Rappel historique
L’adjectif « государственный », de même que sa contraction sous forme de préfixe гос- est très fréquemment employé en russe même en dehors de la langue des documents administratifs, on le trouve très largement utilisé dans la presse mais aussi, et surtout, dans les dénominations d’institutions et établissement, notamment d’enseignement. En français, les termes liés à l’État sont beaucoup moins courants qu’en russe, et il y a à cela des raisons historiques assez simples. Avant de s’attarder sur l’origine de cet écart entre les deux langues, revenons sur l’apparition du terme d’« État » en français.
Il provient du latin status, lui-même lié au verbe stare dont le premier sens est bien « se tenir debout » mais signifie aussi au sens figuré « occuper une position ».
Les Français commencent à utiliser le mot « État » au XVe siècle sous l’influence des textes politiques italiens traduits alors, en particulier Storia d’Italia (1537-1540) de Francesco Guicciardini (1483-1540) et Le prince de Nicolas Machiavel (1469-1527). Guicciardini lui-même emploie le terme « stato » au sens répandu alors en italien d’« administration d’une société » (« управлением обществом »). Machiavel, lui, est un des premiers à l’utiliser dans un sens plus précis en matière politique, à savoir « unité politique du peuple qui […] peut survivre à l’arrivée et au départ non seulement des gouvernements mais aussi des formes de gouvernement ». Machiavel confère donc au terme de « stato » un sens de stabilité et de pérennité, et c’est cela que retiennent les traducteurs et ceux qui réfléchissent à la philosophie politique en France.
À noter que Machiavel intitule son ouvrage De principatibus en latin mais après sa mort son éditeur le renomme Il Principe en italien et qu’il est alors traduit en français avec pour titre Le prince. En russe il a été intitulé « Государь », ce qui nous permet de voir un lien direct avec l’objet de l’exercice du pouvoir, c’est-à-dire « государство ».
C’est donc vers l’an 1500 que l’on voit apparaître dans la langue française la définition de l’État comme « nation soumise à une même autorité », et en 1594 apparaît l’expression « Secretaire d’Estat » : remarquons que le mot s’écrit sans accent aigu mais avec la lettre « s », et déjà avec une majuscule, pour le distinguer du mot « état » qui existait déjà au sens de « position, situation ».
L’excellent dictionnaire en ligne CNRTL précise que le mot « Estat » est alors défini comme « Autorité politique souveraine, civile, militaire ou éventuellement religieuse, considérée comme une personne juridique et morale, à laquelle est soumis un groupement humain, vivant sur un territoire donné ».[1]
Notons au passage qu’il se produit le même phénomène en espagnol avec l’apparition du mot « Estado » lors de la traduction du Prince de Machiavel en 1550. En portugais, le mot « Estado » existait déjà depuis le XIIIe siècle au sens d’autorité exerçant un pouvoir sur un territoire et une population donnés. En roumain, autre langue romane, le mot « Statul » n’est confirmé qu’au XIXe siècle au moment de l’élection d’un prince ayant autorité sur l’union de la Valachie et de la Roumanie.
L’État et les Français
La difficulté qui se pose pour le traducteur et l’interprète est que l’emploi de l’adjectif « étatique » est rare : aussi rare en français qu’il est courant en russe. Quand il est vraiment nécessaire d’exprimer le rapport avec l’État on préfère utiliser en français un complément du nom, comme « de l’État » ou « d’État » en fonction du contexte et de la position syntaxique de l’élément à déterminer, et donc de la nécessité d’utiliser un article défini ou pas. En réalité ces formes adjectivales pour traduire « государственный » sont peu usitées, la priorité allant à : national, public, officiel, et même tout simplement français. S’il s’agit concrètement de la Russie, l’adjectif « государственный » peut aussi dans certains cas se traduire tout simplement par russe.
En réalité, dans un nombre de cas très limité, il existe un autre mot plus proche de « государственный » : c’est régalien, qui vient du latin rex comme d’autres mots tirés de la même racine : roi, régime, régiment, régir, régner, et aussi les prénoms Régis et Régine. Historiquement, est régalien ce qui relève de la compétence du pouvoir royal, et de nos jours ce terme est généralement utilisé à propos des fonctions remplies par certains fonctionnaires, ministères ou services de l’état, par exemple : « La diplomatie est une compétence régalienne », « la définition du budget est une fonction régalienne ». Cet adjectif est parfois substantivé : « Les municipalités n’interviennent pas dans le régalien », cependant, l’emploi de cet adjectif est assez rare, même substantivé.
Pourquoi cette répugnance chez les Français à utiliser des mots tirés du registre de l’État ? Elle s’explique par leur attitude particulière et assez contradictoire entre fidélité et méfiance à l’égard de l’État[2]. Nous n’allons pas ici traiter de l’essence de cette relation mais on peut en citer quelques exemples de cette attitude dans différentes situations historiques.
Il convient de souligner que la seule fois que le mot « État » a figuré officiellement dans la désignation de la France, c’était pendant ce qu’on appelle le « Régime de Vichy », c’est-à-dire sous l’occupation allemande pendant la Deuxième Guerre mondiale : l’Assemblée nationale avait voté le 10 juillet 1940 les pleins pouvoirs au maréchal Philippe Pétain. Le lendemain, celui-ci avait validé le nom officiel d’« État français », le régime n’avait pas choisi pour se désigner l’expression « République Française » ni même évidemment « royaume de France » mais précisément « État français ».
