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Ahmadou Kourouma : Voltaire de l’Afrique

2023-04
Écrivain ivoirien d’origine malinké avec seulement une pièce de théâtre et quatre romans et demi écrits en trente ans, Ahmadou Kourouma (1927-2003) est pourtant salué comme l’une des plus grandes voix de l’Afrique noire et l’un des écrivains africains de langue française les plus importants. C’est un auteur certes célébré (et parfois critiqué) depuis de nombreuses années, qui néanmoins n’attire pas encore suffisamment l’attention du grand public français. De la colonisation aux indépendances et des dictatures aux génocides, l’histoire de Kourouma se place sous le double signe de la violence et de la souffrance. Comme « les larmes des déshérités et des désespérés ne peuvent être assez abondantes pour créer un fleuve ni leurs cris de douleur assez perçants pour éteindre des incendies », Kourouma a pris la plume et a composé une fresque flamboyante qui explore sans complaisance l’histoire de l’Afrique contemporaine.

Né dans une famille de commerçants et de chasseurs d’un village au nord de la Côte d’Ivoire, Kourouma passe son enfance entre Togobala (aujourd’hui en Guinée) et Boundiali (de l’autre côté de la frontière, en Côte d’Ivoire). Son père est un homme dur, et il a l’habitude de violenter sa mère, ce qui finit par fâcher tout le village. Par conséquent, conformément à la tradition chez les Malinkés, Kourouma est confié à son oncle maternel. Il grandit chez ce dernier sans voir sa mère jusqu’à ses 26 ans. Chasseur, infirmier, il est musulman féticheur fidèle à l’islam noir. Son oncle l’inscrit à l’École primaire supérieure de Bingerville, dans la banlieue d’Abidjan. C’est là que ses aptitudes aux mathématiques se sont révélées.

En 1947, à l’âge de 20 ans, Kourouma va à Bamako pour suivre les cours de la grande école technique régionale. Mais à quelques semaines seulement de la fin de sa dernière année scolaire, il dirige un mouvement de révolte contre la nourriture infecte et le linge en piteux état. Vite catalogué comme agitateur, il est donc expulsé sans diplôme. Il s’engage ensuite dans l’armée coloniale en Côte d’Ivoire. Comme il refuse de retourner les armes contre ses compatriotes, le caporal Kourouma est encore une fois mis à l’écart.

En 1951, Kourouma est incorporé dans l’armée française des indigènes africains lors de la guerre d’Indochine, où son caractère s’est forgé et son destin s’est mis en marche. Il a ainsi dit de son état d’esprit pendant cette période-là : « J’ai trop de force morale. Je ne fume plus ; ne bois plus ; je ne cours plus les femmes. J’ai un but à accomplir. » Quatre ans plus tard, il retourne en Côte d’Ivoire. Mais très vite, déçu par la situation sur place au point de définitivement quitter l’armée, il part en France pour suivre des études, car « les Africains ne désirent pas se battre pour l’indépendance, la Côte d’Ivoire se bat pour devenir un département français ! »

De 1957 à 1959, Kourouma demeure quai Claude Bernard à Lyon, où il rencontre sa femme, Christiane. En 1959, il réussit à obtenir son diplôme universitaire et à devenir le premier actuaire africain. En juillet 1961, accompagné de sa femme et de sa petite fille, Kourouma rentre dans sa ville natale d’Abidjan, tout en ayant « la ferme ambition de jouer les premiers rôles dans le redressement économique de la Côte d’Ivoire. » Mais en janvier 1963, le président Félix Houphouët-Boigny alors au pouvoir emprisonnait tout individu pouvant constituer une menace pour sa personne, au nom d’un complot qui n’a pourtant jamais existé. Heureusement pour lui, sa femme étant française, Kourouma a la chance d’être épargné, mais il ne peut plus exercer sa profession. En voyant ses amis maltraités et déportés, Kourouma, qui a déjà 36 ans, prend la plume et commence à écrire ; ainsi qu’il l’a toujours dit : « Je suis devenu écrivain par nécessité. »

Kourouma a couché sur le papier une douleur à la mesure de son lourd silence intérieur. Il lui faut sept mois pour finir son premier livre Les Soleils des indépendances, mais il passe presque cinq ans pour le faire éditer. Peut-être en raison du manque d’égards vis-à-vis d’un français gaiement accouplé aux rythmes du malinké et de la relecture au vitriol de l’histoire africaine des années 60, Kourouma ne parvient pas à publier son ouvrage en France. Pourtant en 1967, la revue d’Études française de l’Université de Montréal se montre intéressée par les manuscrits de Kourouma et se décide à le financer. En 1968, grâce à l’éditeur canadien Georges-André Vachon, son roman est édité au Québec. Après la publication de ce livre, Kourouma gagne de nombreux prix tels que le prix de la Francité au Québec, celui de l’Académie royale de Belgique, et celui de la Fondation Maillé-Latour Landry de l’Académie française. Portant un regard très critique sur les gouvernants de l’après-décolonisation, le roman Les Soleils des indépendances consacre Kourouma comme l’un des écrivains les plus importants du continent africain, et est donc considéré par beaucoup comme le livre fondateur de la littérature africaine de langue française.

