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L'écriture anticoloniale de Mongo Beti dans "Ville cruelle"

2023-04
Mongo Beti, figure de proue de la littérature francophone africaine, s'engage tout au long de sa vie au travail anticolonial. Dans Ville cruelle, son premier roman, il décrit la vie urbaine des Africains pendant la période coloniale. L'essor des villes coloniales signifiant l’émergence des habitants urbains, la dichotomie spatiale et sociale a empêché la construction d'identité urbaine. Dans ce roman, Beti dévoile deux types d'oppression imposée sur la jeunesse africaine par d’un côté, le colonialisme et de l’autre côté, l’autorité traditionnelle. De ce point de vue, son exploration sur l'urbanisation africaine et la subjectivité des peuples africains s’avère indéniablement prévoyante.

Mongo Beti

Mongo Beti (de son vrai nom Alexandre Biyidi Awala), né à Akometam près de Mbalmayo, est un écrivain et essayiste camerounais bien connu. Ses œuvres littéraires ont été largement diffusées dans le monde francophone, dont plusieurs ont été sélectionnées dans les manuels de lecture destinés à l’enseignement secondaire. En 1953, il commence sa carrière littéraire avec la nouvelle Sans haine et sans amour, publiée dans la revue Présence Africaine. Un an après, sous le pseudonyme d'Eza Boto, il publie son premier roman, Ville cruelle, qui inaugure son œuvre romanesque. Paraissent par la suite plusieurs romans Le Pauvre Christ de Bomba(1956), Mission terminée (1957), Le Roi Miraculé (1958), Main basse sur le Cameroun, autopsie d'une décolonisation (1972), Remember Ruben (1974), Perpétue (1974), la Ruine presque cocasse d'un polichinelle (1979) et La France contre l’Afrique : retour au Cameroun (1993).

Beti continue à écrire jusqu'à sa mort en 2001, moment où sa trilogie est sur le point d’être achevée. Ville cruelle occupe une place liminaire dans cette riche production littéraire et contribue à la réputation de son auteur dans la littérature négro-africaine d'avant les indépendances. Tout au long de sa vie, il se bat contre le colonialisme. Dans Ville cruelle, Beti raconte l’aventure de trois jours d’un jeune Africain dans la ville coloniale pour dénoncer le vivre inhumain des Africains sous la domination coloniale.

Aventure dans la ville de Tanga

L'histoire se déroule dans une ville d'Afrique appelée Tanga. Le protagoniste Banda, un jeune Africain, vient du village de Bamila et arrive en ville avec ses fèves de cacao. Tanga est une ville typiquement coloniale, avec une colline au sommet de laquelle se trouve le bâtiment administratif du gouvernement colonial. Sur le versant sud de la colline s’étend une zone d'habitation des colons, connue sous le nom de « Tanga étranger », tandis que sur le versant nord se trouvent les quartiers délabrés des colonisés, connus sous le nom de "Tanga indigène". Bien que dans la même ville, il existe une interdiction d’accès entre les deux Tanga. Les Africains ne sont autorisés à entrer travailler dans le « Tanga étranger » que pendant la journée et doivent le quitter le soir. Avant l'établissement des villes coloniales, les Africains vivaient principalement en communautés. Sous l'impulsion des activités coloniales économiques, de nombreux Africains d’origine différente ont quitté leurs pays pour s'installer en ville, plus précisément dans des maisons exiguës et délabrées de « Tanga indigène ». Banda s'apprête à vendre sa récolte de deux cents kilos de cacao dont il escompte l'argent nécessaire pour se marier.

Cependant, après que Banda a remis les fèves au contrôleur, ce dernier les a brutalement brûlés. Fou de rage, Banda se révolte contre le contrôleur de sorte qu’il est tabassé et arrêté par les gardes régionaux. Après avoir perdu ses fèves de cacao, Banda rapporte son malheur à son oncle maternel qui habite en ville, mais celui-ci lui dit qu'il doit s'adapter à la "jungle urbaine" où le plus fort l'emporte sur le plus faible. Sur le chemin de retour, Banda surprend deux scènes tragiques : un accident de la circulation qui coûte la vie à un garçon, une émeute où des ouvriers d’usine infligent une sévère bagarre à leur patron blanc. S’abritant dans une case contre les torrents de pluie, Banda rencontre une jeune fille qui s’appelle Odilia. Celle-ci lui demande de l'aide pour son frère Koumé qui a pris la tête dans la bagarre et qui est poursuivi par les gardes. Banda promet de porter assistance mais malheureusement y échoue : Koumé s'est noyé en traversant la rivière. Banda ramène Odilia dans le village, puis retourne enterrer le corps de Koumé. Il a découvert par hasard une importante somme d'argent cachée sur le corps mais ne l'a pas prise. Il s’aperçoit que le marchand grec Démétropoulos a posé une énorme récompense pour sa valise perdue. Enfin, Banda l’a trouvée et a reçu la récompense. Après la mort de sa mère, Banda quitte le village avec Odilia. Dans ce roman, Beti présente trois thèmes narratifs majeurs : l'anticolonialisme, les forces anti-traditionnelles et l'anti-blanc-centrisme.

