai à mon tour la patrie.
N. Kedroff restera quelques mois en Allemagne avant de gagner Paris. En cette période, il a pu reconstituer beaucoup de ses compositions et harmonisations qui ont été détruites en même temps que sa bibliothèque à Saint-Pétersbourg. Il convient d’évoquer ici que plusieurs compositeurs de renom, tels que Rimski-Korsakov, Glazounov, Gretchaninov, Cui, Nicolas, Tcherepnine écrivirent pour le Quatuor. César Cui lui dédia son opus 98 comportant neuf quatuors vocaux, S. Liapounoff, sa « Légende sur le Tsar Ivan-le-Terrible » ainsi que « cinq quatuors sur thèmes populaires pour voix égales (opus 48) ».
A ce moment, je cite, mes collaborateurs avaient entrepris des démarches à Saint-Pétersbourg et à Moscou pour obtenir un droit de sortie du pays dans l’intention de me rejoindre.
Le Quatuor était composé alors d’Ivan Kouzmitch Denisoff (premier ténor), T. F. Kazakoff (deuxième ténor), Nicolas N. Kedroff (baryton), Konstantin N. Kedroff (basse). Je ne peux pas ne pas évoquer, ici encore, le souvenir d’un concert donné à Berlin, et décrit par N. N. Kedroff lui-même, non pas pour en tirer gloire, mais pour approcher un peu la personnalité du musicien et apprécier son extrême sensibilité : Le public s’était rassemblé très nombreux. L’arrivée du Quatuor fut accueillie par de longs et ininterrompus applaudissements, et l’on sentait que la sympathie dont avait bénéficié l’ancienne formation s’était reportée sur la nouvelle. Nous autres, figés par l’émotion, étions longtemps restés sans pouvoir commencer, répondant par des salutations répétées à un accueil si enthousiaste. Finalement, le concert commença. Aux premiers accents mélodiques du chant connu de chaque Russe « Vniz po matuchke po Volge », nous ressentîmes, bouleversés, que l’émotion causée par les inflexions d’un chant si familier se muait en un essaim de souvenirs d’une étendue infinie, et que cette émotion retentissait comme en écho dans l’âme de chaque Russe venu assister à nos premiers débuts à l’étranger. L’on pouvait voir comment, en divers endroits de la salle Beethoven, des mouchoirs blancs faisaient leur apparition, essuyant des larmes de joie et de tristesse à la fois. Notre émotion, ainsi que celle de nos compatriotes, contamina aussi les Allemands venus en grand nombre à ce premier concert russe de la saison.
Les tournées de concerts se sont poursuivies en France et en Europe. C’est alors qu’apparut le répertoire religieux dans les programmes du Quatuor. L’on peut penser que les épreuves passées ont inspiré à N. Kedroff une nouvelle mission : le témoignage spirituel, celui de la Foi orthodoxe à laquelle il était fortement attaché. Cette nouvelle orientation se manifesta non seulement à travers les concerts, mais aussi dans ses compositions et harmonisations dont un très grand nombre nous sont parvenus. Parmi celles-ci, citons le fameux « Otche Nach » (Notre Père) qu’il écrivit encore à St-Petersbourg, peu avant son départ, et que la beauté et la simplicité placent au rang des chefs d’œuvres de l’héritage liturgique de l’émigration.
En 1927, le Quatuor célèbre à Paris, ses 30 ans d’existence, avant d’accomplir sa première tournée aux États-Unis. A son retour en 1928, Nicolas N. Kedroff-fils apparaît sur les programmes du Quatuor. Lauréat du conservatoire russe Serge Rachmaninov à Paris (dont son père est l’un des fondateurs), il accompagne quelques concerts au piano. En 1928, il intègre le Quatuor de son père comme 2e ténor et prendra part aux 3 autres tournées du Quatuor en Amérique, assurant progressivement le pupitre de 1er ténor. En 1931, Konstantin N. Kedroff décède. Il est remplacé par Konstantin Evgenevitch Kaïdanov.
Il y a également les voyages outre-mer du Quatuor. Beaucoup de partitions de Kedroff-père datent de cette époque. Il apparaît aussi que l’Ensemble donna régulièrement des concerts de bienfaisance pour aider les différents organismes de l’émigration, souvent très pauvres à cette époque. Entre autres, l’institut de théologie St-Serge a été plusieurs fois soutenu par des concerts du Quatuor.
