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Tahar Ben Jelloun et son Maroc

2023-04
Né en 1944 dans la ville de Fez, au nord du Maroc, Tahar Ben Jelloun s'est installé en France en 1961 et est considéré comme l'un des principaux écrivains francophones du Maghreb.

La littérature de Tahar Ben Jelloun est une fusion de folklore arabe et de littérature française, qui se concentre sur les opprimés et les groupes marginalisés, tels que les prisonniers soumis à une politique centralisée, les femmes musulmanes soumises au patriarcat, les immigrés nord-africains victimes de discrimination raciale et les réfugiés palestiniens après la guerre au Moyen-Orient, afin d'exposer les maux de la société. Son travail a quelquefois été accusé de répondre aux goûts esthétiques occidentaux et d'être éloigné de la réalité marocaine. Tahar Ben Jelloun a démenti ces propos et a affirmé à plusieurs reprises que, bien qu'il écrive en français, ses œuvres font toujours partie de la littérature arabe. Il a parlé de son amour profond pour le Maroc et tient à écrire sur sa relation avec sa patrie, à écrire pour le peuple de son pays.

Il conserve sa nationalité marocaine et retourne dans son pays pour y passer quelques mois chaque année. Il examine et comprend les relations politiques et culturelles complexes au sein de la société marocaine, de l'Afrique du Nord-Ouest, de la péninsule ibérique et de la France, dans une perspective à la fois française et marocaine.

Comme beaucoup d'écrivains, Tahar Ben Jelloun a commencé par écrire des poèmes, dont le style est fortement lyrique. Depuis les premiers temps de son écriture, où il chantait son adolescence, son amour et ses souvenirs du Maroc, jusqu'à ses descriptions de l'histoire et de la culture, ses œuvres portent la marque de la fusion et de l'influence mutuelle de la culture arabe de l'Afrique du Nord-Ouest et de la langue française. Les romans de Ben Jelloun sont principalement basés sur les conditions de vie des Marocains, façonnant le paysage humain unique du Maroc. Les liens humains et les causes historiques entre les pays d'Afrique du Nord et du sud de la Méditerranée et les pays d'Europe du Sud et du nord de la Méditerranée sont présentés à travers les destins personnels dans un contexte de conflit culturel. En 1973, Ben Jelloun a publié son premier roman, Harrouda. Tiré des expériences des immigrés que Ben Jelloun a observés pendant ses études à Paris, le roman dépeint la douleur et le chagrin du cœur d'un immigré marocain en France. Depuis, il a publié un certain nombre de romans sur la condition de vie des Marocains, comme La réclusion solitaire (1976), Moha le fou, Moha le sage (1978), La prière de l'absent (1981). Les protagonistes de ces romans sont des Marocains des classes moyennes et inférieures, des immigrés qui ne parviennent pas à trouver un sentiment d'appartenance en France, le malheureux destin d’une gentille prostituée, des travailleurs opprimés par le capital et le pouvoir, etc.

L'enfant de sable, paru en 1985, est un succès irremplaçable de Ben Jelloun, suivi de La nuit sacrée (1987), qui lui a valu le prix Goncourt. Ces deux romans, ainsi que La nuit de l'erreur, publiée en 1997, explorent le statut social et culturel des femmes au Maroc. La figure féminine est souvent au centre de l'œuvre de Tahar Ben Jelloun, comme la mère traditionnelle, la femme intellectuelle, la prisonnière, la prostituée, la sorcière… tout en reconnaissant le thème féministe, il a souligné également son objectif créatif de refléter le monde en dépeignant la condition féminine.



L'enfant de sable et La nuit sacrée racontent l'histoire d'une jeune fille marocaine née dans une famille sans héritier mâle et forcée de grandir en tant qu'homme par la volonté de son père. L'histoire de cette fille, qui peut être considérée comme un symbole de la patrie de l'auteur, se déroule dans la première moitié du XXe siècle, lorsque le Maroc était sous la domination coloniale française. La lutte de la fille dans une société dominée par les hommes correspond à la lutte anticoloniale du Maroc, tandis que la perte d'équilibre et la quête d'équilibre dans l'identité de genre de la protagoniste illustrent la complexité et l'incertitude du Maroc dans le processus d'indépendance nationale et de décolonisation.

