Ça va faire un peu plus d’un an que j’ai décroché un diplôme d’anthropologie sociale. Après ce temps en dehors des institutions scolaires, où j’ai passé toute ma vie, j’ai décidé de m’engager dans une ethnographie afin d’écrire une thèse. J’ai choisi la frontière sino-russe comme terrain pour trois raisons :
D’abord, d’un point de vue personnel, j’ai décidé de devenir anthropologue, une profession qui me permet diverses explorations, et confrontations à un ailleurs lointain pour satisfaire ma curiosité perpétuelle, et mon désir de comprendre de quoi est fait le monde, en bref, la passion. Ensuite, il se trouve que mon environnement social parisien est majoritairement composé de jeunes Russes de ma génération, ce qui facilite mon accès à la localité sur laquelle je souhaite travailler, en passant par leurs anciens lieux de résidence, leurs amis, leur famille.
Enfin, Chine et Russie occupent une place prépondérante dans l’actualité mondiale. C’est pourquoi je suis convaincu que ce projet est pertinent, là où peu d’autres ont la possibilité de se déplacer. Et puis, j’ai vingt-huit ans, quelques économies… Alors si je veux « partir », c’est maintenant, avant d’avoir des responsabilités, me disais-je avant de commencer à planifier mon déplacement pour la Russie, qui a eu lieu d’août à novembre 2023.
Pourquoi venir ici à Blagovechtchensk, au bout de la Russie ? Question récurrente, forcément. J’ai appris qu’un téléphérique transfrontalier entre Heihe à Blago était en construction. Il s’agit du premier téléphérique transfrontalier mondial, et l’entreprise qui a obtenu le chantier est française.
Mon intuition est la suivante : d’un point de vue anthropologique, il serait intéressant d’observer comment, localement, les habitants russes de Blagovechtchensk et les Chinois de Heihe interagissent.
Puis, à une échelle plus globale, cette fois-ci, il est curieux d’avoir une entreprise française travaillant à relier matériellement ces deux pays qui défraient actuellement la chronique. Enfin, cette infrastructure permettra de faire passer des personnes d’un pays à l’autre. Nous ne parlons pas là de camions de marchandises. Ce seront des individus, avec leur langue, leurs traditions, leurs habitudes, — bref, tout ce qui intéresse un anthropologue —, qui seront transférés quotidiennement d’une rive à l’autre, ce qui aura certainement des effets singuliers à observer. Mais en attendant, faut-il encore que la construction aboutisse. Et puis, la coopération russo-chinoise existe déjà, ce qui me donne donc, d’ici là, de quoi travailler.
Voilà pour le projet. Encore me reste-t-il à me faire accepter, à la fois à Blagovechtchensk, mais aussi à Heihe, et même en France. Et tous les emails du monde ne vaudront pas une rencontre en chair et en os. Voilà pourquoi je suis venu, et pourquoi j’irai en Chine d’ici peu, pour établir un premier contact, me présenter moi et mon projet, et négocier l’acceptation de mon étude.
Je voulais aussi évoquer quelques « petites choses », plus légères, liées à mon expérience à Blago et plus généralement en Russie. Cela relève plutôt d’anecdotes, parfois amusantes ou incongrues, mais finalement pertinentes, car elles illustrent ce que c’est que d’être un Français à Blagovechtchensk vers la fin de l’année 2023. Elles montrent aussi, selon moi, la proximité qu’entretiennent Russes et Français. Choses à côté desquelles journalistes et géopoliticiens passent, sans avoir la possibilité d’en rendre compte. Cela suscitera éventuellement un peu de nostalgie chez mes copains russes qui me liront peut-être, et je l’espère, donnera envie aux lecteurs français de découvrir le pays plus en profondeur, au-delà du discours médiatique français actuellement dominant.
Je voudrais commencer par développer l’anecdote qui m’a le plus interloqué, avant d’en évoquer brièvement d’autres.
