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Saint-Exupéry à Moscou (avril-mai 1935)

2024-11
Le voyage de Saint-Exupéry à Moscou, en avril-mai 1935, n’a pas fait l’objet, jusqu’ici, de nombreux commentaires dans la recherche sur cet auteur, pourtant très aimé en Russie. Dans le gros volume, Intelligentsia. Entre France et Russie, publié à Paris en 2012 à l’occasion d’une grande exposition à l’École nationale supérieure des Beaux-arts, le nom de Saint-Exupéry n’est pas évoqué. Dans le tableau récapitulatif mentionnant le nom des écrivains qui ont visité l’URSS, on trouve pour 1935 : « Voyage de Romain Rolland, Henri Barbusse, Paul Gsell, André Pierre. »[1]

Comment s’explique ce peu d’intérêt porté aux essais que Saint-Exupéry a consacrés à Moscou en 1935 ? Certes, Saint-Exupéry n’était pas encore, à l’époque, un nom très important de la littérature française, même si Vol de nuit (paru en 1931, avec une préface d’André Gide) avait eu un grand succès d’estime. Saint-Exupéry était connu comme aviateur, et le fait qu’il fût écrivain à ses heures n’était pas considéré comme une profession. Lorsqu’il voyage à Moscou en mai 1935, c’est en simple journaliste qu’il s’y rend, en tant que reporter pour le journal Paris-Soir, et non en tant qu’écrivain qui aurait quelque chose d’important à dire lui-même ou dont l’opinion pourrait être ensuite publiée, comme dans le cas de Romain Rolland ou d’Henri Barbusse, d’une génération plus âgée que lui. Il s’agit pour lui d’un travail « alimentaire », où il est payé par la rédaction d’un journal pour envoyer des reportages. Cette activité de journaliste correspond à une période pendant laquelle il a des difficultés à gagner sa vie, n’étant plus engagé dans de longs vols intercontinentaux après l’absorption de l’Aéropostale par Air France. Ces reportages sont donc bienvenus pour lui. Un an plus tard, il est envoyé, comme reporter aussi, en Espagne pour « couvrir » la guerre civile, d’où il envoie des articles fort intéressants, où il défend le point de vue des républicains.

En mai 1932 est signé à Paris un traité d’assistance mutuelle entre la France et l’Union soviétique, suivi par la visite à Moscou du président du Conseil, Pierre Laval. Paris-Soir, le plus gros tirage de la presse française, engage Saint-Exupéry pour suivre l’événement. Saint-Exupéry est attiré par ce pays dont on dit, selon le cas, tant de bien, ou tant de mal, le pays de la révolution, « dont on ne peut parler sans soulever les passions, et dont, à cause de ces passions mêmes, on ne sait rien. »[2]

Le voyage à Moscou se fait en train. Il dure trois jours. Le train traverse l’Allemagne, déjà gouvernée par Hitler depuis deux ans, puis la Pologne. Le voyage lui-même donne une idée de l’ambiance contradictoire qui régnait à l’époque, selon les pays. Traversant l’Allemagne hitlérienne, Saint-Ex se rend au wagon-restaurant, où « les garçons circulent avec une politesse froide de grands seigneurs » (p. 49). L’Allemand assis en face de lui fait l’éloge de Hitler « qui est une barrière contre la Russie », tandis qu’à la table d’à côté, des Espagnols s’enthousiasment de se rendre en Russie : « Je les entends qui parlent de Staline. Et du plan quinquennal. Et de tout ce qui là-bas s’épanouit… Que le paysage a donc changé ! » (p. 50). La nuit, il se promène dans le train et traverse les wagons de troisième classe, avec un regard d’explorateur au milieu de centaines d’ouvriers et de mineurs polonais du Nord de la France, licenciés et rentrants dans leur pays avec leurs familles. « Je progressais dans les couloirs en enjambant les corps. Je m’arrêtais pour regarder. J’apercevais sous les veilleuses toute une population confuse et barattée par les secousses du rapide. Tous, un peuple enfoncé dans les mauvais songes et qui regagnait sa misère. » (p. 44). Il s’assit en face d’un couple et vit un enfant qui dormait entre l’homme et la femme. « Ah ! quel adorable visage ! Il était né de ce couple une sorte de fruit doré. Il était né de ces lourdes hardes cette réussite de charme et de grâce ! » Il se dit que cet enfant pourrait être Mozart. Mais quel Mozart, s’il n’a pas la possibilité de s’épanouir comme il le faudrait ? Que va devenir cet enfant ? Saint-Exupéry nous fait part de ses réflexions à propos de cet enfant Mozart dans le train polonais : « Les petits princes de légende n’étaient pas différents de lui. Protégé, entouré, cultivé, que ne saurait-il devenir ? Quand il naît dans les jardins une rose nouvelle, tous les jardiniers s’émeuvent. On isole, on cultive la rose, on la favorise.... Mais il n’est point de jardinier pour les hommes. Mozart enfant sera marqué comme les autres par la machine à emboutir. Mozart est condamné… »[3]

On reconnaît clairement une de ses inspirations pour le Petit prince, né dans ce train « vers l’URSS ».

