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Valentin-Yves Mudimbe, un éminent philosophe, penseur et homme de lettres congolais

2023-04
Depuis un siècle, les écrivains africains racontent leurs expériences personnelles, leurs histoires culturelles et leurs mythes, dans une grande variété de genres et de styles, reflétant ainsi leur remarquable singularité et leur capacité créative. V.Y. Mudimbe est un éminent philosophe, penseur et homme de lettres de la République démocratique du Congo. Qui est-il ? Quels sont ses chefs-d'œuvre ? Quel impact a-t-il eu sur le monde ? Nous vous emmenons à sa découverte.

Qui est-il ?

En 1975, l'écrivain zaïrois Mudimbe a remporté le Grand Prix de la littérature catholique pour son roman Entre les Eaux, et en 1977, Elebe Lisembe, ancien président de l'Union des écrivains du pays, a été élu à l'Académie des sciences d’Outre-mer à Paris. De nombreux auteurs congolais, tels que Henri Lopès, J. B. Tati Loutard, Théophile Obenga et d'autres, ont suscité beaucoup d'intérêt et de discussions sur la littérature congolaise. La même année, Mudimbe a reçu le prix Senghor, ce qui donne à la littérature congolaise un nouvel élan et une nouvelle vitalité.

Mudimbe, anciennement Valentin-Yves Mudimbe, également connu sous le nom de Vumbi-Yoka Mudimbe, est un célèbre poète, romancier, philosophe et anthropologue de la République démocratique du Congo (Zaïre). Né à Jadotville le 8 décembre 1941, il entre au monastère bénédictin à l'âge de neuf ans en raison de la foi catholique de sa mère Victorine et de son père Gustave. Diplômé de l'Université de Louvain à Kinshasa, il a enseigné à l'Université de Paris X, à l'Université nationale du Zaïre et à l'Université de Duke. Il est l'auteur de plusieurs recueils de poésie en français : Déchirures (1971), Entretailles et Fulgurances d'une lézarde (1973), Les Fuseaux parfois (1974), de quatre romans : Entre les eaux (1973), Le Bel Immonde (1976), L'Écart (1979), Shaba Deux (1989), et une série d'ouvrages philosophiques représentés par The invention of Africa.

Sa poésie

En 1971, Mudimbe a produit sa première œuvre littéraire, Déchirures, que nous allons maintenant aborder. Ce recueil de poèmes, qui peut être considéré comme les confessions de Mudimbe, a été profondément influencé par le poète religieux espagnol Jean de la Croix, qui pensait que ce n'est qu'en traversant la "noche oscura" de l'âme que l'on peut se rendre compte de l'importance de la vie et de la mort. Le poème de Mudimbe est divisé en quinze « stations », métaphores d’une renaissance possible pour son pays.

Le sang, la guerre et la religion sont des thèmes clefs du recueil Déchirures. Les missionnaires ont monopolisé l'éducation au Congo, différentes armées s'y sont affrontées, et ce fut un creuset sanglant pour l'impérialisme. Ainsi, dans un paradis théologique, le poète présente une âme déchirée qui lutte pour aller de l'avant, avec la poésie pour seul réconfort, son enthousiasme créatif étant très grand. Pour écrire son recueil, Mudimbe a été influencé par des poètes symbolistes tels que Rimbaud, Mallarmé et Weiland. Sa poésie est universelle, colorée et moderne. Il est à la fois révolté contre l'histoire coloniale et souhaite prolonger la culture religieuse dont il est issu. Bernadettte Cailler l'a décrit comme un « écrivain créateur au talent, au style et aux rêves rares ».



Ses romans


Shaba Deux, la dernière œuvre littéraire de Mudimbe, est fortement féministe. Dans ce roman, il raconte la vie d'une femme africaine contrainte par la guerre et la religion sur fond de relations sociales complexes en soulignant les fortes contradictions entre les valeurs traditionnelles et modernes. Marie Gertrude, l'héroïne, est catholique et entourée par la pauvreté, la dévotion et la mort. Elle grandit en s'occupant de ses six jeunes frères et sœurs et en endossant le rôle de mère dans son foyer, ce qui lui fait comprendre très tôt les responsabilités qu’elle a envers sa famille. En cela, son personnage est représentatif du sort qui est réservé à de nombreuses filles africaines. Au Congo, le père est l'autorité dans la famille, le prêtre est l'autorité dans la société, ils sont tous deux des hommes et considèrent cette hiérarchisation patriarcale comme une donnée nécessaire de l'éducation des filles en Afrique.

Cependant, Marie est clairement opposée à ce stéréotype. En effet, elle considère que la féminité constitue une oppression pour les femmes, loin d’être une source d'épanouissement pour elles, et encore moins un moyen de les sortir de leur pauvreté. Elle est donc déterminée à effacer sa féminité et à devenir religieuse et infirmière. Néanmoins, c'est en s'occupant d’un petit patient qu'elle prend conscience de la grandeur du pouvoir maternel. C’est ainsi que lorsque ce petit patient meurt, elle a le sentiment que c’est son propre enfant qui est mort et qu'une partie d’elle-même a disparu. Ce sentiment la fait culpabiliser sur sa féminité. Ce n'est qu'à la mort de sa parente Mare-Andrée, également religieuse, qu'elle ressent à nouveau l'injustice d'être une femme : les femmes pleurent à l'enterrement, tandis que les hommes boivent et rient. Ce grand contraste lui donne le sentiment d'un destin inéluctable et la pousse à s'interroger sur son avenir. D'une part, elle se rend compte qu'elle ne pourra jamais échapper aux restrictions imposées aux femmes par la société africaine traditionnelle, et d'autre part, elle reste une Africaine dans l'Église, en décalage avec les religieuses européennes, et ne pourra ainsi jamais vraiment participer à la gouvernance de sa communauté selon le concept hiérarchique occidental. Le colonialisme a supplanté l'unité de l'Église au Congo et, immédiatement après l'effondrement du système colonial, le droit des hommes est redevenu la norme, ce qui a entraîné la mort violente de la jeune femme.