Ce qui arrive à la jeune fille marocaine dans L'enfant de sable découle de l'oppression du patriarcat traditionnel, car le père, craignant la crise de pouvoir, de statut et d'honneur qu'entraînerait l'absence d'un héritier mâle, l’a privé de force de son identité féminine. Elle a été soumise à la circoncision simulée des garçons, et son père lui a ordonné d'épouser sa cousine malade. Au sens métaphorique, le père symbolise le système colonial français qui a forcé les différents groupes sociaux du Maroc (musulmans arabes, Berbères, Juifs) à renoncer à leurs langues et identités nationales. La crise d'identité de la fille se transforme donc en une crise des colonisés, et sa lutte pour retrouver sa propre identité prend une double dimension anti-patriarcale et anticoloniale. Ayant grandi dans un monde patriarcal, la fille est déjà habituée à occuper une position patriarcale dans la société islamique, alors que sa féminité commence à émerger:« J’ai un comportement d’homme, ou plus exactement on m’a appris à agir et à penser comme un être naturellement supérieur à la femme. Tout me le permettait : la religion, le texte coranique, la société, la tradition, la famille, le pays… et moi-même… ». « … J’entrevoyais tous ces bas-ventres charnus et poilus. […] je ne pouvais pas être comme elles… C’était pour moi une dégénérescence inadmissible. ». « J’évite les miroirs. Je n’ai pas le courage de me trahir. ». « Père, tu m’as fait homme, je dois le rester ». « J’essaie de ne pas mourir. J’ai au moins toute la vie pour répondre à une question : Qui suis-je ? Et qui est l’autre ? ». À l'adolescence, sa lutte avec son identité s'intensifie et elle est plongée dans une profonde angoisse. Ce n'est qu'à la mort de son père, lors de la vingt-septième nuit du mois de ramadan, nuit sacrée pour les musulmans du monde entier, qu’elle rompt avec sa famille et part en quête de son identité en tant que « Zahra » : « Je ne me retournais pas pour regarder une dernière fois l'abîme natal. J'avais tout enterré : le père et les objets dans une même tombe, la mère dans un marabout à la porte de l'enfer, les sœurs dans une maison qui finirait par s'écrouler et les ensevelir à jamais. Quant aux oncles et tantes, ils n'avaient jamais existé pour moi et à partir de cette nuit je n'existais plus pour eux, je disparaissais et ils ne me retrouveraient jamais ». Au sens métaphorique, c’est le symbole de la libération du Maroc de la domination coloniale. La nuit sacrée constitue la suite de l'histoire de Zahra. L'incertitude de l'identité retrouvée de genre de la protagoniste révèle l'ambivalence et la complexité de la décolonisation au Maroc après l'indépendance : le retrait des colonisateurs a déclenché des tensions entre les différents groupes de la société, l'établissement d'une monarchie face à l'opposition de la gauche est un compromis, et un retour à l'ère précoloniale n'est manifestement pas envisageable. L'objet de la résistance de « Zahra » est double : les anciens colonialistes et ceux qui ont pris le pouvoir de l'État après l’indépendance.

