Nous sommes pendant l’été 1880. Nadejda Filaretovna von Meck, richissime veuve de l’ingénieur allemand Karl Otto Georg von Meck, décédé quatre ans auparavant, a 49 ans. Quelques mois après le décès de son mari, elle rencontre Tchaïkovski pour qui elle se passionne et en devient la mécène fortunée, à la seule condition qu’il ne cherche jamais à la rencontrer physiquement. Elle voyage désormais en Europe avec cinq ou six de ses enfants, le jeune Debussy (encore inconnu) et d’autres musiciens (l’ensemble de von Meck), ainsi que quelques domestiques.
De la station balnéaire d’Interlaken dans le canton de Berne en Suisse, se déplaçant en wagon privé, Nadejda et son cercle traversent le Midi pour rejoindre Arcachon, une autre station balnéaire en plein essor, à 150 km à l’ouest de Bordeaux dans le Bassin d’Arcachon.
Son expansion est alors largement favorisée par les projets d’aménagement du territoire initiés par la Compagnie des Chemins de Fer du Midi, dont le parc mauresque, créé en 1863 et qui doit son nom à son style architectural et ornemental directement inspiré de l’Alhambra de Grenade et de la Mosquée de Cordoue. Le 12 juillet de la même année, un casino d’inspiration mauresque est inauguré à l’intérieur du parc pour la distraction des malades et des vacanciers. Celui-ci fut détruit par un incendie en 1977.
Mais l’influence de la culture arabo-espagnole se fait sentir au-delà des limites du parc, à en juger de la présence dans la Ville d’Hiver d’édifices tels que la villa Tolédo (anciennement Gymnase Bertini, construit vers 1863) aux abords du parc et de rues telles que la rue d’Espagne à quelques pas de là. Si la villa Tolédo peut être considérée à la fois comme une réinterprétation du chalet suisse et une imitation des maisons à pans de bois du XVème siècle, il n’en reste pas moins que sa devanture rappelle aisément le style architectural de Cordoue.
Cette année-là, une place et un belvédère furent tout d’abord construits sur le front de mer, au centre de la ville d’Arcachon. Puis, en 1903, la première jetée Thiers fut édifiée et devint ainsi le centre incontournable des fêtes nautiques comme par exemple celles du 15 août. Pendant la Seconde Guerre Mondiale, la jetée Thiers fut détruite par les occupants en 1944 mais heureusement reconstruite en 1946. À nouveau détruite en 2003, elle fut refaite à neuf et inaugurée en avril 2014. Source : batexpress.pro
Nadejda, à qui la création du nouveau parc, entre autres, n’a pu échapper (au vu de sa proximité géographique avec les résidences qu’elle a occupées), n’est d’ailleurs pas à ce moment-là en reste de culture espagnole. En effet, comme l’indiquent ses correspondances avec Tchaïkovski, elle est à cheval sur deux propriétés se trouvant littéralement à quelques pas l’une de l’autre :
L’une, la villa Bellegarde, à deux pas du parc mauresque et dans laquelle elle aurait passé le plus clair de son temps, mentionnée pour la première fois en 1877, a vu naître une idylle entre l’Archiduchesse d’Autriche Marie -Christine (future reine d’Espagne) et Alphonse XII, roi d’Espagne, car c’est dans cette demeure qu’il se rencontrèrent pour la première fois le 13 août 1879. La rue où se situe la villa Bellegarde (devenue Athéna vers 1910) a d’ailleurs été baptisée rue Marie Christine.
L’autre, la villa Marguerite, qui se veut une réinterprétation du « chalet suisse » en vogue à l’époque, et dont le nom est choisi en hommage à Charles Gounod. En outre, Nadejda, fervente admiratrice de grandes œuvres musicales devant l’éternel et elle- même pianiste de talent, n’est donc pas venue seule car étant accompagnée du jeune Debussy qu’elle rencontra un an plus tôt et qu’elle finit par appeler Boussyk. Elle avait en effet demandé en 1879 au pianiste et musicographe Marmontel de lui désigner un de ses élèves pour l’emmener en Russie durant l’été, en qualité de pianiste familier. Le jeune Debussy, alors inconnu, accepta de voyager avec la baronne et sa famille pendant les étés de 1880 à 1882, séjournant dans divers endroits en France, en Suisse et en Italie, ainsi que chez elle à Moscou.