En 1939, la guerre éclate. Nicolas Kedroff-fils s’engage dans l’armée française. Fait prisonnier par les Allemands, il restera cinq ans en captivité. Il fut présent à la mort de son père qui s’éteignit le 28 janvier 1940 à Paris et dont les funérailles furent célébrées à la cathédrale St-Alexandre-Nevsky.
Au retour de captivité, N. Kedroff-fils décide de continuer l’œuvre paternelle. Il s’inspire largement du répertoire de l’ancien Quatuor et y ajoute ses propres harmonisations. Il n’abandonnera jamais le répertoire populaire que son père avait tant magnifié, mais s’en éloignera pour donner des concerts strictement religieux. Le public avait aussi évolué dans ses aspirations. C’est la période où l’Orthodoxie fait une forte impression en Occident, où le dialogue interreligieux s’intensifie, nourri par de grandes personnalités intellectuelles du monde orthodoxe. A une époque où l’Église catholique connaît une crise sans précédent, d’aucuns espèrent voir de leurs yeux une réunification prochaine des Églises. C’est dans ce contexte que N. Kedroff-fils fait un arrangement du « Notre Père » en latin qui sera chanté en conclusion de tous les concerts devant un public, debout.
En 1957, à l’occasion d’un concert donné salle Gaveau à Paris, le Quatuor fête ses 50 ans. En 1959, il repart pour l’Amérique où il effectue une série de concerts. Kedroff enregistre alors 2 disques de haute qualité, constitué d’un répertoire religieux. La première partie reprend des motifs anciens qu’il a lui-même harmonisés. La deuxième partie présente l’influence de l’école occidentale (XVIIIe et XIXe siècles) avec des compositions de D. Bortniansky, A. Lvov…et la troisième partie est consacrée à des œuvres liturgiques de la « Nouvelle Orientation », mouvement marqué par un retour à la tradition qui a pris forme dans le cadre de l’École Synodale de Moscou au début du XXe siècle sous l’impulsion de compositeurs comme S.V. Smolensky ou A.D. Kastalsky. Cette école, interrompue par la Révolution, inspira d’autres musiciens de l’émigration tels que P. Tchesnokoff, A. Glazounov M.E. Kovalevsky ou Kedroff.
N. Kedroff-fils et son Quatuor donnèrent d’innombrables concerts en France et à l’étranger. Si je devais évoquer les qualités d’interprétation de l’Ensemble, outre la maîtrise technique, je parlerais de sa très haute culture musicale et de son inspiration, de son souffle. Tous les commentaires qui me sont parvenus sur les concerts du Quatuor concordent. Certains de ses membres racontent que N. N. Kedroff pouvait consacrer une partie de la répétition à un monologue inspiré qui introduisait progressivement dans l’œuvre qu’ils allaient travailler, et que ce discours créait une extraordinaire symbiose quand le chant commençait, de sorte que les remarques ayant trait à l’interprétation musicale apparaissaient superflues, tout allait de soi. D’autres s’en agaçaient et se permettaient parfois de le faire remarquer. Alors, Nikolaï Nikolaevitch cessait tout de suite et commandait que l’on commence à chanter.
Je ne peux pas omettre de mentionner l’immense œuvre que N. Kedroff accomplit au profit de l’Église. Il consacra presque toute sa vie à composer et harmoniser les chants liturgiques. Quoiqu’il fût parfois audacieux, il aima harmoniser avec simplicité les motifs traditionnels de l’Église. Kedroff fils, qui avait un goût affirmé pour l’écriture modale, fut suivi par une génération de musiciens ; en particulier, Maxime Kovalevsky, fondateur de la Société Musicale Russe (dont N. Kedroff était aussi membre).
Enfin, N. Kedroff a apporté une contribution majeure aux deux recueils de chant liturgique édités à Londres en 1962 et en 1975 qui rassemblent des œuvres du répertoire liturgique du XVIIIe et XIXe siècle, ainsi que celles, inédites jusqu’alors, des compositeurs de l’émigration. C’est grâce à cette publication que nous est connue une grande partie des œuvres liturgiques de son père et de lui-même.
Le 23 mai 1981, Nicolas Kedroff s’éteignit. Compositeur, pianiste, chanteur, maître de chapelle, avant tout profond et sincère chrétien orthodoxe, il offrit (comme son père) sa généreuse obole à l’essor du chant liturgique russe.