Opposition au colonialisme

L'écriture anticoloniale est la préoccupation majeure dans la carrière littéraire de Beti. Dans Ville cruelle, cette thématique s’insinue dans le dégoût de Banda pour la ville coloniale et sa haine contre les écoles coloniales. Pour lui, la douleur de la vie urbaine provient de deux aspects, la ségrégation et l’évangélisation du colonialisme. Le système d'apartheid imposé par les colonisateurs fait répartir la ville en deux univers, antithétiques par leur site, leur démographie, leurs modes de vie. Dans le roman, Beti décrit "Tanga étranger" comme suit, "Le Tanga commercial se terminait au sommet de la colline par un pâté de bâtiments administratifs, trop blancs, trop indiscrets. Ils flamboyaient au soleil." À l'opposé, le "Tanga indigène" est "le Tanga sans spécialité, le Tanga auquel les bâtiments administratifs tournaient le dos — par une erreur d’appréciation probablement — le Tanga indigène, le Tanga des cases, occupait le versant nord peu incliné, étendu en éventail." Le contraste frappant entre le "Tanga étranger" et le "Tanga indigène" implique une division générale de l'espace social. Dans Les Damnés de la Terre, Fanon désigne la ville coloniale comme un monde "compartimenté et divisé en deux", avec le monde "blanc, illuminé et asphalté" et l'autre "sans intervalles, les hommes y sont les uns sur les autres, les cases les unes sur les autres". La ville coloniale présentait ainsi deux visages : d'un côté, une métropole glorieuse et suzeraine et, de l'autre, un bidonville lugubre et chaotique. La ségrégation de l'espace urbain par le gouvernement colonial avait pour but de délimiter les activités sociales et de supprimer ainsi le multiculturalisme dû au regroupement multiethnique des habitants du nord. Banda éprouve de l’aversion pour le système éducatif colonial. Il est orphelin de père, couvé par sa mère qui l’accompagne toujours. Sa mère lui est sévère et possessive, ensuite l'a envoyé dans des écoles évangéliste et coloniales dans l'espoir qu'il devienne un prêtre. Banda détestait le système éducatif colonial parce qu'à l’école, il n'avait pas reçu une bonne éducation, "Je trimais depuis huit ans dans leur école à planter, à arracher des pommes de terre, et jamais à faire ce qu’on fait habituellement dans une école, quand ils s’avisèrent que j’étais vraiment trop grand et me boutèrent à la porte, sans aucun diplôme, naturellement." Ainsi, Banda n'arrive pas à obtenir le diplôme scolaire ni à réussir le catéchisme de l'église. En conséquence, il n’est pas capable de s’intégrer à la société coloniale. De toute évidence, l’acculturation de Banda s’avèrent avortée sous la politique d'assimilation coloniale. Cependant, son expérience scolaire lui a permis d'apprendre les mathématiques de base et de connaître la configuration de la civilisation occidentale, ce qui l'a rendu réfractaire à l’autorité traditionnelle exercée par la gérontocratie. Il ne pouvait plus s'adapter à la vie communautaire traditionnelle. Ainsi, à la fin du roman, Banda quitte le village de Bamila. Cela fait écho au départ de Banda dans le premier chapitre et exprime ainsi la vision de Beti auprès des jeunes Africains à quitter leurs villages et embrasser la modernité.