S’il existe depuis longtemps une polémique quant au lieu de résidence véritable du jeune Debussy à Arcachon cette année- là, à savoir, a- t- il vraiment passé son été 1880 à la villa Marguerite ou bien à la villa Bellegarde ou bien tantôt dans l’une tantôt dans l’autre, il n’existe aucune certitude. Ce qui est certain en revanche, c’est que la baronne le prit sous sa coupe afin, d’une part, de donner des leçons de piano à ses enfants, d’autre part de réaliser une transcription pour piano à quatre mains de trois danses du Lac des Cygnes de Tchaïkovski. Dans une lettre qu’elle envoie d’Arcachon à Tchaïkovski et datée du 7 au 19 août 1880, elle écrit :
Hier, j’ai décidé de jouer notre symphonie pour la première fois avec mon petit Français et c’est pourquoi aujourd’hui je me trouve dans un état nerveux terrible. Je ne peux pas. [...] Mon partenaire ne l’a pas bien déchiffrée, mais il l’a superbement jouée. C’est son grand mérite, quoique le seul; [...] Son deuxième mérite, pour ainsi dire, en y réfléchissant, c’est qu’il est très enthousiasmé par votre musique. En théorie, c’est un élève de Massenet et bien sûr, à ses yeux Massenet est une grande sommité, mais hier j’ai aussi joué votre suite avec lui et il était absolument aux anges et l’a exprimé ainsi : “Dans les fugues modernes je n’ai jamais rien vu de si beau. Monsieur Massenet ne pourrait jamais rien composer de tel.”
Par ailleurs, il existe une légende commune selon laquelle Sonia serait tombée amoureuse de Debussy, mais les descendants n’y croient pas vraiment. Sonia elle- même, en tant qu’adulte, ne se souvenait d’aucune relation significative avec le jeune compositeur.
Il en va de soi que c’est très certainement à cette époque que Debussy compose son Trio avec piano en sol majeur pour l’ensemble de von Meck.
Mais pour l’heure, peu importe le temps que Nadejda et son cercle ont véritablement passé dans l’une ou l’autre des villas qu’elle a louées, elle n’aura de cesse d’inciter Tchaïkovski à convaincre sa jeune sœur Alexandra Davydova à venir la rejoindre à Arcachon, afin d’y rencontrer ses enfants.
Elle livre d’ailleurs sa propre opinion d’Arcachon dans une lettre à Tchaïkovski qu’elle rédige une fois à Paris vers le 11 août :
« À Arcachon, la nature est belle, mais les lieux peuvent prêter au désespoir.... La température ici est bien plus basse qu’à Arcachon».
Au mois d’août 1880, elle lui annonce qu’elle va devoir quitter Bellegarde avant le 20, car elle est déjà louée pour septembre et le propriétaire n’entend pas la lui laisser. Elle ajoute que de toute façon, il faut qu’elle se rende à Paris accompagner ses garçons et de là, rejoindre directement l’Italie via Marseille, ce qu’elle fera, en compagnie bien -sûr de Debussy, son ensemble, ses enfants et ses domestiques.
Conformément aux dates qu’elle mentionne dans ses courriers à Tchaïkovski, elle et son entourage fidèle auront passé environ deux semaines à Arcachon – du 27 juillet au 10 août 1880.
Bibliographie abrégée :
Louis Laloy - Claude Debussy 1909 Paris Les bibliophiles fantaisistes 124 pages.
Alexandre Bleau - Université de Montréal La crise chez Mallarmé et Debussy (Département des littératures de langue française à la Faculté des arts et des sciences) 148 pages.
Edward Lockspeiser - Debussy, Tchaïkovsky et Mme von Meck 1936.
Article publié dans Sud- Ouest le 11/09/2018 intitulé : « Arcachon : Debussy a- t- il vraiment séjourné dans la villa Marguerite ? Un historien en doute ».
gironde tourisme.fr Arcachon Boucle de la ville d’Hiver (pdf).
http://von meck.info/perepiska/mekk chajkovskij/19 01 1880 18 10 1880 Correspondance entre Nadezhda Filaretovna von Meck et Piotr Ilitch Tchaïkovski du 19/01/1880 au 18/10/1880 (en russe). Droits d’auteur ©RolandC 2023
Crédits photos : Tous les clichés datant de 2023 sont la propriété de l’auteur lui -même (©RolandC). Les autres clichés mentionnent directement leur auteur ou bien il n’est simplement pas possible de retracer ce dernier. Droits d’auteur ©RolandC 2023
De la station balnéaire d’Interlaken dans le canton de Berne en Suisse, se déplaçant en wagon privé, Nadejda et son cercle traversent le Midi pour rejoindre Arcachon, une autre station balnéaire en plein essor, à 150 km à l’ouest de Bordeaux dans le Bassin d’Arcachon.