L’un et l’autre reposent au cimetière russe de Sainte-Geneviève-des-Bois, dans la banlieue parisienne.
Après des études de musique, Alexandre Kedroff (fils et petit-fils des deux Nicolas) entra à l’Institut Saint-Serge de Paris où il poursuivit un cursus de théologie. En 1991, il est nommé chantre à la Cathédrale Saint-Alexandre-Nevsky de Paris, où il seconde le Maître de Chapelle Vassily Evetz.
Bientôt ordonné diacre, il fonde au début des années 90 un chœur d’hommes, l’« Ensemble Vocal Kedroff ». Il y cultive le riche patrimoine hérité de ses pères, tant dans le domaine du chant liturgique que celui de la musique profane.
Invité à plusieurs festivals internationaux de musique sacrée, l’Ensemble Vocal Kedroff a remporté en 2001 le Grand Prix du Concours international de Minsk en Biélorussie. Depuis sa nomination à la tête du chœur de la cathédrale (2007), le protodiacre Alexandre Kedroff se consacre entièrement à cette fonction et contribue à l’enrichissement du répertoire par des compositions de son père et de son grand-père, ainsi que par des œuvres basées sur les mélodies anciennes russes du chant neumatique « znamenny ».
En marge de ses obligations liturgiques, il donne des concerts en France et à l’étranger : en juillet 2010, le chœur de la cathédrale fut invité à Saint-Pétersbourg où il donna un concert historique à la Chapelle Impériale. En 2011, le chœur fut invité au XXXe Festival international de Hajnówka en Pologne, où il lui fut décerné le premier prix dans la catégorie des chœurs d’église.
En mars 2013, le chœur Saint-Alexandre-Nevsky fut distingué comme second lauréat dans la catégorie des chœurs de cathédrale au festival international de Grodno (Biélorussie). Mon père y fut invité plusieurs fois par la suite comme membre du jury ou chef de chœur.
Le chœur chanta en outre dans la prestigieuse salle Rachmaninov du conservatoire de Moscou quand Stanislav Semenovitch Kalinine était encore doyen de la chaire de direction de chorale. Père Alexandre fut aussi invité à Ekaterinburg où il enregistra un CD avec un chœur d’enfants comprenant l’Acathiste à l’icône de la Mère de Dieu Feodorovskaya, particulièrement vénérée par la Famille Impériale.
En 2016, Père Alexandre dirigea à Kostroma le chœur d’hommes « Kastalsky » (fondé et dirigé par Aleksei Maximovitch Rudnevskiy, professeur de direction de chœur au Conservatoire de Moscou) lors du festival commémorant le jubilé de la naissance de Sergey Alekseevich Jarov, né à Kostroma, chef légendaire du chœur des cosaques du Don, qui fut célèbre dans la diaspora russe en Occident.
A deux reprises, père Alexandre Kedroff fut invité à Moscou, au Congrès des chefs de chœur de Russie où il dirigea des master-class et donna des conférences sur l’histoire du Quatuor familial. Il eut également l’occasion de raconter la biographie des deux éminents chefs de chœur de l’émigration russe à qui il doit sa formation de chef de chœur et de chantre d’église, Евгений Иванович Евец et Николай Михайлович Осоргин (chef du chœur d’hommes de l’Institut de théologie Saint Serge de Paris).
Père Alexandre Kedroff fut encore invité à l’Université de Maïkop (en République d’Adigeï) où il raconta la manière dont l’émigration russe a su conserver en Occident sa culture, sa foi et sa langue après un siècle de vie en exil.
Il se rendit aussi à Kazan pour y donner une conférence sur la dynastie des Kedroff. Il y apprit d’ailleurs que son grand-père y avait chanté avec son épouse, en duo, dans le cadre des nombreuses tournées effectuées par le couple des Kedroff dans toute la Russie avant la Révolution.
Je voudrais enfin mentionner le fait que, mon père, en collaboration avec d’autres prêtres et pédagogues, organise des séminaires de chants liturgiques à la cathédrale Saint-Alexandre-Nevsky dans le but de former des chefs de chœur et des « уставщики ». Il est régulièrement invité dans les villes d’Europe et aux États-Unis à des séminaires liturgiques pour y diriger des répétitions et autres masters-class.
