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Le statut du français langue étrangère en Tunisie : entre histoire, modernité et diversité linguistique

2024-07-21 12:00 2024-06
Le français langue étrangère occupe une place particulière en Tunisie, mêlant l’héritage historique de la colonisation française, les exigences de la modernité et la diversité linguistique propre au pays. En tant que membre de la Francophonie, la Tunisie bénéficie d’une richesse linguistique, culturelle et intellectuelle partagée avec d’autres pays francophones à travers le monde. Au fil du temps, elle a maintenu son engagement envers la francophonie, promouvant l’apprentissage du français et la participation à des manifestations culturelles et politiques francophones. Bien que l’arabe demeure la langue officielle du pays, la langue française conserve son importance dans la société tunisienne.

« La langue française est celle que nous avons choisie, presque à égalité avec notre langue maternelle, comme langue de culture, de travail et de rencontre» affirme le président Bourguiba, au sommet de Montréal, le 11 mai 1968.

L’enseignement de la langue française en Tunisie remonte à la fin du XIXe siècle. En 1875, le Premier ministre réformateur Khair-Eddine, dont le turc était la langue maternelle, avait introduit l’enseignement du français à l’école tunisienne sadikienne qui devait son nom au souverain Sadok Bey. L’école bilingue (franco-arabe) découle d’une volonté politique de s’ouvrir au monde. Le Premier ministre Khair-Eddine a ouvert aux jeunes tunisiens le chemin des universités de France.

À partir de 1881, La Tunisie est devenue un protectorat français qui s’est prolongé jusqu’à l’obtention de l’indépendance en 1956. Pendant cette période, la France a profondément influencé la culture et la langue du pays. Le français est devenu la langue de l’administration et de l’éducation. De nombreuses écoles ont enseigné en français.

La « dynamique même du protectorat, affirme Francis Manzano, tendit très rapidement à développer une administration moderne et technique de type français, fondée sur la langue et les savoirs techniques et administratifs de la France. C’est ce cercle qui a transposé en Tunisie les matrices françaises des grands ministères et administrations, où l’on retrouve bien entendu des directions : de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, des Affaires Économiques, des Mines, de l’Office des Postes et Télégraphes,etc. »

Le système éducatif tunisien a été largement influencé par le modèle français. De nombreuses écoles ont mis l’accent sur l’enseignement du français ainsi que d’autres disciplines telles que les matières scientifiques. Dès lors on retrouve :

- Un système français de la mission culturelle Française avec la présence des écoles et lycées français comme Pierre Mendès France à Mutuelleville et Gustave Flaubert à la Marsa, destiné non seulement aux élèves français, italiens, maltais, mais également les musulmans.

- Un système mixte franco-arabe destiné principalement aux musulmans.

La présence française a aussi marqué de son empreinte l’architecture et l’urbanisme notamment dans les villes telles que Tunis et Sousse. Des vestiges de cette époque coloniale subsistent aujourd’hui à travers des bâtiments et des quartiers dont la conception et le style rejettent les influences françaises. L’écrivain français Guy de Maupassant ne cache pas sa fascination envers ces villes au cours de son voyage en Afrique et plus précisément en Tunisie, il avoue dans ses récits de voyage que « tout est différent, simple, farouche, ethnique, culturel, (…), fataliste, beau et fascinant ».

La perception du français a évolué au fil du temps. Alors qu’il était autrefois considéré comme une langue de domination coloniale, il est désormais souvent perçu comme une langue utile dans un contexte mondialisé, offrant des opportunités sur le marché du travail et dans les échanges internationaux. Il continue jusqu’aujourd’hui à jouer un rôle important dans la société tunisienne. Zeineb Touati affirme à ce propos :

« Après l’indépendance en mars 1956, le français est resté pendant plusieurs années la principale langue de l’enseignement et cela malgré les tentatives d’arabisation progressive lancées par le président Bourguiba dès 1958. En effet, la majorité écrasante des enseignants et des universitaires avaient suivi leurs études et formations en français et ne maîtrisaient pas l’arabe littéraire. Par ailleurs, une grande partie de l’élite tunisienne, qui représentera les premiers responsables politiques, a étudié en France. À cela s’ajoute la présence de beaucoup d’enseignants français recrutés en tant que coopérants».