Sans que je comprenne pourquoi, on soulignait régulièrement chez moi le fait que j’étais « trop » poli et/ou gentil. Je ressentais qu’il y avait un « trop » de politesse, mais je ne comprenais pas vraiment comment m’en débarrasser. D’où cela me venait-il ? Que devais-je faire ? Les remarques étaient récurrentes, mais le mystère autour de la solution à ce « problème » restait entier, jusqu’à ce que j’évoque la question avec une amie russe, par téléphone, après mon retour en France :
Suite à ses explications, j’ai fini par comprendre qu’il était, de manière générale, bienvenu d’évoquer des choses qui ne vont pas ou qu’on n’aime pas. Si on répond toujours positivement quand on nous demande « ça va ? », comme on le fait en France, cela peut sembler surprenant pour un Russe. En France, on répond quasiment toujours « Oui, ça va et toi ? », et personne ne veut entendre parler de vos problèmes, surtout à Paris : Quoi ? Il faudrait prendre le temps de vous écouter et d’avoir un peu d’empathie ? Et puis quoi encore ? Je vais bien, tu vas bien, le monde continue de tourner, passons à autre chose.
Mais en Russie, d’après ce que j’ai compris, il vaut mieux qu’il y ait une balance entre positif et négatif. Et si on lance une grossièreté au passage, ça vous auréole d’un peu d’humanité : Donc, quand on vous demande « comment ça va ? » et que vous répondez seulement que tout va bien, que la vie est belle, mais que vous ne vous plaignez pas un peu, par exemple, de ce putain de froid qui vous gèle toutes les extrémités, de votre otite qui vous bouche l’oreille depuis une semaine, ou des andouilles qui ont passé la nuit a drifter au carrefour dans leurs jigouli tunée ou encore de ceux qui n’ont cessé d’envoyer des салют, eh bien, ça manque d’équilibre entre le positif et le négatif, et vous vous retrouverez être « trop » poli !
Voilà pour l’anecdote ayant le plus retenu mon attention durant mon séjour à Blagovechtchensk, mais il y en a beaucoup d’autres.
Tenez, les chutes de neige par exemple. Fin octobre, la neige est tombée. Je n’ai pas l’habitude d’en voir autant du jour au lendemain. J’associe toujours la neige à de bons moments, car à Paris ou Toulouse (où j’ai grandi) c’est un phénomène finalement assez rare.
Le premier jour, c’est agréable de marcher sur la neige qui s’enfonce sous le pied, avec un son et une sensation caractéristique faisant légèrement vibrer les chevilles.
Le lendemain, de la glace apparaît, suite à tous les pieds ayant foulé les mêmes endroits du trottoir enneigé. À partir de là, il faut s’habituer à marcher sur la surface glissante, surtout si on n’a pas les semelles adaptées spécialement pour ces conditions. La technique consiste à fléchir les genoux, pour abaisser son centre de gravité. Et surtout, ne pas avoir les mains dans les poches, car si on glisse un peu, on se rééquilibre avec les bras, dans un grand geste réflexe disgracieux (en m’arrêtant au feu rouge du passage piéton, j’ai plusieurs fois failli mettre un coup à des inconnus, à cause d’un réflexe de stabilisation, dans un ample mouvement du bras à peine contrôlable). Le jour suivant, on commence à s’habituer à cette nouvelle façon de pratiquer la rue dans ces conditions. Au milieu des trottoirs, la zone de glace s’élargit au fur et à mesure des heures, car il est préférable de marcher sur la neige qui n’a pas encore formé de glace, sur les côtés du passage glacé. Ce qui conduit parfois à plutôt marcher dans les endroits où il y a un peu de terre, à côté des trottoirs.
Ah, et il y a aussi le cas des escaliers gelés. Au bout du troisième jour enneigé, on dirait qu’ils se sont tous transformés en toboggan glacé. La glace recouvre l’ensemble des marches avec un angle infranchissable de quarante-cinq degrés. Mais en regardant bien où on met les pieds, et en s’accrochant des deux mains à la rambarde, on arrive à passer l’obstacle.