A Paris, depuis plus de cinquante ans, un concert annuel de chants liturgiques est organisé par l’association « Chants liturgiques orthodoxes » dont mon père est le président.
Ces concerts sont donnés au mois de juin à l’église Saint Roch de Paris (rue Saint Honoré).
Cette manifestation réunissait alors tous les chœurs orthodoxes russes de concerts de la capitale française. De nos jours, ces chœurs ont pratiquement disparu et sont remplacés par des chœurs paroissiaux. On y chante un répertoire varié d’œuvres de compositeurs d’église russes, en privilégiant les compositeurs qui ont vécu dans l’émigration. En fin de programme, tous les chœurs se réunissent pour interpréter quelques chants en commun.
Quant à nous, mes frères et sœurs et moi-même, nous appartenons à la quatrième génération de l’émigration « blanche » et nous chantons dans les chœurs d’église depuis notre adolescence.
Pour ma part, j’ai suivi une formation de direction de chorale d’église à Moscou pendant un an (Cours de direction de chœur de Evgeni Sergeevitch Koustovsky) puis j’ai dirigé dans une paroisse de la banlieue moscovite. Actuellement, je dirige certains offices dans l’église Saint-Spiridon à Yaroslavl. Cela me permet de mettre en pratique ce que j’ai appris lors de ma petite expérience et ma formation liturgiques.
Je remercie beaucoup mon père qui m’a bien aidé pour les premiers offices que j’ai dû assumer, pour ses conseils, ses exhortations et ses fines indications de direction chorale, qui sont le fruit de sa longue expérience.
Mon jeune frère, Ivan, dirige à la crypte de la cathédrale Saint-Alexandre-Nevsky et à l’église de l’Institut Saint Serge de Paris. Il dirige en outre un chœur de jeunes auprès de la cathédrale qui fut invité en 2024 pour leur premier concert en Pologne lors d’un festival de chants d’Église. Mes autres sœurs chantent ou ont chanté dans des chœurs d’église.
Je voudrais tout particulièrement remercier mon père pour ses précieux récits sur l’histoire de mes grands et arrière-grands-parents, pour l’envoi des photos et l’aide qu’il m’a apportée pour la rédaction de ce modeste exposé.
[1] La plus jeune fille, Elizabeth Nikolaevna Kedroff, plus connue sous le nom de Lila Kedrova, mérita la renommée mondiale grâce à son rôle dans le film « Zorba le Grec ».
Nicolas Nikolaevitch Kedroff-père (mon arrière-grand-père) est né à Saint-Pétersbourg le 23 octobre 1871. Aîné d’une famille sacerdotale, il choisit néanmoins la carrière musicale. Son père, l’archiprêtre Nicolas Kedroff, issu d’une lignée de prêtres, était recteur de l’Église Impériale (pridvornaya) de Strelninsky dédiée au Sauveur et à la Transfiguration dans la banlieue de Saint-Pétersbourg. Il est aussi apparenté au saint prêtre et thaumaturge Jean de Cronstadt, étant le cousin germain de son épouse.
En 1897, Nicolas Kedroff-père sort diplômé de la classe de direction chorale de la Chapelle Impériale (dont il fut plus tard le directeur) ; il chante également à l’Opéra Privé de Moscou et achève ses études au Conservatoire Impérial, muni du diplôme d’art lyrique dans la classe de Stanislav Ivanovitch Habel. Cette même année, avec son camarade d’étude Iakov Karklin, Nicolas Kedroff fonde le quatuor vocal de Saint-Pétersbourg. Le premier concert de prestige fut donné au printemps de l’année suivante dans la Petite Salle du Conservatoire, en présence de César Cui (1), le 28 mars 1899. César Cui, ayant assisté au concert, écrivit : Hier, dans la Petite Salle du Conservatoire, un quatuor vocal masculin (a capella) fit ses débuts. Le Quatuor, quoique récemment formé, donne déjà un bon résultat. Il chante juste et avec de riches nuances.
Le répertoire du Quatuor était constitué d’airs d’opéras, de romances et de chants populaires.
A cette époque, grâce à T.I. Filippov, membre du Contrôle d’État, une réception fut donnée au Palais d’Hivers en l’honneur du Quatuor, suivie d’une tournée à travers la Russie accompagnée d’un succès éclatant. La presse célèbre l’entrée en scène du premier quatuor vocal russe.