Un large éventail de ressources éducatives, académiques et professionnelles est accessible en français, offrant ainsi aux étudiants et aux professionnels un accès aux connaissances, à la technologie et à la culture mondiale. La maîtrise du français a aussi ouvert les portes à des opportunités professionnelles, notamment dans les secteurs du tourisme, du commerce international, de la diplomatie, de la traduction et du marketing tant au sein des entreprises multinationales, des organisations non gouvernementales que des institutions internationales présentes en Tunisie. Dans un monde de plus en plus interconnecté, la capacité à communiquer en français peut constituer un avantage précieux pour ceux qui aspirent à s’impliquer sur la scène internationale. À l’ère de la mondialisation, la maîtrise du français a joué un rôle crucial dans le rayonnement de la Tunisie à l’étranger. En renforçant ses liens avec le monde francophone, elle a facilité sa participation aux échanges diplomatiques, économiques et culturels à l’échelle mondiale. Le XVIIIe sommet de la Francophonie qui s’est déroulé à Djerba les 19 et 20 novembre 2022 en la présence de plusieurs chefs d’État de gouvernement est le meilleur exemple. Il a élargi les perspectives et a offert l’occasion pour les dirigeants tunisiens de rencontrer et de dialoguer avec les dirigeants d’autres pays membres de la Francophonie, renforçant ainsi les liens diplomatiques et les partenariats bilatéraux. Il a également offert à la Tunisie l’occasion de mettre en valeur sa richesse culturelle et son patrimoine, en organisant des événements culturels parallèles et en mettant en avant sa contribution à la diversité francophone.

En outre, des programmes ont été mis en place pour former les enseignants de FLE et les étudiants afin qu’ils puissent dispenser d’un enseignement de qualité. Une variété de ressources a été mise à leur disposition telles que des documents authentiques, des vidéos et des plateformes numériques éducatives afin de les aider à affronter leurs lacunes. Ces programmes visent à améliorer les compétences pédagogiques des enseignants et à les familiariser avec les meilleures pratiques dans l’enseignement des langues étrangères. Ajoutons à cela les centres de ressources en FLE qui ont été créés dans les universités pour fournir aux apprenants des outils et des supports pour améliorer leur maîtrise du français. De plus, des certifications internationalement reconnues, telles que le DELF (Diplôme élémentaire en Langue Française) et le DALF (Diplôme approfondi en Langue Française) sont encouragées pour attester du niveau de compétence en français des apprenants.

Il convient également de mentionner que la Tunisie promeut activement la mobilité internationale des étudiants et des professionnels en facilitant l’accès à des programmes d’échange, des bourses d’études (Erasmus, par exemple) et des opportunités de formation à l’étranger dans des pays francophones. Ces expériences offrent une immersion linguistique et culturelle enrichissante, contribuant ainsi au renforcement des compétences en français. Ces initiatives illustrent l’engagement de la Tunisie à promouvoir le français en tant que langue de compétence internationale, renforçant ainsi son ouverture au monde. Une question qui se pose dans ce contexte, comment l’interaction entre le français et les autres langues présentes en Tunisie se manifeste-t-elle ?


Louise Mushikiwabo, secrétaire générale de l’OIF affirme à l’ouverture du Sommet de la Francophonie, Novembre 2022 à DJERBA

« Nous allons vers une Francophonie décomplexée, connectée, une langue française assumée aux côtés d’autres langues, pour la construction d’un espace qui contribue à la construction, et qui soit vecteur de développement et de solidarité, attentif à la diversité culturelle et linguistique, avec toujours plus d’ambitions, mais aussi de moyens pour les satisfaire».