En 1969, grâce à « l’amnistie » du président ivoirien, Kourouma a l’occasion de retourner s’installer dans son pays natal. Cinq ans plus tard, il sort son unique pièce de théâtre Le Diseur de Vérité. Le 6 décembre 1972, cette pièce est présentée en grande première au Théâtre de la Cité d’Abidjan. Elle est si bien accueillie que l’on envisage de la retransmettre à la télévision. Mais la rumeur la présentant comme « une pièce révolutionnaire » enfle au point que des dirigeants nationaux de haut niveau demandent à Kourouma de quitter le pays. Par conséquent, cet écrivain dont le nom était sur toutes les langues part au Cameroun et y reste pendant dix ans comme directeur général à l’Institut international des Assurances de Yaoundé.

Après 20 ans de silence, en 1990, Kourouma publie son deuxième livre Monnè, outrages et défis, dont les histoires dénoncent les malheurs de l’Afrique pendant la période coloniale : Djigui Keita, roi de Soba, croyant pouvoir composer et ruser avec le colonisateur, se trouve pris au piège de compromissions aussi multiples que difficilement gérables. Quand on demande à Kourouma pourquoi il lui a fallu 20 ans pour finir son deuxième roman, il explique qu’il était déraciné, en exil, et qu’il avait besoin d’être dans son environnement malinké pour exciter son imagination. En 1994, cet expert en assurance prend sa retraite et commence à se concentrer totalement à la création littéraire à Abidjan.

En 1999, le troisième roman de Kourouma En attendant le vote des bêtes sauvages paraît. Dans un premier temps, Kourouma veut nommer son œuvre le Donsomana du guide suprême ; ou encore FASSA purificatoire du Guide Suprême ; mais finalement, inspiré par les paroles de l’un de ses compatriotes (« si d’aventure les gens ne votaient pas pour Eyadema, les bêtes sauvages sortiraient de la forêt et voteraient pour lui »), il décide d’éditer son livre sous le titre En attendant le vote des bêtes sauvages. Avec ce roman, Kourouma remporte le prix du Livre Inter ainsi que le Grand Prix de la Société des gens de lettres. C’est sans aucun doute grâce à ce livre que Kourouma a élargi son public. Aux yeux de la critique, le roman En attendant le vote des bêtes sauvages confirme définitivement son talent. Comme Kourouma le dit : « En attendant le vote des bêtes sauvages est le plus préféré des trois romans que j’ai écrits. »

En 2000, Kourouma publie son quatrième roman, Allah n’est pas obligé, consacré aux enfants de Djibouti. C’est un roman racontant l’histoire de Birahima, un orphelin de dix ans qui, ayant tout perdu, n’a d’autre recours, malgré son jeune âge, que de devenir un mercenaire dans les régions d’Afrique en guerre comme le Liberia ou la Sierra Leone : un enfant-soldat qui se trouve, comme tel, confronté aux pires horreurs. Ce livre reçoit le prix Renaudot dès sa publication, mais rate le prix Goncourt à une voix près. Puis à Rennes, il gagne le prix Goncourt des lycéens. La même année, le jury lui décerne le prix Amerigo-Vespucci lors du Festival international de géographie, quelques mois après avoir été couronné du prix Jean Giono pour l’ensemble de son œuvre, prix accompagné d’un chèque de 50 000 francs. Le PEN Club International de la Côte d’Ivoire déclare même que Kourouma est « nobélisable ».

Au matin du 11décembre 2003, Ahmadou Kourouma décède à Lyon. « Comme s’il découvrait enfin le bonheur de dormir », dira sa fille Nathalie. Ce grand écrivain, combattant de la démocratie, défenseur humanitaire s’est éternellement endormi. Un an après sa mort, son dernier ouvrage inachevé Quand on refuse, on dit non sera publié. Ce livre montre que Birahima, enfant-soldat de Allah n’est pas obligé, reprend les armes et se joint à la guerre civile de la Côte d’Ivoire, éclatée en 2002. Dans cette œuvre inachevée, Kourouma avait l’intention de faire le point sur l’évolution et les changements politiques, économiques, culturels et religieux en Côte d’Ivoire depuis la Seconde Guerre mondiale et de discuter des véritables causes des guerres tribales et des bouleversements dans lesquels le pays d’Afrique occidentale était plongé. Malheureusement, il meurt avant que son ouvrage ne soit terminé.

Bien que Kourouma n’ait écrit que quatre romans et demi tout au long de sa vie, il a touché tous ceux qui s’intéressent au sort de l’Afrique avec un sens de la responsabilité sociale et de la force morale. Marquées par une forte conscience morale et une attitude critique envers la réalité, les œuvres de Kourouma renvoient centralement à l’identité de l’homme africain qui est prise entre colonisation et décolonisation, tradition et modernité, ethnicité et nationalisme, humanisme et barbarie, sous-développement et mondialisation. Nous pouvons dire que Kourouma est un écrivain au sens profondément humaniste, fort, rustique, avec la même force humaniste que Voltaire en France. Pour cette raison, il est reconnu comme le « Voltaire de l’Afrique ».