On peut aussi se souvenir de la célèbre sentence, apocryphe, du roi de France Louis XIV : « L’État, c’est moi »[3]. En réalité, la déclaration de Louis XIV est : « Je m’en vais, mais l’État demeurera toujours » [« Я ухожу, но государство всегда останется »]. Naturellement, il est facile de percevoir dans cette déclaration une manifestation d’égoïsme ou d’égocentrisme, or il s’agissait plutôt de son sens des responsabilités face au peuple, de l’accomplissement des fonctions justement qualifiées de « régaliennes ».
Pour revenir à la question de l’appellation du régime de Vichy, non pas « république » mais « État » : en russe les deux termes sont dans certains cas traduits par le même mot : « государство », comme le titre de l’ouvrage de Platon, intitulé en français La république (l’original étant « Πολιτεία »). C’est d’ailleurs le même terme qui est utilisé dans les autres langues romanes : en italien La Repubblica, en espagnol La República, en portugais A República, et en roumain Republica.
Idem pour le livre de Cicéron : « О государстве » (en latin De re publica), en français De la République, et d’ailleurs tous les dictionnaires donnent comme définition de république « la cause commune, l’organisation politique de la société, l’État ».
Traduire l’adjectif
Toujours est-il que l’usage du mot « État », et surtout de l’adjectif correspondant « étatique », est généralement évité par les Français car supposant dans leur mentalité un excès de pouvoir, une pression vécue comme trop contraignante. Quand on parle de « mesures étatiques » en français, il existe toujours une nuance de coercition, d’autorité pesante, d’absence de liberté : les « décisions étatiques » sont presque toujours perçues comme désagréables, autoritaires, voire tyranniques.
Résultat, là où l’adjectif « государственный » est employé en russe, dans la plupart des cas en français aucun mot — ni nom ni adjectif — ne sera exprimé.
Cette situation est assez surprenante pour un non-francophone de naissance mais dans la pratique les Français expriment les choses différemment, avec une périphrase ou en faisant complètement abstraction de la notion d’État. Exemple le plus criant : en Russie et dans la plupart des pays de la CEI les noms des universités contiennent l’adjectif « государственный » alors même qu’en France les « universités » ne sont accompagnées d’aucun adjectif quant à leur statut. Par conséquent, il serait beaucoup plus naturel et logique de traduire l’appellation « Московский государственный университет им. Ломоносова » par « Université de Moscou – Lomonossov », sans aucune précision. S’il est nécessaire d’indiquer l’appartenance de l’université à l’État, en France, on préciserait publique, nationale, française, ce qui est, constatez-le, extrêmement rare. D’une manière générale, l’appellation des établissements d’enseignement supérieur en France ne comporte pas de précision sur leur statut, public ou privé.
Une des expressions fréquemment rencontrées est « госкорпорация », où le préfixe est malheureusement traduit à tort par « d’État » alors qu’ici l’adjectif précis en français serait publique.
Ce préfixe « гос- » est généralement à traduire par « public », comme dans « госзаказ », « госзакупок » qu’il convient de traduire par commandes officielles, ou marchés publics s’il est aussi question d’appel d’offres (тендер). Remarque : pour la traduction du terme « госслужащий » l’adjectif public n’est pas nécessaire, on indiquera l’adjectif municipal si le fonctionnaire n’est pas agent de l’État mais d’une ville.
Idem pour « государственная госрегистрация » ou « государственные награждения » : le terme officiel mentionné plus haut sera systématiquement utilisé : « enregistrement officiel » (d’une société, par ex.), « des décorations officielles ont été remises à plusieurs personnalités ».
Même dans le cas de « ГосДума » le préfixe гос- disparaît : les Français un tant soit peu cultivés savent approximativement ce qu’est la « Douma » en Russie. Inversement, s’il s’agit de l’assemblée d’une ville, ce qui correspond en français à un conseil municipal on dira en français : « La Douma municipale/de la ville ».
D’autres exemples pourraient être cités, ils sont repris dans le tableau ci-joint, qui est, bien sûr, non exhaustif.
Pour conclure arrêtons-nous sur l’expression « service public » (au singulier) qui correspond bien à « государственная служба » alors que « services publics » (au pluriel) ne peut pas être exactement traduite par « государственные услуги / госуслуги » car cette notion désigne plutôt l’ensemble des services que la collectivité (pas seulement l’État mais aussi les municipalités, les départements et les régions) met à la disposition de la population : transports, voirie, santé publique, services administratifs, services locatifs et communaux.
госкорпорация entreprise publique
госзаказ, госзакупок commandes officielles, marchés publics
госслужащий fonctionnaire (public)
ГосДума La Douma (sans d’État) mais la Douma municipale/de Moscou
государственный (университет) (Université) publique, nationale, ou rien du tout, on précise si c’est privé ou municipal, ou régional
госрегистрация enregistrement officiel, état-civil
госреестр registre national (par exemple RNE en France : registre national des entreprises)
государственное управление administration publique, fonction publique, gouvernement
государственная служба service public (singulier)
социальное государство État-providence (exception)
государственный награды décorations nationales/officielles
госизмена trahison nationale
государственный переворот Coup d’État (exception)
правовое государство État de droit
государственный деятель Homme d’État (≠ personnalité publique)
нет точного эквивалента services publics
Sources utilisées :