L’interaction entre le français et les autres langues présentes en Tunisie, notamment l’arabe dialectal et l’arabe standard, ainsi que d’autres langues telles que l’anglais, influence divers domaines culturels, littéraires et médiatiques dans le pays. Le français a historiquement influencé la culture tunisienne, notamment dans les domaines de la musique, de la cuisine, de l’art et de l’architecture. On observe souvent des mélanges et des hybridations entre le français et les langues locales, telles que l’arabe tunisien et le berbère dans les expressions artistiques, ce qui contribue à la richesse et à la diversité de la culture du pays. Certains artistes tunisiens dans le domaine musical intègrent souvent des paroles en français dans leurs chansons, mêlant ainsi les deux langues avec des éléments de musique traditionnelle tunisienne, comme le raï ou le mezoued. Par exemple, le chanteur Lotfi Bouchnak a interprété des chansons mélangeant l’arabe et le français, reflétant ainsi la diversité linguistique et culturelle du pays ou encore la chanteuse tunisienne Emel Mathlouthi qui intègre souvent des paroles en français dans ses chansons, offrant ainsi une fusion unique entre les deux langues et les styles musicaux.
La cuisine tunisienne intègre parfois des termes français pour désigner des plats ou des ingrédients importés de la cuisine française. Par exemple, le mot « croissant » est largement utilisé en Tunisie pour désigner ce célèbre aliment français, témoignant de l’influence de la culture française sur la gastronomie tunisienne. Le « brik », une spécialité culinaire tunisienne, illustre bien l’influence française dans la culture tunisienne. Le « brik » est une sorte de chausson croustillant composé d’une feuille de pâte filo remplie de divers ingrédients tels que des œufs, du thon, des pommes de terre, des câpres et parfois même du fromage. L’utilisation de la pâte filo, qui est d’origine grecque, mais utilisée en France dans des préparations telles que les « feuilletés » ou les « pâtisseries orientales », ainsi que la méthode de pliage en triangle rappelant les techniques de pâtisserie françaises, témoignent de l’influence française dans la conception de ce plat tunisien populaire. La cuisine française est réputée pour ses sauces emblématiques telles que la béchamel, la hollandaise, la sauce au poivre, la sauce bordelaise, etc. Ces sauces sont largement utilisées dans la cuisine tunisienne et sont souvent la base de nombreux plats classiques. La pâtisserie française est célèbre également dans le monde entier pour sa sophistication et sa délicatesse. Des desserts emblématiques tels que les croissants, les éclairs, les macarons, et les mille-feuilles sont des exemples de l’expertise française en matière de pâtisserie. Ajoutons à cela que de nombreux termes culinaires utilisés dans le monde entier proviennent du français par exemple, des mots comme « à la carte », « à la mode », « à la française », « amuse-bouche », « hors-d’œuvre », etc., sont couramment utilisés dans l’industrie de la restauration.
En ce qui concerne la littérature, la littérature tunisienne d’expression française occupe une place importante dans le paysage littéraire tunisien. De nombreux écrivains tunisiens écrivent en français et explorent des thèmes qui reflètent la réalité sociale, politique et culturelle de la Tunisie. Cette littérature contribue à la diffusion de la culture tunisienne à l’échelle internationale et favorise le dialogue interculturel. Dans les ouvrages d’Albert Memmi, Helé Béji, Hédi Bouraoui, Faouzia Zouari, Ali Bécheur, etc., la question de l’identité nationale, culturelle, linguistique et religieuse est primordiale en raison de l’histoire coloniale de la Tunisie et ses conséquences culturelles et sociales. Ces écrivains montrent les défis liés à la construction d’une identité dans un contexte multiculturel. Les jeunes écrivains d’aujourd’hui comme Mohamed Harmel, Yamen Manai, Wafa Ghorbal abordent souvent les questions de corruption, d’injustice, de marginalisation, de résistance et les défis auxquels les femmes font face dans une société traditionnelle et patriarcale ainsi que leurs luttes pour l’émancipation, l’autonomie et la reconnaissance de leurs droits, car ce sont des sujets ancrés dans la réalité tunisienne. Ils trouvent leur salut en écrivant dans la langue de Molière, car « c’est une langue que je connais parfaitement, affirme Faouzia Zouari, mais qui reste la langue de Dieu. C’étaittrop de poids sur mes épaules. Il fallait absolument que je m’en libère. Dans cette langue française, j’ai pu traverser les frontières, les cultures, mais aussi toutes les clôtures posées sur mon chemin pour me libérer de moi-même et aller vers l’autre. » ou encore « J’ai vécu par et avec la littérature française, c’était mon gagne-pain. Quand on a des envies d’écrire, on se pose la question de savoir comment le faire au mieux. Pour moi, c’était en français. Je n’avais pas le rythme, le background en arabe pour le faire» avoue Béchir Garbouj, romancier tunisien et spécialiste de la traduction. Dans son roman, Le lendemain d’hier (2017), l’écrivain tunisien Ali Bécheur utilise fréquemment des mots arabes qu’il met entre parenthèses pour renforcer l’impact des mots français. La relation entre les écrivains tunisiens et la langue française est d’une part le reflet de l’histoire coloniale de la Tunisie, mais aussi de la créativité et la complexité de l’écriture qui naviguent entre différentes langues et culture pour exprimer leur vision du monde.