Puis les jours suivant, s’il n’a pas trop reneigé, la glace font petit à petit, laissant apparaître sur le trottoir, des trous sur lesquels on peut poser une partie du pied. Dans ces trous, le trottoir apparaît, offrant ainsi une surface agrippant efficacement la semelle. On cherche alors à poser les pieds dans ces trous, surgissant à des endroits aléatoires, ce qui casse le sens rectiligne de la marche et la régularité de l’intervalle entre chaque pas.
Plus tard, une fois à l’aise dans ces conditions de marche, on s’amuse à patiner sur les morceaux de trottoirs gelés qui sont toute la journée à l’ombre des immeubles et qui mettent beaucoup plus de temps à fondre que ceux exposés au soleil.
Par contre, il y a une épreuve qui reste difficile : traverser la route. Les pneus des voitures roulant sur la neige forment et maintiennent une patinoire impeccable pendant plusieurs jours d’affilé. De telle sorte qu’à pied, après avoir réussi à s’arrêter au feu rouge du passage piéton sans glisser — ni frapper quelqu’un par inadvertance, il faut encore parvenir à traverser la route, en se penchant encore plus bas vers le sol. Ajoutez à cela le décompte du feu vert pour piétons (que nous n’avons pas en France), et les gens qui arrivent d’en face, tout en gardant un œil attentif sur les personnes âgées au cas où elles glisseraient, et vous obtenez une épreuve d’agilité chronométrée qui pourrait faire partie d’une émission télévisée !
Finalement, je dirai qu’il vous faut une semaine pour maîtriser l’art de la marche par temps enneigé à Blagovechtchensk. Par ailleurs, j’ai remarqué que les Russes aiment beaucoup les diplômes et autres certificats. Peut-être en existe-t-il un pour la marche sur glace ?
Ensuite, il y a les barres de tractions et autres espaces de fitness qu’on retrouve disséminés un peu partout entre les immeubles de la ville. Quand j’étais sur place, j’ai pris l’habitude d’aller m’entraîner à faire de l’exercice là-bas quasiment tous les jours, avec un autre résident de l’hôtel dans lequel je séjournais.
Je voyais souvent des jeunes faire des acrobaties autour des barres de tractions, passant au-dessus, se balançant, se retournant. Ça m’a donné envie de faire pareil, mais j’ai du chemin à faire avant d’en arriver à leur niveau. Ces exercices matinaux sont la bonne habitude que j’ai ramenée de Russie en France. Le matin, je continue de descendre « aux barres » qui ont été installées par la mairie, dans une rue non loin de mon immeuble à Paris.
Enfin, le bania. Une des meilleures découvertes faites en Russie. Passer du très chaud au très froid, ça m’a plu. En général, on commence par le chaud. L’eau est versée sur les pierres chaudes, dans un grand pshiit. Quand on est installé au plus près du plafond, les lèvres, les narines, la gorge et le bout des oreilles brûlent. C’est pour ça qu’on porte une chapka, pour éviter d’avoir le bout des oreilles trop douloureux. Quelques secondes après la vague de chaleur, on se détend, on respire et on se liquéfie. On discute. Quasiment nu, tout le monde est pareil, pas de statut social. Certains se fouettent, seuls ou à plusieurs avec des branches de bouleau (c’est bon pour la peau). Puis il est temps d’aller au froid. En sortant du bania, tout le corps émet de la vapeur. Direction la rivière gelée (Зея). Un trou est percé au bord de la glace et on avance jusqu’à ce que l’eau arrive au milieu du tronc. Le froid vous mord, et la respiration s’accélère par réflexe. Ensuite on s’immerge complètement, tête sous l’eau, une, deux, trois fois. Puis on retourne vite vers le bania se mettre au chaud. On boit un thé. Et voilà, c’est le pied.