En 1908, le Quatuor réalise ses premières tournées à l’étranger : Paris, puis Londres. Dès lors, les tournées européennes se répèteront chaque année jusqu’en 1915.
En 1911, Konstantin Nikolaevitch Kedrov, le frère de Nicolas, entre dans le Quatuor. En cette période, Fiodor Ivanovitch Chaliapine accompagne les tournées du Quatuor et enregistre avec celui-ci un disque de chants populaires. Chaliapine, évoquant les qualités de l’Ensemble, se serait exclamé : « C’est un miracle de l’art vocal ».
En 1917, dans la tourmente de la Première Guerre Mondiale, éclate en Russie la guerre civile. Le Quatuor met alors un terme à ses activités. Dans ses mémoires, mon grand-père décrit ces années de façon émouvantes : Sous le poids indescriptible des conditions de vie à Saint-Pétersbourg, dans mon appartement gelé, nous avions installé un poêle (burjuïka), et là, avec amour, nous avons créé un répertoire constitué d’anciennes et merveilleuses chansons populaires russes, d’œuvres de glorieux compositeurs russes et de pièces du répertoire classique étranger.
Il arrivait parfois que, dans notre engouement, ayant perdu la notion du temps, nous nous laissions entraîner jusqu’au petit matin. Alors, nous partions trouver une église et y chantions l’office de matines. La joie apportée au clergé et les larmes de gratitude des fidèles (en ce temps-là, on pouvait encore prier dans les églises !) faisaient que nous ne nous réjouissions pas moins que les autres du sentiment de pouvoir offrir une telle consolation dans la sombre existence de nos concitoyens.
En septembre de l’année 1922, mon épouse et ma plus jeune fille[1] ont pu partir pour Berlin, et en avril 1923, avec mes deux aînés, je quittai à mon tour la patrie.
N. Kedroff restera quelques mois en Allemagne avant de gagner Paris. En cette période, il a pu reconstituer beaucoup de ses compositions et harmonisations qui ont été détruites en même temps que sa bibliothèque à Saint-Pétersbourg. Il convient d’évoquer ici que plusieurs compositeurs de renom, tels que Rimski-Korsakov, Glazounov, Gretchaninov, Cui, Nicolas, Tcherepnine écrivirent pour le Quatuor. César Cui lui dédia son opus 98 comportant neuf quatuors vocaux, S. Liapounoff, sa « Légende sur le Tsar Ivan-le-Terrible » ainsi que « cinq quatuors sur thèmes populaires pour voix égales (opus 48) ».
A ce moment, je cite, mes collaborateurs avaient entrepris des démarches à Saint-Pétersbourg et à Moscou pour obtenir un droit de sortie du pays dans l’intention de me rejoindre.
Le Quatuor était composé alors d’Ivan Kouzmitch Denisoff (premier ténor), T. F. Kazakoff (deuxième ténor), Nicolas N. Kedroff (baryton), Konstantin N. Kedroff (basse). Je ne peux pas ne pas évoquer, ici encore, le souvenir d’un concert donné à Berlin, et décrit par N. N. Kedroff lui-même, non pas pour en tirer gloire, mais pour approcher un peu la personnalité du musicien et apprécier son extrême sensibilité : Le public s’était rassemblé très nombreux. L’arrivée du Quatuor fut accueillie par de longs et ininterrompus applaudissements, et l’on sentait que la sympathie dont avait bénéficié l’ancienne formation s’était reportée sur la nouvelle. Nous autres, figés par l’émotion, étions longtemps restés sans pouvoir commencer, répondant par des salutations répétées à un accueil si enthousiaste. Finalement, le concert commença. Aux premiers accents mélodiques du chant connu de chaque Russe « Vniz po matuchke po Volge », nous ressentîmes, bouleversés, que l’émotion causée par les inflexions d’un chant si familier se muait en un essaim de souvenirs d’une étendue infinie, et que cette émotion retentissait comme en écho dans l’âme de chaque Russe venu assister à nos premiers débuts à l’étranger. L’on pouvait voir comment, en divers endroits de la salle Beethoven, des mouchoirs blancs faisaient leur apparition, essuyant des larmes de joie et de tristesse à la fois. Notre émotion, ainsi que celle de nos compatriotes, contamina aussi les Allemands venus en grand nombre à ce premier concert russe de la saison.