Opposition à la gérontocratie

La déconstruction de l’autorité traditionnelle est une autre thématique dans la création littéraire de Beti. Dans Ville cruelle, Banda s’indigne contre son oncle Tonga, ce qui signifie une opposition entre les jeunes Africains et la gérontocratie traditionnelle. Dans le village, l'oncle Tonga endoctrine constamment la jeune génération sur les méfaits du système colonial. On trouve ainsi un exemple emblématique du discours dont se sert-il pour renforcer son autorité lorsqu’il se dispute avec Banda en lui rappelant, "Ne quittez pas la voie de vos pères pour suivre les Blancs : ces gens-là ne cherchent qu’à vous tromper. Un Blanc, ça n’a jamais souhaité que gagner beaucoup d’argent. Et quand il en a gagné beaucoup, il t’abandonne et reprend le bateau pour retourner dans son pays, parmi les siens qu’il n’aura pas oubliés un instant, cependant qu’il te faisait oublier les tiens ou tout au moins les mépriser. Un Blanc, ça n’a pas d’ami et ça ne raconte que des mensonges : ils s’en retournent conter dans leur pays que nous sommes des cannibales ; est-ce que tu me vois, moi, ou ton grand-père, ou ton arrière-grand-père, tous ceux dont je t’ai si souvent parlé, mangeant de l’homme ? Pouah !... Ne vous laissez plus attirer par les Blancs. Que vous apportent-ils ? Rien. Que vous laissent-ils ? Rien, pas même un peu d’argent. Rien que le mépris pour les vôtres, pour ceux qui vous ont donné le jour... " Son avertissement est à la fois une manifestation du pouvoir légitimé par la tradition et une justification de l'affirmation que tout écart par rapport à la tradition est un vice. Dans cette œuvre, l'indignation de Beti contre la tradition africaine se concentre sur les coutumes du mariage. À cette époque-là, la dot avait été abandonnée dans certains villages des Bantous, comme c’est le cas dans le village natal d’Odilia, tandis que le village de Bamila maintient encore la pratique. En effet, l'adhésion à la tradition africaine signifie explicitement la résistance à l'influence occidentale. Néanmoins, dans une société qui est clairement en phase de transition, cela implique aussi la réticence à évoluer et à se séparer du tribalisme. D’après Beti, la tendance conservatrice de la gérontocratie a fait naître une autre sorte d’oppression que le colonialisme. Il faut donc se pencher sur les liens tacites qui unissent les deux types d'oppression et qui font parfois des oncles les alliés objectifs du pouvoir colonial. Une tradition telle que la dot sert enfin les intérêts économiques du commerce colonial puisqu'elle contraint les jeunes à entrer dans le système monétaire pour escompter leurs récoltes. On peut dire que l'hégémonie culturelle coloniale et la tyrannie de la tradition communautaire fusionnent pour opprimer les jeunes Africains qui, comme Banda, ont été éduqués et cela les a poussés à se révolter.

Opposition à l’européocentrisme

Ville cruelle présente également la dialectique du Même et de l’Autre, autrement dit du « blanc » et du « noir ». Dans la littérature de la colonisation, les Noirs n'ont pas acquis de subjectivité comme un genre humain à part entière. Ils sont toujours l’Autre colonisé au regard du colonisateur « blanc », comme l'illustre la famille noire ignorante dans Voyage au bout de la nuit. Beti confie la perspective narrative à Banda, lui donnant "le pouvoir de regarder l'homme blanc". Alors que le contrôleur inspecte les fèves de cacao, Banda est assez stressé mais il surveille encore ses mouvements tout en observant secrètement son visage : "Le contrôleur s’était mis à sélectionner les fèves, une à une, sans arrêt, avec application ; son couteau lançait de menus éclairs. Il avait le visage fermé, l’œil rétréci." À ce moment-là, Banda se montre à la fois nerveux et effrayé, mais dans son esprit, il réfléchit avec indignation, "Pour être sèches, elles étaient sèches. Mais alors quoi ? Est-ce qu’elles étaient moisies au-dedans ?" Lorsque le contrôleur demande à brûler les fèves, Banda a rugi de fureur : "Non, ce n’est pas vrai ! Mon cacao est bon !" Sa réaction témoigne de sa subjectivité. En d'autres termes, l'auteur représente en Banda un Africain qui a sa propre subjectivité, et lui permet d'observer l'homme blanc d'une perspective d’un Noir, ce qui place l'homme blanc dans la position de l’Autre. Dans le processus narratif, Beti adopte une structure non linéaire. Bien qu’il ait mentionné à trois reprises dans le texte le caractère narratif d’une "chronique", l'aventure de trois jours (du vendredi au dimanche) de Banda est régulièrement coupée de ses souvenirs d'enfance. Ces souvenirs, sous forme de monologues internes, rappelle à Banda ses parents, sa peur des écoles coloniale et religieuse, son aversion pour l’autorité de la tradition, perturbant ainsi le rythme linéaire du récit et soulignant la subjectivité narrative de Banda. Beti a choisi une expression française relativement "orthodoxe". Dans Voyage au bout de la nuit, Céline a initié le "pidgin français" lors des conversations entre Blancs et Noirs, à la fois pour imiter les expressions françaises non soutenues des colonisés et pour souligner l'attitude arrogante des colonisateurs. En revanche, Beti n’a pas choisi un "pidgin camerounais" mais plutôt un style d'expression française sérieux, ce qui est lié sans doute à son expérience professionnelle. À partir de 1959, Beti a enseigné dans un lycée français et, sept ans plus tard, il a passé son agrégation de Lettres classiques, entamant ainsi une carrière de 35 ans dans l'enseignement. En même temps, le "français sérieux" de Beti serait la preuve que les écrivains francophones sont tout à fait capables de maîtriser l’écriture française. La stratégie narrative de Beti rompt ainsi avec une vision centrée sur les Blancs, reflétant à la fois la subjectivité narrative des Noirs et la dignité et la conviction des intellectuels africains.