La liste de ces petites choses remarquables est encore longue… Il y a par exemple le paiement à la descente du bus, et pas à l’entrée, le tout avec votre carte bancaire (en France c’est à l’entrée et avec une carte spécialement faite pour les transports en commun. C’est quand même plus pratique en Russie !).
Il y a le design des portes d’entrée ; grandes, métalliques et robustes, le tvorog au petit déjeuner, le Freetime au déjeuner, les pelmenis au dîner, l’esthétique des voitures et leurs rétroviseurs positionnés un peu partout, les anciennes maisons en bois, les garages, les réunions de drift nocturne sur le parking glacé du флагман, les quelques chiens errants bagués, mon niveau de négoce déplorable au три кита pour acheter une chapka, les applications pour smartphone version russe, la notion de sécurité (sur les chantiers de construction ou sur les pas de tirs), le chauffage des bâtiments tellement efficaces qu’il faudrait mettre la climatisation, les coupures d’eau intempestives, et… Cette chose appelée « французский батон » au Кэш&Кэрри…
Bref, j’ai adoré découvrir Blago, ce fut riche en surprises et découvertes, et j’ai hâte d’y revenir.
Je ne suis toujours pas formellement inscrit en thèse au moment où j’écris. Mais j’imagine que mon projet va intéresser au moins un professeur d’anthropologie à Paris, et peut-être même pourquoi pas, un professeur en Russie, ce qui pourrait permettre d’établir une sorte de relation bilatérale, ou une co-direction de thèse. Malheureusement, aujourd’hui, des freins administratifs existent côté français et côté russe, vis à vis du travail des scientifiques européens sur le territoire russe. Peut-être des solutions existent-elles ? Après tout, dans les laboratoires des scientifiques, les nationalités sont censées s’effacer au profit de la rigueur méthodologique. De plus, je pense que le temps est au maintien des liens plutôt qu’à la dissension.
Cependant, je ne suis pas complètement naïf. J’ai conscience que les relations entre les gouvernements européens, notamment français, et russes sont pour le moins tendues, principalement à cause des transferts d’armement décidés par le gouvernement français – ajoutons à cela les déclarations récentes du président Français concernant l’envoi de troupes en Ukraine. Mais le travail que je me donne n’a pas pour but de juger ou condamner les actions de qui que ce soit. Moi, je veux comprendre, en allant sur place, ce qu’il en est de la réalité. Car ce qu’on nous rapporte à propos de la Russie en France est loin d’être rose, et j’ai du mal à croire aux terribles nouvelles que nous rapportent certains journalistes. Moi, j’ai l’envie de rester longtemps, un, deux ou trois ans, environ jusqu’à l’inauguration du téléphérique, pour voir comment les gens vont s’approprier cette nouvelle infrastructure, ainsi que les premiers effets que cela aura sur certains aspects des relations, transferts et autres échanges, entre Blago et Heihe.
Je voudrais revenir en Russie d’ici mai. Mais je me demande encore si je vais séjourner quelques mois en Chine avant, comme je l’ai fait en Russie. Il me faut encore me décider et me confronter à la réalité de la situation administrative, logistique, et financière, mais dans l’idéal, j’essaierai d’obtenir un visa qui me permettrait de résider pour une longue durée à Blagovechtchensk, et de profiter du fait que les Français n’ont plus besoin de visa pour entrer en Chine pour une durée inférieure à quinze jours, jusqu’à la fin de l’année 2024. Ce qui me permettrait, en théorie, de faire des allers et retours réguliers entre Blago et Heihe, situation optimale pour mon sujet en zone frontalière.
À mon retour, je parlerai mieux le russe, et j’aurai quelques connaissances sur la Chine. Car si ces trois mois m’ont permis d’en apprendre beaucoup sur la Russie, je ne sais toujours quasiment rien sur la Chine et la vie à Heihe, qui constitue cinquante pour cent de mon travail.
