Salut! Ça va?

Un Chœur américain à l’âme russe

2024-04
Un jour, par un pur hasard, je suis tombée sur une vidéo YouTube dont le titre a tout de suite attiré mon attention. Un chœur de l’université de Yale aux États-Unis chante la fameuse chanson russe « Kon’ » (Cheval), très aimée des Russes. Elle est si populaire qu’elle est déjà considérée comme traditionnelle, alors qu’elle a été composée par Igor Matvienko et Alexandre Chaganov en 1994. J’ai été émerveillée, voire touchée par l’interprétation par des chanteurs américains. Et une plus grande émotion a rempli mon âme quand j’ai lu dans la description de la chaine YouTube que cette chorale chantait des chansons folkloriques et des chants religieux russes depuis plus de 70 ans, et que la grande majorité des choristes n’avait ni d’origine russe ni aucune maitrise de notre langue. Ils chantent par amour pour la culture russe.

J’ai tout de suite commencé à étudier l’œuvre de la chorale, son histoire. Enfin, j’ai eu une irrésistible envie de partager largement mon émerveillement, tellement mon cœur débordait de gratitude à l’égard de ce collectif extraordinaire, appelé « diplomate de la chanson », qui diffuse ma culture au monde entier ! Et bien sûr, j’ai reçu rapidement un « oui » chaleureux à ma demande d’interview pour notre revue. Je vous présente Dr. W. Lewis Johnson, directeur des relations publiques de l’Association des anciens du Chœur russe de l’Université de Yale, reconnu aujourd’hui comme le plus connu dans son genre aux États-Unis.
Pourriez-vous parler de l’histoire de la création du Chœur de l’Université de Yale ? Qui a eu l’idée de le fonder ?

Le Chœur russe de l’Université de Yale a été créé en 1953 par Denis Mickiewicz, professeur émérite à l’Université Duke. Il est né en Lettonie dans une famille russe de riche culture musicale. Enfant doué pour la musique, il a entendu et joué de la musique dès les premiers jours de son enfance. Il chantait dans la chorale d’enfants de la cathédrale de Riga, jouait de la guitare et du piano.

Après la Seconde Guerre mondiale, il a vécu dans un camp avec sa famille et pratiquait la musique avec des Cosaques, des Yougoslaves et des Polonais. Plus tard, il a eu une réelle éducation musicale à Salzbourg, en Autriche où il travaillait comme assistant du chef du Chœur de l’Église.

En 1952, Mickiewicz et sa famille émigrent aux États-Unis. Il s’inscrit l’année suivante à l’école de musique de Yale et fonde l’année suivante le Chœur russe de Yale, avec George Litton. Il ne représentait au tout début qu’un petit groupe d’étudiants en langue russe.

Était-ce le désir de Denis Mickiewicz que le Chœur chante des œuvres en russe ? Qu’est-ce qui a inspiré ce concept ?

Les membres du Chœur étaient des étudiants désireux de mieux appréhender l’URSS, en concurrence avec les États-Unis pendant la guerre froide. Denis considérait la musique russe comme une fenêtre sur l’âme russe.

Mais le répertoire n’a jamais été exclusivement russe et incluait dès le début des chants en ukrainien et en slave d’église. Avec le temps, des airs d’autres républiques soviétiques et d’Europe de l’Est ont été ajoutés. Après la mort de Staline, les relations entre l’URSS et les États-Unis se sont quelque peu dégelées et il est devenu possible de présenter une tournée en Russie. Le Chœur a donc appris des chansons folkloriques américaines pour faire connaître la culture américaine aux Russes. À partir de ce moment-là, Denis et le Chœur ont considéré que leur mission n’était pas seulement de jouer de la belle musique, mais aussi de s’engager dans des échanges interculturels et de promouvoir la compréhension entre nos peuples.

Le Chœur a déjà plus de 70 ans. Quels sont d’après vous, les évènements majeurs qui ont marqué son histoire ?

En 1958, le Chœur a fait sa toute première tournée en Union soviétique. C’est ainsi qu’a commencé notre rôle de Diplomates du Chant. Vingt autres ont suivi en Russie et dans les républiques soviétiques.