Les tournées de concerts se sont poursuivies en France et en Europe. C’est alors qu’apparut le répertoire religieux dans les programmes du Quatuor. L’on peut penser que les épreuves passées ont inspiré à N. Kedroff une nouvelle mission : le témoignage spirituel, celui de la Foi orthodoxe à laquelle il était fortement attaché. Cette nouvelle orientation se manifesta non seulement à travers les concerts, mais aussi dans ses compositions et harmonisations dont un très grand nombre nous sont parvenus. Parmi celles-ci, citons le fameux « Otche Nach » (Notre Père) qu’il écrivit encore à St-Petersbourg, peu avant son départ, et que la beauté et la simplicité placent au rang des chefs d’œuvres de l’héritage liturgique de l’émigration.
En 1927, le Quatuor célèbre à Paris, ses 30 ans d’existence, avant d’accomplir sa première tournée aux États-Unis. A son retour en 1928, Nicolas N. Kedroff-fils apparaît sur les programmes du Quatuor. Lauréat du conservatoire russe Serge Rachmaninov à Paris (dont son père est l’un des fondateurs), il accompagne quelques concerts au piano. En 1928, il intègre le Quatuor de son père comme 2e ténor et prendra part aux 3 autres tournées du Quatuor en Amérique, assurant progressivement le pupitre de 1er ténor. En 1931, Konstantin N. Kedroff décède. Il est remplacé par Konstantin Evgenevitch Kaïdanov.
Il y a également les voyages outre-mer du Quatuor. Beaucoup de partitions de Kedroff-père datent de cette époque. Il apparaît aussi que l’Ensemble donna régulièrement des concerts de bienfaisance pour aider les différents organismes de l’émigration, souvent très pauvres à cette époque. Entre autres, l’institut de théologie St-Serge a été plusieurs fois soutenu par des concerts du Quatuor.
En 1939, la guerre éclate. Nicolas Kedroff-fils s’engage dans l’armée française. Fait prisonnier par les Allemands, il restera cinq ans en captivité. Il fut présent à la mort de son père qui s’éteignit le 28 janvier 1940 à Paris et dont les funérailles furent célébrées à la cathédrale St-Alexandre-Nevsky.
Au retour de captivité, N. Kedroff-fils décide de continuer l’œuvre paternelle. Il s’inspire largement du répertoire de l’ancien Quatuor et y ajoute ses propres harmonisations. Il n’abandonnera jamais le répertoire populaire que son père avait tant magnifié, mais s’en éloignera pour donner des concerts strictement religieux. Le public avait aussi évolué dans ses aspirations. C’est la période où l’Orthodoxie fait une forte impression en Occident, où le dialogue interreligieux s’intensifie, nourri par de grandes personnalités intellectuelles du monde orthodoxe. A une époque où l’Église catholique connaît une crise sans précédent, d’aucuns espèrent voir de leurs yeux une réunification prochaine des Églises. C’est dans ce contexte que N. Kedroff-fils fait un arrangement du « Notre Père » en latin qui sera chanté en conclusion de tous les concerts devant un public, debout.
En 1957, à l’occasion d’un concert donné salle Gaveau à Paris, le Quatuor fête ses 50 ans. En 1959, il repart pour l’Amérique où il effectue une série de concerts. Kedroff enregistre alors 2 disques de haute qualité, constitué d’un répertoire religieux. La première partie reprend des motifs anciens qu’il a lui-même harmonisés. La deuxième partie présente l’influence de l’école occidentale (XVIIIe et XIXe siècles) avec des compositions de D. Bortniansky, A. Lvov…et la troisième partie est consacrée à des œuvres liturgiques de la « Nouvelle Orientation », mouvement marqué par un retour à la tradition qui a pris forme dans le cadre de l’École Synodale de Moscou au début du XXe siècle sous l’impulsion de compositeurs comme S.V. Smolensky ou A.D. Kastalsky. Cette école, interrompue par la Révolution, inspira d’autres musiciens de l’émigration tels que P. Tchesnokoff, A. Glazounov M.E. Kovalevsky ou Kedroff.