En effet, la vie de Marie peut être interprétée comme microcosme du destin d'innombrables femmes africaines. Au Congo, où le colonialisme a introduit un système de ségrégation sexuelle en faveur des hommes, les femmes étaient considérées comme impuissantes. Ce point de vue se retrouve dans les trois autres romans de Mudimbe : les hommes avaient de bonnes perspectives, ils pouvaient travailler sur des chantiers de construction en tant qu'ouvriers, ils pouvaient devenir étudiants en médecine ou en agriculture, mais qu’en était-il des femmes ? Gertrude Mianda affirme que les romans de Mudimbe ne reflètent pas seulement la résistance des femmes africaines à l'oppression existentielle, mais qu'ils suscitent également une réflexion plus profonde sur la relation entre les colonisés et les colonisateurs.

Ses travaux philosophiques

Mudimbe n'est pas seulement un homme de lettres, mais aussi un brillant chercheur africain. Ses œuvres philosophiques, en accord avec l'esprit de sa littérature, ont eu un impact profond sur la philosophie mondiale, l'anthropologie et la littérature comparée, démontrant une conscience africaine avec une dimension humanitaire.

Mudimbe a soutenu qu'il existe une « gnose » particulière en Afrique, qui représente un processus dynamique de recherche constante de la connaissance. Aucun Africain ne parlerait de sa patrie comme d'une « terre noire » de la même manière qu'un cartographe européen, sans parler de l’usage d’un terme discriminatoire tel que « Negrostan ». Dans The invention of Africa, il pose la question suivante : la recherche sur l'Afrique ne peut-elle prendre place que dans un cadre occidental ? L'Afrique peut-elle avoir un cadre rationnel qui lui soit propre ? Avec cette question à l'esprit, il analyse la possibilité que « l'Afrique » ait évoluée à partir de langues berbères, gréco-romaines et sémitiques, en commençant par la « African genesis » de l'ethnographe et archéologue allemand Leo Viktor Frobenius. Ses théories postcoloniales, qui considéraient l'Afrique comme une « prophétie » auto-réalisatrice et une présence égalitaire, se sont heurtées à celles de Gayatri Chakravorty Spivak, Edward W. Said et d'autres, laissant une référence précieuse pour les chercheurs lui succédant.

Spivak affirme que les masses sont l'objet, et non le sujet, de l'expression postcoloniale, soulignant un état d'opposition entre le discours populaire et celui de l'élite. Dans The Invention of Africa, Mudimbe parle de « représentation de la violence », définissant le phénomène que Spivak décrit comme une « évolution intellectuelle ». Selon lui, l'essence de la domination coloniale consiste à utiliser « la domination spatiale, la réforme idéologique et l'intégration économique et historique » pour opprimer brutalement les colonisés. Face au silence croissant du « peuple » colonisé, il était parfaitement conscient que le « silence » des masses constituait une étape nécessaire dans le développement du marxisme et une avancée sociologique. Il identifie ainsi les disciplines historiques et anthropologiques comme les causes profondes du passage progressif d'un discours élitiste à un discours populaire.

Said et Michel Foucault sont généralement considérés comme les initiateurs théoriques de la pensée eurocentrique moderne. Bien que l'eurocentrisme soit un autre sujet important dans The Invention of Africa, Said n'est pas favorable aux études africaines de Mudimbe et critique même son attitude, la qualifiant de « superficielle ». Il est vrai que Mudimbe est peut-être un « petit homme » comparé à une « figure pionnière » comme Said, qui saisit les préjugés cachés dans les yeux de l'Occident du point de vue d'un Arabe, qui voit l'Orient comme l'image miroir de l'autre et l'hétérogène de « l'autre ». La sophistication disciplinaire de ses idées, qui font allusion à la posture arrogante de l'Occident désireux de reconstituer l'Orient, a ouvert un champ de bataille pour d'innombrables chercheurs postcoloniaux. Mais Mudimbe est également un chercheur de premier plan, inspiré d'une part par Orientalism de Said et sa critique du discours occidental dans une perspective africaine, et d'autre part un pionnier dans la rupture avec la dichotomie géographique noire et blanche et les tendances néocoloniales de Said. Il affirme que l'Afrique est une invention africaine et que toute « réinvention » basée sur l'eurocentrisme est une tyrannie irresponsable. Au cours de la dernière décennie, Olabode Ibironke, Sally Matthews et D. A. Masolo, entre autres, ont exprimé leur pleine approbation de la thèse qu'il a présentée dans The Invention of Africa, et qu’Ali A. Mazrui a affectueusement appelée : une « altérité anti-altérité » au mépris de l'eurocentrisme.

Mudimbe est un écrivain prolifique dont l'œuvre riche et variée offre aux lecteurs un large éventail de réflexions. Déchirures, son exploration décennale de la littérature, témoigne de sa profonde affection pour son pays et de son inestimable humanisme. Son roman Shaba Deux, qui dépeint la résistance tenace des femmes africaines à la société, reflète sa remarquable empathie du point de vue masculin. Son chef-d'œuvre philosophique, The Invention of Africa, est considéré comme un classique des études africaines interdisciplinaires, et il est lui-même considéré comme un courageux défenseur de la collectivité africaine. Nous espérons qu'une introduction à son œuvre constituera une référence utile pour un plus grand nombre de personnes intéressées par l'histoire de la littérature africaine.