En 1962, nous avons remporté le premier prix au Festival International de Chant Choral à Lille, en France, et en tant que lauréats, nous avons obtenu un contrat d’enregistrement avec Philips. Cela a contribué à nous propulser parmi les premiers groupes choraux d’hommes au monde.

L’une de nos tournées les plus importantes a eu lieu en 1968 en Europe de l’Est (nous n’avions pas le droit de voyager en URSS cette année-là). Lors de cette tournée, nous avons croisé le Chœur National de Géorgie. Ils nous ont appris des chants géorgiens, qui depuis, constituent une part majeure de notre répertoire.

En 1987, nous nous sommes produits lors d’un déjeuner du Département d’État américain en l’honneur de Monsieur et Madame Gorbatchev. En 1994, nous avons chanté pour Messieurs et Mesdames Eltsine et Clinton.

En 2020, la pandémie de COVID-19 est arrivée et nous avons participé à notre premier festival choral virtuel à Tbilissi, en Géorgie. C’est à ce moment que notre présence en ligne est devenue un élément important de notre rayonnement international. Cela vous a d’ailleurs permis de nous trouver.
Quand êtes-vous venus en Russie la dernière fois ? Quel accueil le public russe vous accorde-t-il ?

La tournée la plus récente en Russie a eu lieu en 2019. Depuis, il nous a été impossible de la visiter. Nous avons donné des concerts officiels mais parfois avons simplement chanté dans les rues où notre prestation attirait beaucoup de monde. Par exemple, nous avons chanté sur la Place Rouge à Moscou. Nous commencions par des chants religieux, juste pour nous présenter en tant que groupe américain puis quelques minutes après, nous passions aux chansons russes. L’effet était électrique sur le public tellement surpris et heureux qu’un collectif étranger connaisse leurs chansons traditionnelles. Peu à peu, les gens nous entouraient, nombreux, et posaient des questions. C’est ainsi que nous avons parlé avec des milliers de Russes au cours de nos tournées.

Parlez un peu de votre répertoire, quelles œuvres sont les plus importantes pour votre collectif ?

Derrière chaque morceau du répertoire du Chœur russe de l’Université de Yale se cache une grande histoire dans laquelle s’entremêlent des époques, des générations et des destins, des pays et des hommes.

Nous avons développé et acquis de nombreux arrangements au fil des ans. J’ai récemment édité et publié un nouveau recueil de notre répertoire historique. Ce faisant, j’ai inventorié autant de chansons que j’ai pu localiser, soit plus de 225.

Il existe un socle d’œuvres que la plupart des chanteurs connaissent, quel que soit le moment de leur arrivée au chœur. Certaines proviennent de compositeurs célèbres tels que Bortnyansky, Arkhangelsky, Tchaïkovski, Rimsky-Korsakov, Chesnokov, Chostakovitch, d’autres sont des chants traditionnels et des arrangements de chansons folkloriques et populaires. Les deux sont importants, mais pour des raisons différentes :

Les grandes œuvres chorales orthodoxes, parce qu’elles représentent une très grande musique si expressive, les chansons folkloriques parce qu’elles sont amusantes à chanter et transmettent l’âme de la Russie, et des autres pays dont nous chantons les mélodies. Ces chants touchent notre public en Russie et ailleurs.

Vous chantez beaucoup de chants religieux orthodoxes qui sont assez compliqués à interpréter. Pourquoi y accordez-vous tant d’importance dans votre sélection ?

Effectivement, le Chœur russe de l’Université de Yale a une large diversité de musique religieuse russe dans son répertoire. Certaines chansons ont été écrites par des compositeurs des XIXe et XXe siècles, et d’autres sont assez anciennes et traditionnelles. Les origines de leur apparition dans le répertoire du chœur remontent à 1953 et à son chef fondateur Denis Mickiewicz. Nous avons alors commencé à jouer de la musique orthodoxe pendant cette période soviétique, tandis qu’elle était presque interdite en URSS.