Promotion de la libération nationale

En 1978, Beti fonde avec son épouse Odile Tobner la revue Peuples Noirs, Peuples Africains qu’il soutient financièrement avec les gains tirés de la bonne vente de son roman Main basse sur le Cameroun, autopsie d'une décolonisation, dans laquelleil dénonce de manière constante et déterminée le néocolonialisme occidental et la dictature dans certains pays africains. L’absence de justice pénale, la corruption de police ou la lutte inachevée pour la liberté nationale, ce sont autant de thématiques qui occuperont une place majeure dans sa trilogie posthume.

En 1991, Beti retourne au Cameroun et publie deux ans plus tard La France contre l'Afrique, retour au Cameroun. Dans cet essai d’observation sociologique et politique du Cameroun, Beti conclut qu’il faut créer des emplois en zone rurale, ce qui conduit plus tard à sa culture des tomates et son élevage de porcs dans son village. Si dans L'Histoire du fou, il s’accorde une perspective plutôt voyageuse dans la critique de l'intervention politique française en Afrique, il s'intéresse désormais à l'Afrique et à ses relations avec le monde extérieur dans Trop de soleil tue l'amour. En s’investissant de façon continuelle dans un narratif anticolonial qui conçoit "le peuple" comme victime de forces malsaines, Beti prend dès lors une perspective inhérente par une meilleure compréhension de la complexité quotidienne camerounaise que dans ses romans d’exil. Dans la trilogie posthume, son récit est bien ancré dans les conditions sociales du Cameroun et il explore les dysfonctionnements de la société africaine. Il se sert de la production littéraire en tant que principal moyen de parvenir à la libération nationale en Afrique. C’est dans cette logique que Beti se montre intransigeant envers la tranquillité et l’authenticité conçues dans l’œuvre romanesque L’Enfant Noir de l'écrivain guinéen Camara Laye. Dans un article paru dans Présence Africaine d’avril-juillet 1955 significativement intitulé Afrique noire, littérature rose, Beti lui accuse la volonté spontanée d’éluder le traumatisme colonial et la responsabilité d’un écrivain africain dans une époque critique. Par cet article polémique, il lui reprochait de s’être laissé aller à un "pittoresque de pacotille" et d’avoir négligé la réalité du monde nègre en écrivant comme suit, "Car la réalité actuelle de l’Afrique noire, sa seule réalité profonde, c’est avant tout la colonisation et ses méfaits. Il s’ensuit qu’écrire sur l’Afrique noire, c’est prendre parti pour ou contre la colonisation. Impossible de sortir de là." Pour des écrivains assumant le fardeau de la dénonciation coloniale comme Beti, la littérature africaine a la responsabilité de déconstruire le colonialisme. Beti ne s'est pas limité à la création littéraire, il a également agi concrètement : la fondation des associations pour aider au développement rural, l’ouverture des librairies pour encourager le peuple à lire, ainsi que la publication des magazines pour dénoncer la corruption et l’injustice sociale. Par son « combat », il veut éveiller l'esprit des Africains et favoriser leur libération fondamentale.

Ville cruelle a de multiples métaphores. Si la figure orpheline de Banda fait allusion à la tradition culturelle africaine, son vécu représente le difficile début de la modernité africaine et le nébuleux avenir des nations émergentes. Dans le portrait de la ville coloniale dessiné par Beti, les Africains sont piégés dans « deux Tanga, deux mondes, deux destins » et doivent faire face à la transformation sociale et à la reconstruction identitaire. Ce récit est à la fois un témoignage de l’évolution de la société africaine et une poursuite inlassable de l’émancipation du continent africain. En même temps, la lutte anticoloniale de Beti n'est pas seulement une réplique au discours colonialiste, mais aussi un avertissement auprès des Africains pour éviter l'effacement imperceptible de leur identité et dignité nationales, et un appel à la reconstruction pour la nouvelle société africaine. Après trente-deux ans d'exil, Beti est retourné au Cameroun pour contribuer au développement de la société camerounaise. Au cours de sa carrière, il a continué à écrire pour le peuple camerounais et à reconstruire son identité. Son écriture témoigne de sa confiance dans le triomphe de l’émancipation nationale, l'instauration de la démocratie et l'avènement de la justice sociale.