La frontière soviétique se franchit à Niegoreloïe, aujourd’hui en Biélorussie. Cette frontière était un lieu mythique, quand on arrivait de l’ouest. L’écrivain autrichien Joseph Roth, qui l’avait traversée en 1926, l’avait longuement décrite dans un article[4]. Un panneau souhaitait « la bienvenue aux travailleurs du monde entier ». Saint-Exupéry passe la douane avec quelque appréhension, il s’imaginait y trouver « des signes de délabrement », alors qu’au contraire, il constate que « cette salle de douane eût pu servir de salle des fêtes. Vaste, aérée, dorée. »[5] Joseph Roth ne disait pas autre chose, neuf ans plus tôt : « Le poste-frontière de Niegoreloïe est une grande salle marron revêtue de bois où nous avons tous dû entrer. Des portiers obligeants ont sorti nos valises du train. »[6] Saint Exupéry est plus étonné encore quand il voit le buffet de la gare, dans lequel « un orchestre tzigane joue en sourdine parmi les plantes vertes, pour les dîneurs qui dînent par petites tables » (p. 52) et il ajoute : « Je rajuste mal la réalité à mon attente et je deviens méfiant ». Il est favorablement étonné aussi par la politesse et l’absence de pouvoir exercé par le douanier qui contrôle les bagages. Sans doute avait-il lu Tintin au pays des Soviets, où tout ce qui est montré au jeune reporter est faux, toutes les façades cachent autre chose. Il est étonné de voir cette réalité et remarque, avant d’arriver à Moscou : « Si l’on veut juger l’URSS, on passe selon le point de vue, de l’admiration à l’hostilité. Selon que l’on place au premier plan la création de l’homme ou le respect de l’individu. Et cependant, aucun problème ne m’a encore été posé. Et ce pays, c’est un douanier aimable qui me l’a ouvert. C’est un orchestre de Tziganes. Et c’est, dans le wagon-restaurant, le plus stylé, le plus authentique des maîtres d’hôtel » (p. 53). À son arrivée à Moscou, gare de Biélorussie, Saint-Exupéry parvient à compter soixante et onze avions qui s’entraînent : « Et ainsi la première image que je reçois est celle d’une énorme ruche en pleine vitalité, sous l’essaim des abeilles ». Il est accueilli par Georges Kessel, journaliste, frère de Joseph Kessel[7], qui appelle un porteur et le conduit à l’hôtel. Le porteur est semblable à tous les porteurs. En bref, au bout de son premier jour, Saint-Exupéry, presque « déçu » de ne pas voir de grandes différences, se demande « où est la révolution ? » et en conclut que « c’est ailleurs qu’il faut chercher l’URSS. C’est ailleurs que l’on découvre combien profondément ce sol a été labouré et retourné par la Révolution » (p. 55).

Ceci, il le remarque quelques jours plus tard, lors de la commémoration du premier mai, « fête de la révolution ». Là, il voit la transformation de la société qui s’est produite. Il voit les masses de gens s’affairer tout d’abord pour la préparation de la fête, il voit « la ville transformée en chantier », il voit « les draperies rouges accrochées aux maisons », gonflées par le vent, « mêlant à cette préparation de fête je ne sais quel goût de régates, apportant à cette ville je ne sais quelle chaleur de départ, de voyage et d’horizon libre » (p. 35-36). Saint-Exupéry ne cache pas une certaine admiration pour Staline, qui lui apparut tout d’abord comme « une sorte d’oppresseur aux méthodes impitoyables », mais, dit-il, « conduisit son peuple vers une sorte de terre promise et, cette terre promise, il la faisait naître à la place de l’ancienne terre dévastée » (p. 37).

Dans ce texte sur Moscou, on remarque une omniprésence des avions. Ce qui l’a le plus impressionné lors de cette fête du premier mai, lui l’aviateur, ce sont les avions : « Mille avions sur le sol de Moscou, cela ébranle le sol. Je sentais sans la voir le poids de cette main de fer appesantie sur la ville. (…) Levant les yeux, je vis le triangle d’acier des escadrilles qui pénétraient dans mon étroit secteur et s’enfonçaient d’un point vers l’autre. L’ordonnance rapide des avions donnait à chaque formation la cohérence d’un outil. La cohérence lente de ces masses noires, ce grondement plein, solennel, inépuisable de mille avions, tout cela formait un spectacle si oppressant que nul n’eût réussi à se soustraire à cette impression de domination » (p. 39).