N. Kedroff-fils et son Quatuor donnèrent d’innombrables concerts en France et à l’étranger. Si je devais évoquer les qualités d’interprétation de l’Ensemble, outre la maîtrise technique, je parlerais de sa très haute culture musicale et de son inspiration, de son souffle. Tous les commentaires qui me sont parvenus sur les concerts du Quatuor concordent. Certains de ses membres racontent que N. N. Kedroff pouvait consacrer une partie de la répétition à un monologue inspiré qui introduisait progressivement dans l’œuvre qu’ils allaient travailler, et que ce discours créait une extraordinaire symbiose quand le chant commençait, de sorte que les remarques ayant trait à l’interprétation musicale apparaissaient superflues, tout allait de soi. D’autres s’en agaçaient et se permettaient parfois de le faire remarquer. Alors, Nikolaï Nikolaevitch cessait tout de suite et commandait que l’on commence à chanter.
Je ne peux pas omettre de mentionner l’immense œuvre que N. Kedroff accomplit au profit de l’Église. Il consacra presque toute sa vie à composer et harmoniser les chants liturgiques. Quoiqu’il fût parfois audacieux, il aima harmoniser avec simplicité les motifs traditionnels de l’Église. Kedroff fils, qui avait un goût affirmé pour l’écriture modale, fut suivi par une génération de musiciens ; en particulier, Maxime Kovalevsky, fondateur de la Société Musicale Russe (dont N. Kedroff était aussi membre).
Enfin, N. Kedroff a apporté une contribution majeure aux deux recueils de chant liturgique édités à Londres en 1962 et en 1975 qui rassemblent des œuvres du répertoire liturgique du XVIIIe et XIXe siècle, ainsi que celles, inédites jusqu’alors, des compositeurs de l’émigration. C’est grâce à cette publication que nous est connue une grande partie des œuvres liturgiques de son père et de lui-même.
Le 23 mai 1981, Nicolas Kedroff s’éteignit. Compositeur, pianiste, chanteur, maître de chapelle, avant tout profond et sincère chrétien orthodoxe, il offrit (comme son père) sa généreuse obole à l’essor du chant liturgique russe.
L’un et l’autre reposent au cimetière russe de Sainte-Geneviève-des-Bois, dans la banlieue parisienne.
Après des études de musique, Alexandre Kedroff (fils et petit-fils des deux Nicolas) entra à l’Institut Saint-Serge de Paris où il poursuivit un cursus de théologie. En 1991, il est nommé chantre à la Cathédrale Saint-Alexandre-Nevsky de Paris, où il seconde le Maître de Chapelle Vassily Evetz.
Bientôt ordonné diacre, il fonde au début des années 90 un chœur d’hommes, l’« Ensemble Vocal Kedroff ». Il y cultive le riche patrimoine hérité de ses pères, tant dans le domaine du chant liturgique que celui de la musique profane.
Invité à plusieurs festivals internationaux de musique sacrée, l’Ensemble Vocal Kedroff a remporté en 2001 le Grand Prix du Concours international de Minsk en Biélorussie. Depuis sa nomination à la tête du chœur de la cathédrale (2007), le protodiacre Alexandre Kedroff se consacre entièrement à cette fonction et contribue à l’enrichissement du répertoire par des compositions de son père et de son grand-père, ainsi que par des œuvres basées sur les mélodies anciennes russes du chant neumatique « znamenny ».
En marge de ses obligations liturgiques, il donne des concerts en France et à l’étranger : en juillet 2010, le chœur de la cathédrale fut invité à Saint-Pétersbourg où il donna un concert historique à la Chapelle Impériale. En 2011, le chœur fut invité au XXXe Festival international de Hajnówka en Pologne, où il lui fut décerné le premier prix dans la catégorie des chœurs d’église.
En mars 2013, le chœur Saint-Alexandre-Nevsky fut distingué comme second lauréat dans la catégorie des chœurs de cathédrale au festival international de Grodno (Biélorussie). Mon père y fut invité plusieurs fois par la suite comme membre du jury ou chef de chœur.
Le chœur chanta en outre dans la prestigieuse salle Rachmaninov du conservatoire de Moscou quand Stanislav Semenovitch Kalinine était encore doyen de la chaire de direction de chorale. Père Alexandre fut aussi invité à Ekaterinburg où il enregistra un CD avec un chœur d’enfants comprenant l’Acathiste à l’icône de la Mère de Dieu Feodorovskaya, particulièrement vénérée par la Famille Impériale.