D’abord, d’un point de vue personnel, j’ai décidé de devenir anthropologue, une profession qui me permet diverses explorations, et confrontations à un ailleurs lointain pour satisfaire ma curiosité perpétuelle, et mon désir de comprendre de quoi est fait le monde, en bref, la passion. Ensuite, il se trouve que mon environnement social parisien est majoritairement composé de jeunes Russes de ma génération, ce qui facilite mon accès à la localité sur laquelle je souhaite travailler, en passant par leurs anciens lieux de résidence, leurs amis, leur famille.
Enfin, Chine et Russie occupent une place prépondérante dans l’actualité mondiale. C’est pourquoi je suis convaincu que ce projet est pertinent, là où peu d’autres ont la possibilité de se déplacer. Et puis, j’ai vingt-huit ans, quelques économies… Alors si je veux « partir », c’est maintenant, avant d’avoir des responsabilités, me disais-je avant de commencer à planifier mon déplacement pour la Russie, qui a eu lieu d’août à novembre 2023.
Pourquoi venir ici à Blagovechtchensk, au bout de la Russie ? Question récurrente, forcément. J’ai appris qu’un téléphérique transfrontalier entre Heihe à Blago était en construction. Il s’agit du premier téléphérique transfrontalier mondial, et l’entreprise qui a obtenu le chantier est française.
Mon intuition est la suivante : d’un point de vue anthropologique, il serait intéressant d’observer comment, localement, les habitants russes de Blagovechtchensk et les Chinois de Heihe interagissent.
Puis, à une échelle plus globale, cette fois-ci, il est curieux d’avoir une entreprise française travaillant à relier matériellement ces deux pays qui défraient actuellement la chronique. Enfin, cette infrastructure permettra de faire passer des personnes d’un pays à l’autre. Nous ne parlons pas là de camions de marchandises. Ce seront des individus, avec leur langue, leurs traditions, leurs habitudes, — bref, tout ce qui intéresse un anthropologue —, qui seront transférés quotidiennement d’une rive à l’autre, ce qui aura certainement des effets singuliers à observer. Mais en attendant, faut-il encore que la construction aboutisse. Et puis, la coopération russo-chinoise existe déjà, ce qui me donne donc, d’ici là, de quoi travailler.
Voilà pour le projet. Encore me reste-t-il à me faire accepter, à la fois à Blagovechtchensk, mais aussi à Heihe, et même en France. Et tous les emails du monde ne vaudront pas une rencontre en chair et en os. Voilà pourquoi je suis venu, et pourquoi j’irai en Chine d’ici peu, pour établir un premier contact, me présenter moi et mon projet, et négocier l’acceptation de mon étude.
Quelques choses et anecdotes
Je voulais aussi évoquer quelques « petites choses », plus légères, liées à mon expérience à Blago et plus généralement en Russie. Cela relève plutôt d’anecdotes, parfois amusantes ou incongrues, mais finalement pertinentes, car elles illustrent ce que c’est que d’être un Français à Blagovechtchensk vers la fin de l’année 2023. Elles montrent aussi, selon moi, la proximité qu’entretiennent Russes et Français. Choses à côté desquelles journalistes et géopoliticiens passent, sans avoir la possibilité d’en rendre compte. Cela suscitera éventuellement un peu de nostalgie chez mes copains russes qui me liront peut-être, et je l’espère, donnera envie aux lecteurs français de découvrir le pays plus en profondeur, au-delà du discours médiatique français actuellement dominant.
Trop « poli »
Je voudrais commencer par développer l’anecdote qui m’a le plus interloqué, avant d’en évoquer brièvement d’autres.