Son expansion est alors largement favorisée par les projets d’aménagement du territoire initiés par la Compagnie des Chemins de Fer du Midi, dont le parc mauresque, créé en 1863 et qui doit son nom à son style architectural et ornemental directement inspiré de l’Alhambra de Grenade et de la Mosquée de Cordoue. Le 12 juillet de la même année, un casino d’inspiration mauresque est inauguré à l’intérieur du parc pour la distraction des malades et des vacanciers. Celui-ci fut détruit par un incendie en 1977.
Mais l’influence de la culture arabo-espagnole se fait sentir au-delà des limites du parc, à en juger de la présence dans la Ville d’Hiver d’édifices tels que la villa Tolédo (anciennement Gymnase Bertini, construit vers 1863) aux abords du parc et de rues telles que la rue d’Espagne à quelques pas de là. Si la villa Tolédo peut être considérée à la fois comme une réinterprétation du chalet suisse et une imitation des maisons à pans de bois du XVème siècle, il n’en reste pas moins que sa devanture rappelle aisément le style architectural de Cordoue.
Cette année-là, une place et un belvédère furent tout d’abord construits sur le front de mer, au centre de la ville d’Arcachon. Puis, en 1903, la première jetée Thiers fut édifiée et devint ainsi le centre incontournable des fêtes nautiques comme par exemple celles du 15 août. Pendant la Seconde Guerre Mondiale, la jetée Thiers fut détruite par les occupants en 1944 mais heureusement reconstruite en 1946. À nouveau détruite en 2003, elle fut refaite à neuf et inaugurée en avril 2014. Source : batexpress.pro
Nadejda, à qui la création du nouveau parc, entre autres, n’a pu échapper (au vu de sa proximité géographique avec les résidences qu’elle a occupées), n’est d’ailleurs pas à ce moment-là en reste de culture espagnole. En effet, comme l’indiquent ses correspondances avec Tchaïkovski, elle est à cheval sur deux propriétés se trouvant littéralement à quelques pas l’une de l’autre :
L’une, la villa Bellegarde, à deux pas du parc mauresque et dans laquelle elle aurait passé le plus clair de son temps, mentionnée pour la première fois en 1877, a vu naître une idylle entre l’Archiduchesse d’Autriche Marie -Christine (future reine d’Espagne) et Alphonse XII, roi d’Espagne, car c’est dans cette demeure qu’il se rencontrèrent pour la première fois le 13 août 1879. La rue où se situe la villa Bellegarde (devenue Athéna vers 1910) a d’ailleurs été baptisée rue Marie Christine.
L’autre, la villa Marguerite, qui se veut une réinterprétation du « chalet suisse » en vogue à l’époque, et dont le nom est choisi en hommage à Charles Gounod. En outre, Nadejda, fervente admiratrice de grandes œuvres musicales devant l’éternel et elle- même pianiste de talent, n’est donc pas venue seule car étant accompagnée du jeune Debussy qu’elle rencontra un an plus tôt et qu’elle finit par appeler Boussyk. Elle avait en effet demandé en 1879 au pianiste et musicographe Marmontel de lui désigner un de ses élèves pour l’emmener en Russie durant l’été, en qualité de pianiste familier. Le jeune Debussy, alors inconnu, accepta de voyager avec la baronne et sa famille pendant les étés de 1880 à 1882, séjournant dans divers endroits en France, en Suisse et en Italie, ainsi que chez elle à Moscou.