La nuit de l’erreur raconte l’histoire de Zina, une femme mystérieuse, belle et maléfique. Zina est née une « nuit de l'erreur », sa mère ayant été victime d'un viol collectif. Son grand-père est mort de chagrin et de colère. À l'âge adulte, Zina est une beauté stupéfiante. Cependant, elle a subi le même sort tragique que sa mère lors d'une autre « nuit de l'erreur ». Profondément blessée, Zina a décidé de se venger des hommes. L'histoire de l'ultime résistance de cette belle femme opprimée contre une société hypocrite se déroule dans une ville. L'auteur a implicitement souligné que la femme se confond souvent avec cette ville en échangeant des sourires et des larmes. « Une ville qui produit encore des légendes ne doit pas être entièrement mauvaise. Elle le sait. Elle raconte. Elle se raconte ». La ville est Tanger, qui a participé activement au mouvement d'indépendance de sa patrie, mais qui peine à se décoloniser sous le poids de l'héritage du colonialisme et de l'inaction du gouvernement marocain.

Bien que Tahar Ben Jelloun écrive principalement en français depuis qu'il s'est installé en France, l'influence de la culture arabe traditionnelle, en particulier du folklore, est toujours présente dans chaque passage de ses romans. L'héritage et l'imitation délibérée du folklore arabe, en particulier de la littérature orale, sont l'une des caractéristiques principales des œuvres de Ben Jelloun. Le hakawati, ou conteur est la figure incontournable du patrimoine arabe. Dans les romans, Tahar Ben Jelloun utilise souvent cette forme ancienne du conteur de la littérature arabe. Les Mille et une nuits sont un classique du folklore que l'auteur a cité comme modèle dans de nombreuses interviews, et avec lequel il a établi un lien caché dans ses romans. Alors que les conteurs captivent souvent leurs auditeurs en créant du mystère et du suspense, les conteurs des romans de Ben Jelloun combinent des techniques traditionnelles avec des techniques postmodernes. Le conteur peut inviter l'auditeur à participer à la narration de l'histoire, ou il peut commencer au milieu de l'histoire et revenir au début, remettant ainsi en question la continuité de la narration traditionnelle. Le conteur peut également disparaître pour permettre à d'autres conteurs ou même à des auditeurs d'apporter une perspective narrative différente à l'histoire. Dans L'enfant de sable, par exemple, six conteurs se succèdent, faisant de leur mieux pour présenter des histoires chaotiques et conflictuelles qui se chevauchent. Zina dans La nuit de l'erreur nous rappelle Shéhérazade, propriétaire et conteuse d'histoires dans Les mille et une nuits. Alors que le début des mille et une nuits présente peut-être les femmes sous deux formes stéréotypées : « lascive » et « pure », la subtilité de la figure de Shéhérazade est qu'elle brouille en partie la ligne de démarcation entre les deux. Bien qu'elle soit essentiellement une « femme pure », son trait le plus distinctif, en termes de relations de pouvoir entre les sexes, est qu'elle est « manipulatrice » plutôt que « soumise ». Sa sagesse et son courage dépassent clairement ceux des hommes décrits dans l'histoire. Dans La nuit de l'erreur, il y a aussi des conteurs, mais c'est Zina, la véritable propriétaire et créatrice de l'histoire, la maîtresse de l'histoire de l'auteur, qui a pris sa revanche sur les hommes de la ville de Tanger, imprégnant le roman d'un sens de la subjectivité féminine et du cri de justice pour les femmes persécutées dans une société traditionnellement patriarcale. Tahar Ben Jelloun n’est pas féministe, mais ses œuvres montrent une préoccupation pour les problèmes des femmes islamiques, reflétant sa pensée sur l’humanité et la vie. En effet, la condition des femmes est un microcosme des problèmes de modernisation et de transformation auxquels est confrontée la culture islamique.