Sans que je comprenne pourquoi, on soulignait régulièrement chez moi le fait que j’étais « trop » poli et/ou gentil. Je ressentais qu’il y avait un « trop » de politesse, mais je ne comprenais pas vraiment comment m’en débarrasser. D’où cela me venait-il ? Que devais-je faire ? Les remarques étaient récurrentes, mais le mystère autour de la solution à ce « problème » restait entier, jusqu’à ce que j’évoque la question avec une amie russe, par téléphone, après mon retour en France :
Suite à ses explications, j’ai fini par comprendre qu’il était, de manière générale, bienvenu d’évoquer des choses qui ne vont pas ou qu’on n’aime pas. Si on répond toujours positivement quand on nous demande « ça va ? », comme on le fait en France, cela peut sembler surprenant pour un Russe. En France, on répond quasiment toujours « Oui, ça va et toi ? », et personne ne veut entendre parler de vos problèmes, surtout à Paris : Quoi ? Il faudrait prendre le temps de vous écouter et d’avoir un peu d’empathie ? Et puis quoi encore ? Je vais bien, tu vas bien, le monde continue de tourner, passons à autre chose.
Mais en Russie, d’après ce que j’ai compris, il vaut mieux qu’il y ait une balance entre positif et négatif. Et si on lance une grossièreté au passage, ça vous auréole d’un peu d’humanité : Donc, quand on vous demande « comment ça va ? » et que vous répondez seulement que tout va bien, que la vie est belle, mais que vous ne vous plaignez pas un peu, par exemple, de ce putain de froid qui vous gèle toutes les extrémités, de votre otite qui vous bouche l’oreille depuis une semaine, ou des andouilles qui ont passé la nuit a drifter au carrefour dans leurs jigouli tunée ou encore de ceux qui n’ont cessé d’envoyer des салют, eh bien, ça manque d’équilibre entre le positif et le négatif, et vous vous retrouverez être « trop » poli !
Voilà pour l’anecdote ayant le plus retenu mon attention durant mon séjour à Blagovechtchensk, mais il y en a beaucoup d’autres.
Marche par temps enneigé
Tenez, les chutes de neige par exemple. Fin octobre, la neige est tombée. Je n’ai pas l’habitude d’en voir autant du jour au lendemain. J’associe toujours la neige à de bons moments, car à Paris ou Toulouse (où j’ai grandi) c’est un phénomène finalement assez rare.
Le premier jour, c’est agréable de marcher sur la neige qui s’enfonce sous le pied, avec un son et une sensation caractéristique faisant légèrement vibrer les chevilles.
Le lendemain, de la glace apparaît, suite à tous les pieds ayant foulé les mêmes endroits du trottoir enneigé. À partir de là, il faut s’habituer à marcher sur la surface glissante, surtout si on n’a pas les semelles adaptées spécialement pour ces conditions. La technique consiste à fléchir les genoux, pour abaisser son centre de gravité. Et surtout, ne pas avoir les mains dans les poches, car si on glisse un peu, on se rééquilibre avec les bras, dans un grand geste réflexe disgracieux (en m’arrêtant au feu rouge du passage piéton, j’ai plusieurs fois failli mettre un coup à des inconnus, à cause d’un réflexe de stabilisation, dans un ample mouvement du bras à peine contrôlable). Le jour suivant, on commence à s’habituer à cette nouvelle façon de pratiquer la rue dans ces conditions. Au milieu des trottoirs, la zone de glace s’élargit au fur et à mesure des heures, car il est préférable de marcher sur la neige qui n’a pas encore formé de glace, sur les côtés du passage glacé. Ce qui conduit parfois à plutôt marcher dans les endroits où il y a un peu de terre, à côté des trottoirs.
Ah, et il y a aussi le cas des escaliers gelés. Au bout du troisième jour enneigé, on dirait qu’ils se sont tous transformés en toboggan glacé. La glace recouvre l’ensemble des marches avec un angle infranchissable de quarante-cinq degrés. Mais en regardant bien où on met les pieds, et en s’accrochant des deux mains à la rambarde, on arrive à passer l’obstacle.