Il vit les milliers de manifestants converger sur la place Rouge, d’une grande unanimité, comme le passage des avions. Puis soudain, une sorte de miracle eut lieu, « ce miracle, c’était le retour à l’humain, c’était le morcellement de cette unité en individus vivants » (p. 40). Des airs d’accordéon s’élevèrent, et cette foule, peu à peu, « entrait dans la danse. Et ces dizaines de milliers d’hommes et de femmes, au seuil de la place Rouge, le visage soudain dégelé, un large sourire aux lèvres, dansaient en rond. Et la rue, sur toute sa longueur, prit d’un seul coup une apparence débonnaire, familiale, comme une nuit de 14 Juillet dans un faubourg de Paris » (p. 41).

Quelques jours plus tard, il a la chance de voler à bord de l’avion géant « Maxime-Gorki », le plus grand avion du monde, dont il admire le luxe, les onze différents compartiments parfaitement équipés, reliés par des téléphones et des tubes pneumatiques. « J’étais le premier étranger admis à cet honneur. Je fus le dernier… Je m’installai dans le salon situé à l’extrême avant de l’appareil et j’assistai de là au décollage. La machine s’ébranla puissamment, et je sentis ce monument prendre vite dans l’air son assise de quarante-deux tonnes et je fus surpris de l’aisance du décollage » (p. 65). Pendant le vol, il se promène à l’intérieur de l’appareil, où il est témoin de l’utilisation par le commandant de bord des téléphones et des pneumatiques pour communiquer avec les membres de l’équipage, ce qui lui donne « une impression de société complexe, de vie organisée » qu’il n’avait jamais vécue en vol.

Admirons son style, la manière dont il décrit l’impression ressentie pendant le vol : « Je m’enfonçai dans un fauteuil et fermai les yeux. Je recevais à travers le dossier le massage des huit moteurs. Je sentis ruisseler en moi, des pieds à la tête, cette vie ardente. Je revoyais une centrale électrique débiter la lumière et je me souvenais des chambres-moteurs brûlantes comme des chambres de chauffe. Je rouvris les yeux. Une grande baie du salon versait une clarté bleue, et j’assistais comme du balcon d’un hôtel luxueux à la lointaine vue de la terre. Cette unité de l’avion moyen, où le poste de pilotage, les instruments de bord et la cabine des passagers ne forment qu’un, était ici rompue. On y passait du domaine de l’appareil à celui du loisir, du rêve » (p. 67)

Le lendemain de ce vol, le « Maxime-Gorki » s’écrase avec 46 personnes à bord, rencontrant sur sa trajectoire un avion de chasse. « Le lendemain, le Maxime-Gorki n’existait plus. Et sa perte semble considérée ici comme une sorte de deuil national »[8] La seule consolation : « C’est une fatalité absurde qui seule a foudroyé le géant. Le drame n’est dû ni aux erreurs des ingénieurs dans leurs calculs, ni à l’inexpérience des ouvriers dans leur travail, ni à quelque faute de l’équipage. Au carrefour sanglant de sa route paisible, le Maxime-Gorki a été frappé pour s’être trouvé dans la trajectoire, tendue comme une trajectoire de tir, d’un avion de chasse aveugle » (p. 68).

Le reportage le plus étonnant, et peut-être le plus problématique, de Saint-Exupéry est celui qu’il consacre à la justice soviétique, qu’il idéalise après avoir eu un entretien avec un juge. « Il ne s’agit pas de punir, mais de corriger », lui dit celui-ci, faisant l’éloge du système pénitentiaire. Saint-Exupéry fait preuve d’une certaine naïveté et même de lyrisme concernant le canal de la mer Blanche (Belomorkanal) : « Mais voici ici le miracle. Ces voleurs, ces souteneurs, ces assassins, on les retire du bagne comme d’un réservoir et on les expédie, sous l’autorité de quelques fusils, creuser le canal qui joindra la mer Blanche à la Baltique. Là, ils retrouvent l’aventure, mais quelle aventure ! Les voilà chargés de tracer, laboureurs géants, d’une mer à l’autre un sillon profond comme un ravin, un sillon à l’échelle des navires. D’opposer aux terrains qui s’éboulent des échafaudages de cathédrales et de soulever contre les flancs de la coupure des forêts entières de madriers qui craquent comme des pailles sous les expansions souterraines… »[9]

Il ignorait manifestement — comment aurait-il pu le savoir ? — que la construction de ce canal était un des premiers chantiers du goulag. Mais peut-on le lui reprocher ?