Sans oublier également les médias en Tunisie qui utilisent souvent une combinaison de langues, notamment le français, l’arabe dialectal et l’arabe standard. Les journaux, les magazines, les émissions de télévision et les sites web peuvent être publiés dans différentes langues pour atteindre des publics variés. De plus, la présence de médias francophones internationaux en Tunisie, comme France 24 permet aux Tunisiens d’accéder à une gamme diversifiée d’informations et de perspectives. Des journaux et des magazines comme « Le Temps » et « La Presse » proposent des articles en deux langues, offrant ainsi une couverture médiatique diversifiée aux lecteurs. Les émissions de télévision et de radio utilisent souvent le français aux côtés de l’arabe pour atteindre un public plus large, par exemple, la chaîne de télévision nationale propose des programmes en arabe ainsi qu’en français, offrant ainsi une diversité linguistique aux téléspectateurs.

Dans l’ensemble, le statut du français en Tunisie est le reflet de ses différentes dimensions historiques, sociales et culturelles, ainsi que de sa capacité à s’adapter aux réalités changeantes d’une société en mouvement. Entre héritage colonial, aspirations modernes et diversité linguistique, le français occupe une place singulière dans le paysage linguistique et culturel de la Tunisie.

Bibliographie

1. Fontaine, Jean, La littérature tunisienne contemporaine, Paris, Centre national de la recherche scientifique, 1990.
2. Fontaine, Jean, Regards sur la littérature tunisienne, Tunis, Cérès Productions, 1991.
3. Fontaine, Jean, Propos sur la littérature tunisienne contemporaine, 1881-1993, Tunis, Sud Éditions, 1998.
4. Ben Amor, Malek et Ben Guedahem, Manoubia, Essais sur la littérature tunisienne, Tunis, Nawafedh, 2005.
5. Habib Bourguiba, « une double ouverture au monde », Montréal le 11 mai 1968
6. Francis Manzano, Le français en Tunisie, enracinement, forces et fragilités systémiques : rappels historiques, sociolinguistiques, et brefs éléments de prospective
7. Zeineb Touati, « le statut et la place du français dans l’enseignement et la société en Tunisie »
8. Louise Mushikiwabo, secrétaire générale de l’OIF, « Une Francophonie au service de la diversité et du dialogue des cultures » in le Sommet de la Francophonie à DJERBA le 19, 20 novembre 2022
9. Pierre, Momboisse, « À Tunis, des écrivains du monde entier questionnent la francophonie »

Le projet « PARLE » entre le ministère de l’éducation et l’institut français de Tunisie pour former 5000 enseignants du ministère de l’éducation du primaire, collège et lycée et les étudiants du LEE (Licence Enseignement Education)