Puis les jours suivant, s’il n’a pas trop reneigé, la glace font petit à petit, laissant apparaître sur le trottoir, des trous sur lesquels on peut poser une partie du pied. Dans ces trous, le trottoir apparaît, offrant ainsi une surface agrippant efficacement la semelle. On cherche alors à poser les pieds dans ces trous, surgissant à des endroits aléatoires, ce qui casse le sens rectiligne de la marche et la régularité de l’intervalle entre chaque pas.
Plus tard, une fois à l’aise dans ces conditions de marche, on s’amuse à patiner sur les morceaux de trottoirs gelés qui sont toute la journée à l’ombre des immeubles et qui mettent beaucoup plus de temps à fondre que ceux exposés au soleil.
Par contre, il y a une épreuve qui reste difficile : traverser la route. Les pneus des voitures roulant sur la neige forment et maintiennent une patinoire impeccable pendant plusieurs jours d’affilé. De telle sorte qu’à pied, après avoir réussi à s’arrêter au feu rouge du passage piéton sans glisser — ni frapper quelqu’un par inadvertance, il faut encore parvenir à traverser la route, en se penchant encore plus bas vers le sol. Ajoutez à cela le décompte du feu vert pour piétons (que nous n’avons pas en France), et les gens qui arrivent d’en face, tout en gardant un œil attentif sur les personnes âgées au cas où elles glisseraient, et vous obtenez une épreuve d’agilité chronométrée qui pourrait faire partie d’une émission télévisée !
Finalement, je dirai qu’il vous faut une semaine pour maîtriser l’art de la marche par temps enneigé à Blagovechtchensk. Par ailleurs, j’ai remarqué que les Russes aiment beaucoup les diplômes et autres certificats. Peut-être en existe-t-il un pour la marche sur glace ?
Aller “aux barres”
Ensuite, il y a les barres de tractions et autres espaces de fitness qu’on retrouve disséminés un peu partout entre les immeubles de la ville. Quand j’étais sur place, j’ai pris l’habitude d’aller m’entraîner à faire de l’exercice là-bas quasiment tous les jours, avec un autre résident de l’hôtel dans lequel je séjournais.
Je voyais souvent des jeunes faire des acrobaties autour des barres de tractions, passant au-dessus, se balançant, se retournant. Ça m’a donné envie de faire pareil, mais j’ai du chemin à faire avant d’en arriver à leur niveau. Ces exercices matinaux sont la bonne habitude que j’ai ramenée de Russie en France. Le matin, je continue de descendre « aux barres » qui ont été installées par la mairie, dans une rue non loin de mon immeuble à Paris.
En chapka au bania
Enfin, le bania. Une des meilleures découvertes faites en Russie. Passer du très chaud au très froid, ça m’a plu. En général, on commence par le chaud. L’eau est versée sur les pierres chaudes, dans un grand pshiit. Quand on est installé au plus près du plafond, les lèvres, les narines, la gorge et le bout des oreilles brûlent. C’est pour ça qu’on porte une chapka, pour éviter d’avoir le bout des oreilles trop douloureux. Quelques secondes après la vague de chaleur, on se détend, on respire et on se liquéfie. On discute. Quasiment nu, tout le monde est pareil, pas de statut social. Certains se fouettent, seuls ou à plusieurs avec des branches de bouleau (c’est bon pour la peau). Puis il est temps d’aller au froid. En sortant du bania, tout le corps émet de la vapeur. Direction la rivière gelée (Зея). Un trou est percé au bord de la glace et on avance jusqu’à ce que l’eau arrive au milieu du tronc. Le froid vous mord, et la respiration s’accélère par réflexe. Ensuite on s’immerge complètement, tête sous l’eau, une, deux, trois fois. Puis on retourne vite vers le bania se mettre au chaud. On boit un thé. Et voilà, c’est le pied.