Denis et sa famille étaient des paroissiens de l’Église orthodoxe russe, d’abord en Lettonie, puis en Autriche et aux États-Unis. La mère de Denis, Ekaterina Petrovna, était la régente de la chorale de l’église, et Denis lui-même était chanteur et assistant du régent. Il connaissait donc très bien tout cela. Outre des chansons folkloriques et originales, Denis a ajouté une riche musique chorale orthodoxe russe au répertoire. La manière d’interpréter la musique religieuse qu’il nous enseignait était plus expressive que celle que l’on trouve habituellement dans les églises orthodoxes. Ekaterina Petrovna invitait parfois plusieurs chanteurs de notre chorale dans une église orthodoxe située près de l’université, mais nous avertissait de ne pas chanter trop fort ni dominer le prêtre qui était la figure principale du service. Denis nous a expliqué qu’à l’église, le chœur doit être discret. Mais lors d’un concert, lorsque le Chœur n’est pas à l’église, il a une tâche plus importante : il doit transmettre l’atmosphère et les émotions du service religieux : la dévotion des paroissiens, l’odeur de l’encens, les prières des vieux moines, les icônes lumineuses, etc. Tout cela nécessite une prestation vocale plus conséquente en concerts pour présenter la musique religieuse russe a un public majoritairement non orthodoxe aux États-Unis. Denis cherchait à communiquer certains effets et la beauté, à son avis, devait suivre.

Les membres du chœur appréciaient grandement la richesse de la musique et de l’art russe, mais l’accès aux ressources culturelles de la Russie (à l’époque de l’Union soviétique) et les contacts avec les chœurs soviétiques étaient très difficiles et limités. L’un des membres de la chorale décrit ainsi cette situation : « Nous regardions la Russie de très loin, comme à travers un télescope, ce qui déforme la perspective et rétrécit le champ de vision ».

Lorsque le Chœur russe de l’Université de Yale a finalement commencé une tournée en Union soviétique, nous étions presque toujours suivis par un agent du KGB. Habituellement, c’était un gars avec un chapeau noir et des lunettes de soleil et nous avons constamment su qui il était, ce n’était pas un secret. Il nous a été conseillé de ne jouer aucun air liturgique, rien qui soit en rapport avec Dieu, Jésus-Christ, la Vierge Marie, et surtout pas de chant avec le mot « Alléluia ». Et qu’avons-nous fait en descendant du bus à Moscou ? La première chose que nous avons chantée était « Béni soit l’homme », dont environ la moitié était avec des « Alléluia ».

Nous nous sommes sentis comme des pionniers, redécouvrant la musique religieuse et sacrée de Russie, qui à l’époque soviétique était complètement réprimée et très souvent pas jouée du tout.

Il est important de noter que peu d’entre nous sont des croyants orthodoxes, et pourtant nous trouvons une grande puissance dans l’interprétation de cette musique, quelque chose en elle-même de profondément personnel, que nous partageons.

Je crois que notre chorale a joué un rôle significatif dans la préservation de cette tradition musicale. Nous continuons à jouer cette musique en raison de sa beauté inhérente et nous tenons à la faire connaître en Occident.
Quel chant orthodoxe est le plus aimé et apprécié par les artistes du Chœur ?

Je crois que c’est le chant « Blazhen muzh » (Béni soit l’homme). C’est un chant en vers, tiré des premiers psaumes du Psautier, originaire de la Laure de Petchersk de Kiev, l’une des plus anciennes et un des lieux les plus vénérés de l’orthodoxie russe. Les théologiens chrétiens utilisent souvent cette image, créée par le prophète David, l’image de deux chemins : le chemin du juste et le chemin du pécheur. Le premier donne à une personne un vrai bonheur, le second le prive de ce bonheur et, avec lui, abolit le sens de la vie.

Comment organisez-vous le travail avec les paroles et les partitions pour ceux qui ne parlent pas russe ou d’autres langues ?

Notre Chœur chante en russe, en anglais, et encore en géorgien, en letton, en macédonien, en slovaque et en ukrainien. Personne ne parle couramment toutes ces langues, même si beaucoup les ont étudiées, plus ou moins. Parmi nous, il y a des locuteurs natifs du russe, mais la plupart ne le sont pas.

L’année dernière, j’ai édité et publié un nouveau recueil des chansons de notre répertoire, dont de nombreuses partitions peuvent être trouvées sur notre page Vkontakte. En éditant ces partitions, j’ai pris en compte le fait que nous avons des chanteurs possédant une large connaissance des langues que nous utilisons.