En 2016, Père Alexandre dirigea à Kostroma le chœur d’hommes « Kastalsky » (fondé et dirigé par Aleksei Maximovitch Rudnevskiy, professeur de direction de chœur au Conservatoire de Moscou) lors du festival commémorant le jubilé de la naissance de Sergey Alekseevich Jarov, né à Kostroma, chef légendaire du chœur des cosaques du Don, qui fut célèbre dans la diaspora russe en Occident.
A deux reprises, père Alexandre Kedroff fut invité à Moscou, au Congrès des chefs de chœur de Russie où il dirigea des master-class et donna des conférences sur l’histoire du Quatuor familial. Il eut également l’occasion de raconter la biographie des deux éminents chefs de chœur de l’émigration russe à qui il doit sa formation de chef de chœur et de chantre d’église, Евгений Иванович Евец et Николай Михайлович Осоргин (chef du chœur d’hommes de l’Institut de théologie Saint Serge de Paris).
Père Alexandre Kedroff fut encore invité à l’Université de Maïkop (en République d’Adigeï) où il raconta la manière dont l’émigration russe a su conserver en Occident sa culture, sa foi et sa langue après un siècle de vie en exil.
Il se rendit aussi à Kazan pour y donner une conférence sur la dynastie des Kedroff. Il y apprit d’ailleurs que son grand-père y avait chanté avec son épouse, en duo, dans le cadre des nombreuses tournées effectuées par le couple des Kedroff dans toute la Russie avant la Révolution.
Je voudrais enfin mentionner le fait que, mon père, en collaboration avec d’autres prêtres et pédagogues, organise des séminaires de chants liturgiques à la cathédrale Saint-Alexandre-Nevsky dans le but de former des chefs de chœur et des « уставщики ». Il est régulièrement invité dans les villes d’Europe et aux États-Unis à des séminaires liturgiques pour y diriger des répétitions et autres masters-class.
A Paris, depuis plus de cinquante ans, un concert annuel de chants liturgiques est organisé par l’association « Chants liturgiques orthodoxes » dont mon père est le président.
Ces concerts sont donnés au mois de juin à l’église Saint Roch de Paris (rue Saint Honoré).
Cette manifestation réunissait alors tous les chœurs orthodoxes russes de concerts de la capitale française. De nos jours, ces chœurs ont pratiquement disparu et sont remplacés par des chœurs paroissiaux. On y chante un répertoire varié d’œuvres de compositeurs d’église russes, en privilégiant les compositeurs qui ont vécu dans l’émigration. En fin de programme, tous les chœurs se réunissent pour interpréter quelques chants en commun.
Quant à nous, mes frères et sœurs et moi-même, nous appartenons à la quatrième génération de l’émigration « blanche » et nous chantons dans les chœurs d’église depuis notre adolescence.
Pour ma part, j’ai suivi une formation de direction de chorale d’église à Moscou pendant un an (Cours de direction de chœur de Evgeni Sergeevitch Koustovsky) puis j’ai dirigé dans une paroisse de la banlieue moscovite. Actuellement, je dirige certains offices dans l’église Saint-Spiridon à Yaroslavl. Cela me permet de mettre en pratique ce que j’ai appris lors de ma petite expérience et ma formation liturgiques.
Je remercie beaucoup mon père qui m’a bien aidé pour les premiers offices que j’ai dû assumer, pour ses conseils, ses exhortations et ses fines indications de direction chorale, qui sont le fruit de sa longue expérience.
Mon jeune frère, Ivan, dirige à la crypte de la cathédrale Saint-Alexandre-Nevsky et à l’église de l’Institut Saint Serge de Paris. Il dirige en outre un chœur de jeunes auprès de la cathédrale qui fut invité en 2024 pour leur premier concert en Pologne lors d’un festival de chants d’Église. Mes autres sœurs chantent ou ont chanté dans des chœurs d’église.
Je voudrais tout particulièrement remercier mon père pour ses précieux récits sur l’histoire de mes grands et arrière-grands-parents, pour l’envoi des photos et l’aide qu’il m’a apportée pour la rédaction de ce modeste exposé.
[1] La plus jeune fille, Elizabeth Nikolaevna Kedroff, plus connue sous le nom de Lila Kedrova, mérita la renommée mondiale grâce à son rôle dans le film « Zorba le Grec ».