Tvorog, chauffage, sécurité, applications… et tant d’autres observations
La liste de ces petites choses remarquables est encore longue… Il y a par exemple le paiement à la descente du bus, et pas à l’entrée, le tout avec votre carte bancaire (en France c’est à l’entrée et avec une carte spécialement faite pour les transports en commun. C’est quand même plus pratique en Russie !).
Il y a le design des portes d’entrée ; grandes, métalliques et robustes, le tvorog au petit déjeuner, le Freetime au déjeuner, les pelmenis au dîner, l’esthétique des voitures et leurs rétroviseurs positionnés un peu partout, les anciennes maisons en bois, les garages, les réunions de drift nocturne sur le parking glacé du флагман, les quelques chiens errants bagués, mon niveau de négoce déplorable au три кита pour acheter une chapka, les applications pour smartphone version russe, la notion de sécurité (sur les chantiers de construction ou sur les pas de tirs), le chauffage des bâtiments tellement efficaces qu’il faudrait mettre la climatisation, les coupures d’eau intempestives, et… Cette chose appelée « французский батон » au Кэш&Кэрри…
Bref, j’ai adoré découvrir Blago, ce fut riche en surprises et découvertes, et j’ai hâte d’y revenir.
Quant à mon travail
Je ne suis toujours pas formellement inscrit en thèse au moment où j’écris. Mais j’imagine que mon projet va intéresser au moins un professeur d’anthropologie à Paris, et peut-être même pourquoi pas, un professeur en Russie, ce qui pourrait permettre d’établir une sorte de relation bilatérale, ou une co-direction de thèse. Malheureusement, aujourd’hui, des freins administratifs existent côté français et côté russe, vis à vis du travail des scientifiques européens sur le territoire russe. Peut-être des solutions existent-elles ? Après tout, dans les laboratoires des scientifiques, les nationalités sont censées s’effacer au profit de la rigueur méthodologique. De plus, je pense que le temps est au maintien des liens plutôt qu’à la dissension.
Cependant, je ne suis pas complètement naïf. J’ai conscience que les relations entre les gouvernements européens, notamment français, et russes sont pour le moins tendues, principalement à cause des transferts d’armement décidés par le gouvernement français – ajoutons à cela les déclarations récentes du président Français concernant l’envoi de troupes en Ukraine. Mais le travail que je me donne n’a pas pour but de juger ou condamner les actions de qui que ce soit. Moi, je veux comprendre, en allant sur place, ce qu’il en est de la réalité. Car ce qu’on nous rapporte à propos de la Russie en France est loin d’être rose, et j’ai du mal à croire aux terribles nouvelles que nous rapportent certains journalistes. Moi, j’ai l’envie de rester longtemps, un, deux ou trois ans, environ jusqu’à l’inauguration du téléphérique, pour voir comment les gens vont s’approprier cette nouvelle infrastructure, ainsi que les premiers effets que cela aura sur certains aspects des relations, transferts et autres échanges, entre Blago et Heihe.
Je voudrais revenir en Russie d’ici mai. Mais je me demande encore si je vais séjourner quelques mois en Chine avant, comme je l’ai fait en Russie. Il me faut encore me décider et me confronter à la réalité de la situation administrative, logistique, et financière, mais dans l’idéal, j’essaierai d’obtenir un visa qui me permettrait de résider pour une longue durée à Blagovechtchensk, et de profiter du fait que les Français n’ont plus besoin de visa pour entrer en Chine pour une durée inférieure à quinze jours, jusqu’à la fin de l’année 2024. Ce qui me permettrait, en théorie, de faire des allers et retours réguliers entre Blago et Heihe, situation optimale pour mon sujet en zone frontalière.
À mon retour, je parlerai mieux le russe, et j’aurai quelques connaissances sur la Chine. Car si ces trois mois m’ont permis d’en apprendre beaucoup sur la Russie, je ne sais toujours quasiment rien sur la Chine et la vie à Heihe, qui constitue cinquante pour cent de mon travail.
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