S’il existe depuis longtemps une polémique quant au lieu de résidence véritable du jeune Debussy à Arcachon cette année- là, à savoir, a- t- il vraiment passé son été 1880 à la villa Marguerite ou bien à la villa Bellegarde ou bien tantôt dans l’une tantôt dans l’autre, il n’existe aucune certitude. Ce qui est certain en revanche, c’est que la baronne le prit sous sa coupe afin, d’une part, de donner des leçons de piano à ses enfants, d’autre part de réaliser une transcription pour piano à quatre mains de trois danses du Lac des Cygnes de Tchaïkovski. Dans une lettre qu’elle envoie d’Arcachon à Tchaïkovski et datée du 7 au 19 août 1880, elle écrit :
Hier, j’ai décidé de jouer notre symphonie pour la première fois avec mon petit Français et c’est pourquoi aujourd’hui je me trouve dans un état nerveux terrible. Je ne peux pas. [...] Mon partenaire ne l’a pas bien déchiffrée, mais il l’a superbement jouée. C’est son grand mérite, quoique le seul; [...] Son deuxième mérite, pour ainsi dire, en y réfléchissant, c’est qu’il est très enthousiasmé par votre musique. En théorie, c’est un élève de Massenet et bien sûr, à ses yeux Massenet est une grande sommité, mais hier j’ai aussi joué votre suite avec lui et il était absolument aux anges et l’a exprimé ainsi : “Dans les fugues modernes je n’ai jamais rien vu de si beau. Monsieur Massenet ne pourrait jamais rien composer de tel.”
Par ailleurs, il existe une légende commune selon laquelle Sonia serait tombée amoureuse de Debussy, mais les descendants n’y croient pas vraiment. Sonia elle- même, en tant qu’adulte, ne se souvenait d’aucune relation significative avec le jeune compositeur.
Il en va de soi que c’est très certainement à cette époque que Debussy compose son Trio avec piano en sol majeur pour l’ensemble de von Meck.
Mais pour l’heure, peu importe le temps que Nadejda et son cercle ont véritablement passé dans l’une ou l’autre des villas qu’elle a louées, elle n’aura de cesse d’inciter Tchaïkovski à convaincre sa jeune sœur Alexandra Davydova à venir la rejoindre à Arcachon, afin d’y rencontrer ses enfants.
Elle livre d’ailleurs sa propre opinion d’Arcachon dans une lettre à Tchaïkovski qu’elle rédige une fois à Paris vers le 11 août :
« À Arcachon, la nature est belle, mais les lieux peuvent prêter au désespoir.... La température ici est bien plus basse qu’à Arcachon».
Au mois d’août 1880, elle lui annonce qu’elle va devoir quitter Bellegarde avant le 20, car elle est déjà louée pour septembre et le propriétaire n’entend pas la lui laisser. Elle ajoute que de toute façon, il faut qu’elle se rende à Paris accompagner ses garçons et de là, rejoindre directement l’Italie via Marseille, ce qu’elle fera, en compagnie bien -sûr de Debussy, son ensemble, ses enfants et ses domestiques.
Conformément aux dates qu’elle mentionne dans ses courriers à Tchaïkovski, elle et son entourage fidèle auront passé environ deux semaines à Arcachon – du 27 juillet au 10 août 1880.
Bibliographie abrégée :
Louis Laloy - Claude Debussy 1909 Paris Les bibliophiles fantaisistes 124 pages.
Alexandre Bleau - Université de Montréal La crise chez Mallarmé et Debussy (Département des littératures de langue française à la Faculté des arts et des sciences) 148 pages.
Edward Lockspeiser - Debussy, Tchaïkovsky et Mme von Meck 1936.
Article publié dans Sud- Ouest le 11/09/2018 intitulé : « Arcachon : Debussy a- t- il vraiment séjourné dans la villa Marguerite ? Un historien en doute ».
gironde tourisme.fr Arcachon Boucle de la ville d’Hiver (pdf).
http://von meck.info/perepiska/mekk chajkovskij/19 01 1880 18 10 1880 Correspondance entre Nadezhda Filaretovna von Meck et Piotr Ilitch Tchaïkovski du 19/01/1880 au 18/10/1880 (en russe). Droits d’auteur ©RolandC 2023
Crédits photos : Tous les clichés datant de 2023 sont la propriété de l’auteur lui -même (©RolandC). Les autres clichés mentionnent directement leur auteur ou bien il n’est simplement pas possible de retracer ce dernier. Droits d’auteur ©RolandC 2023
Roland Clemenceau
Enseignant
St-Ciers d’Abzac (France)
Enseignant
St-Ciers d’Abzac (France)