Fort intéressant est l’article qu’il consacre à « Mlle Xavier », une ancienne institutrice ou gouvernante de jeunes filles de l’ancien régime, restée à Moscou et survivant tant bien que mal, à 72 ans, dans un appartement communautaire. « C’était une vieille fée Carabosse, maigre, voûtée, l’œil brillant et qui, tout en ne comprenant rien à ma visite, me pria de la suivre chez elle » (p. 72)

Trois cents femmes françaises vivaient à Moscou en ce temps-là, qui avaient pendant des années servi l’aristocratie russe et avaient enseigné le français, qui faisait partie de l’éducation d’une jeune fille. « Dans le sillage de leurs belles élèves, elles avaient appris si longtemps à se faire invisibles ! Elles leur enseignaient les douceurs de la langue française, et ces belles élèves aussitôt prenaient au piège des mots les plus doux les beaux fiancés de la Garde. Les vieilles gouvernantes ne s’expliquaient pas quel pouvoir secret cachaient le style et l’orthographe, n’en ayant elles-mêmes jamais usé pour l’amour. Elles enseignaient aussi le maintien, la musique et la danse » (p.73)

Saint-Exupéry l’interroge sur sa vie depuis la révolution. Elle enseigne le français à la fille d’un cuisinier, qu’elle échange contre un repas. Chaque jour, elle traverse tout Moscou et tente de vendre au marché des bibelots que d’autres vieilles gens lui demandent de liquider pour quelques sous. Mais ce soir-là, c’est la fête. Il est le premier Français qui vient chez elle depuis des années et elle fait venir ses amies pour l’accueillir dignement. Mlle Xavier réunit dix vieilles Françaises dans le plus beau des dix logements. « C’est un petit appartement charmant que sa propriétaire a entièrement peint elle-même. J’ai fourni le porto, les vins et les liqueurs. Nous sommes tous un peu ivres et nous chantons de vieilles chansons. Leur enfance leur remonte aux yeux et elles pleurent et leurs vingt ans leur remontent au cœur, car elles ne m’appellent plus que “mon chéri”. Je suis quelque chose comme un prince charmant, ivre de gloire et de vodka, parmi toutes les petites vieilles qui m’embrassent. »[10] Dans un an, Mlle Xavier aura son appartement. Elle invite Saint-Exupéry : « Vous viendrez me voir avant les autres. Je serai la première, n’est-ce pas ? » (p. 79).

Les textes de Saint-Exupéry sur Moscou, écrits au départ comme de simples articles pour un journal, sont de très beaux morceaux de prose, de grande qualité littéraire, comme tout le reste de son œuvre. Ils méritent d’être redécouverts.

Je remercie ici M. Frédéric d’Agay d’avoir attiré mon attention (lors d’une rencontre à Moscou en 2007) sur ces textes.

[1] Intelligentsia. Entre France et Russie. Archives inédites du XXème siècle. Sous la direction de Véronique Jobert et Lorraine de Meaux, Paris 2012, p. 519.
[2] Antoine de Saint-Exupéry, « Moscou. Mais où est la révolution ? » dans Un sens à la vie, Gallimard 1956, p. 53.
[3] Saint-Exupéry, « Vers l’U.R.S.S. La nuit dans un train où, au milieu de mineurs polonais rapatriés, Mozart enfant dormait » (paru dans Paris-Soir entre le 3 et le 22 mai 1935), dans Un sens à la vie, Gallimard 1956, p. 46-47.
[4] Joseph Roth, « La frontière à Niegoreloie », dans Voyage en Russie (1926), trad. fr. dans Joseph Roth journaliste, Paris 2016, p. 245-248.
[5] Saint-Exupéry, « Moscou, mais où est la révolution ? », dans Un sens à la vie, p. 52.
[6] Joseph Roth, op. cit. p. 245.
[7] Rappelons ici que Joseph Kessel était d’origine russe, ses parents étaient d’Orenbourg et il a passé lui-même une partie de son enfance à Orenbourg.
[8] « La fin tragique du Maxime-Gorki », dans Un sens à la vie, p. 67.
[9] « Crimes et châtiments. Devant la justice soviétique », ibid. p. 59.
[10] « Une étrange soirée avec Mlle Xavier et dix petites vieilles qui pleuraient leurs vingt ans », ibid. p. 77-78.