Tout d’abord, je me suis assuré que chaque pièce contenait les paroles originales et sa translittération côte à côte. Certains chanteurs sont capables de lire le texte original lorsqu’ils chantent, tandis que d’autres préfèrent la translittération. Dans mon cas, j’ai tendance à faire des allers-retours, d’une variante à l’autre. Il est parfois difficile de distinguer les mots lors de la lecture d’une translittération, et il est donc utile de disposer du texte original. J’ai également inclus des traductions anglaises de chaque texte.

Le recueil de chansons comprend une annexe expliquant comment prononcer chaque langue du répertoire, axée sur les mots des textes des chansons. Pour compiler cette annexe, j’ai dû rechercher la prononciation de chaque langue et l’expliquer aux locuteurs non natifs. Je savais déjà prononcer le russe, mais j’ai appris la prononciation correcte de l’arménien, du slave de l’Église, du géorgien, du hongrois, du letton, du macédonien, du slovaque et de l’ukrainien.

Dans certains cas, je demande à des locuteurs natifs de réciter des textes devant la caméra afin que les chanteurs puissent voir et entendre la prononciation. Je recherche également des enregistrements sur YouTube de locuteurs natifs chantant les chansons.

Quelle est votre histoire personnelle liée avec le Chœur ? Qu’est-ce que la chanson traditionnelle russe pour vous ?

Je me souviens de la première fois où j’ai entendu le Chœur russe de l’Université de Yale, lors d’un concert donné à mon lycée. J’ai été fort impressionné ! En fait, je me souviens tout particulièrement du chant « Blazhen muzh » (Béni soit l’homme). Il était inévitable que je rejoigne le Chœur lorsque je suis venu étudier à Yale. J’ai intégré le groupe alors que j’étais étudiant diplômé en informatique et depuis, j’y suis resté impliqué.

J’affectionne particulièrement le chant choral masculin a cappella. Et bien sûr, les Russes ont développé cette forme d’art à un niveau unique. Les grandes formations russes telles que le Chœur des cosaques du Don ont une puissance et une portée que nous, Américains, nous avons du mal à imiter.

J’aime également les chansons traditionnelles russes parce qu’elles sont expressives et parce que pour le peuple russe ces chansons sont très importantes (tout comme pour nous). Elles nous aident à trouver un terrain d’entente avec notre public russophone. Mais personnellement, ce sont les grandes œuvres chorales sacrées qui m’attirent le plus. Particulièrement des œuvres des compositeurs de la période romantique tardive : Arkhangelsky, Kastalsky, Rachmaninov, Kedrov et Chesnokov.

Donnez-vous souvent des concerts aux États-Unis ?

Oui, nous produisons des concerts tout au long de l’année. Certains sont organisés par les étudiants membres du Chœur, d’autres par d’anciens étudiants. Mais tous les membres sont invités à se joindre et à participer à n’importe quel concert. C’est une des choses que j’ai trouvées intéressantes et importantes lorsque j’ai rejoint le Chœur en tant qu’étudiant : quand nous donnons des concerts dans une ville, d’anciens étudiants vivant dans cette ville viennent chanter avec nous.

Le Chœur part en tournée, deux fois par an, parfois plus pendant l’année scolaire et une fois en été. L’année dernière, il a fait une tournée en Californie. J’ai animé un des concerts dans mon église. Nous avions l’habitude d’effectuer une tournée en Union soviétique ou en Russie une fois tous les deux ou trois ans. Malheureusement, la pandémie nous a obligés à suspendre nos projets. Nous espérons revenir bientôt en Europe et en Russie.

Tous les cinq ans, les anciens élèves organisent un grand concert, beaucoup reviennent à New Haven à cette occasion. La plupart des vidéos de notre chaîne YouTube proviennent de ces concerts d’anniversaire, en particulier les 60e, 65e et 70e anniversaires. Nous commencerons bientôt à planifier le 75e anniversaire.
Quelle est la mission de l’art choral dans la culture, à votre avis ?

Je pense que l’art choral a un rôle à jouer dans la préservation des traditions culturelles. Cela crée un sentiment de communauté. Il y a aujourd’hui une sorte d’isolement et de solitude aux États-Unis et dans de nombreux autres endroits. Le chant choral est un des moyens pour réunir les gens. Et cela peut contribuer à construire des ponts entre les pays et les cultures, à surmonter des conflits et des différences politiques.