Au tournant du millénaire, Tahar Ben Jelloun poursuit son exploration littéraire des liens culturels entre le Maroc et la France. En 1998, il a publié son livre Le racisme expliqué à ma fille.Ben Jelloun a déclaré qu'il s'agit d'un manuel, mais plus qu'un manuel, car il est en rapport avec sa vie et contient de nombreuses choses qui se sont produites dans sa famille. Sa fille lui a posé des questions : Qu'est-ce que le racisme ? Qu'est-ce que l'immigration ? Pourquoi n'aime-t-on pas les immigrants ? Pourquoi les gens n'aiment-ils pas le grand-père lorsqu'il travaille dans le domaine de l'immigration ? C'est pour répondre à ces questions, et pour d'autres enfants ayant les mêmes problèmes, qu'il a écrit ce livre. « Plus de dix ans après le dialogue avec Mérième, qui avait elle-même dix ans, j’ai voulu rendre compte de mes échanges avec les enfants du monde entier que je ne cesse de rencontrer. Car nous constatons ensemble que non seulement le racisme n’a pas reculé, mais qu’il s’est banalisé et dans certains cas aggravés. Nous essayons de comprendre ses nouvelles manifestations : la montée de l’antisémitisme et de l’islamophobie, les discriminations dont les immigrés sont victimes, et l’entrée en scène de l’“identité nationale” ». Bien qu'un grand nombre de livres soient publiés en France chaque année, le thème du racisme est très peu abordé.

Le 17 juin 2004, Tahar Ben Jelloun est lauréat du prix littéraire international IMPAC de Dublin avec son roman Cette aveuglante absence de lumière, qui est tiré de faits réels et inspiré par le témoignage d'un ancien détenu du bagne de Tazmamart, et qui décrit un autre monde oublié au cœur des ténèbres. « Longtemps j'ai cherché la pierre noire qui purifie l'âme de la mort. Quand je dis longtemps, je pense à un puits sans fond, à un tunnel creusé avec mes doigts, avec mes dents, dans l'espoir têtu d'apercevoir, ne serait-ce qu'une minute, une longue et éternelle minute, un rayon de lumière, une étincelle qui s'imprimerait au fond de mon œil, que mes entrailles garderaient, protégée comme un secret. Elle serait là, habiterait ma poitrine et nourrirait l'infini de mes nuits, là, dans cette tombe, au fond de la terre humide, sentant l'homme vidé de son humanité à coups de pelle lui arrachant la peau, lui retirant le regard, la voix et la raison. » Ce roman raconte 20 ans épouvantables du héros dans une prison souterraine de type camp de concentration dans le désert marocain. Ces bagnes ont été créés par feu le roi Hassan II du Maroc pour emprisonner les prisonniers politiques, dont beaucoup ont été détenus dedans pendant des décennies sans aucune lumière du jour. Lorsque les bagnes ont été ouverts en 1991, seule une poignée de prisonniers a survécu. On ne peut qu'imaginer la lumière éblouissante et la liberté qu'un homme a dû ressentir lorsqu'il est sorti du bagne et a vu le soleil. Ce roman va au-delà d’une simple description des douleurs et des souffrances épouvantables endurées par ces hommes et d’une révélation d’un régime totalitaire horrible et inhumain, pour nous montrer la puissance de la volonté de vivre et de l'esprit vaillant de l'homme. Différente des thèmes qu’aborde souvent Tahar Ben Jelloun tels que l’enfance saccagée, l’immigration ou le statut des femmes, Cette aveuglante absence de lumière exprime l’engagement politique de l’écrivain en révélant le terrible régime totalitaire et en réfléchissant sur la nature humaine, et s'interroge sur la manière de préserver la dignité de la vie dans des conditions extrêmement difficiles, ce qui est l'hymne de la force spirituelle de l'être humain et du respect de la vie.

Face à la crise d'identité que peuvent connaître les écrivains postcoloniaux, Tahar Ben Jelloun, qui réside depuis longtemps en France et écrit en français, présente intelligemment l'histoire, la culture et la réalité du Maroc à un niveau supérieur lorsqu'il écrit. Avec la force de l'esprit humain, il présente la force vitale de la culture complexe du Maroc. La capacité de Tahar Ben Jelloun à observer avec minutie les moindres détails et l’état de l'existence humaine représente les contradictions, les chagrins et la richesse de la culture du Maroc en tant que pays islamique. Bien qu'il soit en France, Tahar Ben Jelloun est lié à sa patrie par ses écrits.