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Ibraghim Abakarov: «Être infidèle à la langue française est impardonnable pour moi!»

2022-11
Ibraghim Abakarov est le responsable de la chaire de français à la faculté des langues étrangères de l’Université d’État du Daguestan à Makhatchkala dans les montagnes du Caucase au sud de Russie. Dynamique, énergique et travailleur acharné, il enseigne depuis 50 ans une langue dont il est amoureux. Au-delà de l’enseignement, c’est une véritable passion qu’il partage généreusement avec ses étudiants.  

Quand et pourquoi avez-vous décidé de devenir professeur ?
Cela fait déjà 65 ans que mon destin a été scellé sur une plage de Makhachkala. Au début cela n’était pas du tout la vocation, qu'elle est devenue par la suite.
J'ai d'abord travaillé pendant 3 ans dans une usine, comme apprenti tourneur, puis comme tourneur. Ma première tentative d'entrer dans une université technique a échoué et j'étais sur le point de m'engager dans l'armée. Mais un événement a radicalement changé ma vie. Un dimanche, je me détendais avec des amis sur la plage de la ville lorsque j’ai entendu deux jolies filles bavarder en anglais à côté de moi. Je me suis alors souvenu qu'à l'école, j'adorais l'allemand et que j'étais même le “chouchou” de la professeur d’allemand et qu’après ma première leçon, j'ai dit à mon camarade de classe : « Moi, quand je serai grand je deviendrai certainement interprète ».
Je dois tout mon futur destin à cette professeur Raïssa Ivanovna Guershkovitch (que Dieu la bénisse !), et à ce dimanche à la plage. Je n’avais aucune idée du français, mais grâce à mon allemand j’ai été reçu au département français à la faculté des langues étrangères de l’Université d’État du Daghestan où l’on apprenait le français ex nihilo.

Quelles formations avez-vous suivies ?
Après avoir obtenu mon diplôme de français en cinq ans, j’aurais dû aller dans les montagnes du Daghestan pour y travailler comme instituteur. Mais comme il n’y avait pas de poste vacant, j’ai dû retourner chez moi. Puis j'ai trouvé un poste de professeur-éducateur dans une école-pensionnat de la ville de Kaspiysk située sur la mer Caspienne. En même temps, j'assurais des cours de français à temps partiel (potchassovik) à l'institut pédagogique.
Puis j’ai fait mon service militaire dans l’armée soviétique où j’ai exercé les fonctions d’interprète militaire, ce qui a beaucoup contribué à me perfectionner en français. Au retour, j’ai continué ma carrière professionnelle au département français à la faculté des langues étrangères de l’Institut pédagogique du Daguestan.
J’ai enchainé sur des études à l’aspirantoura à l'université d'État de Saint-Pétersbourg à la chaire de phonétique et de didactique des langues étrangères. Après la soutenance de ma thèse de doctorat, je suis retourné à Makhatchkala pour travailler d’abord au même Institut, puis à l’Université classique au département que j’avais jadis (1972 !) terminé. Cette fois-ci, en tant que responsable de la chaire de langue française. Au cours de ma carrière professionnelle, j'ai effectué des stages linguistiques, didactiques et culturels, dans différentes villes et universités de France, dont un stage à l'Université de Montréal.

Qu'est-ce qui vous enchante dans ce métier ?
C’est qu’on peut le faire en chantant. Pour parler plus sérieusement, je suis dans mon métier depuis 50 ans (sans compter les cinq années d’études à la faculté), mais je ne pourrai pas donner une réponse exhaustive à cette question. Il y a des points forts qui attirent et enchantent et d'autres qui, au contraire, repoussent, comme la paperasse pénible, inutile et routinière.
Il y a quand même il y a une autre chose qui l’emporte et là j’ai peur d’être banal. L’ouverture dans un autre monde qui m’était absolument inconnu. On pourrait énumérer à l'infini les charmes de notre profession tout en s'appuyant sur des atouts tels qu’histoire, culture, littérature, art, gastronomie, etc. Mais pour moi le principal atout est la langue elle-même, la phonation du mot « France »; en fait, je m’en suis rendu compte bien plus tard, le lexique du français vêtu de merveilleuse phonétique et la France — pays mystique et diabolique à la fois avec son attrait presque physique.

Qu'est-ce qui vous semble le plus important dans votre travail ?
La chose la plus importante dans le travail avec les étudiants était, est et sera toujours le professionnalisme de l'enseignant. Aucune nouvelle technologie, aucune machine ne peut remplacer la communication pendant les cours avec un enseignant hautement professionnel qui démontre sa compétence et son amour pour la langue qu'il enseigne. Faites confiance à vos élèves, en avouant s’il le faut vos lacunes linguistiques, car il est impossible de tout savoir, mais ce que vous savez, vous devez le savoir parfaitement.
L'amour d'une langue étrangère m'a été inculqué par la personnalité du professeur et son grand professionnalisme. Elle nous a enseigné sans avoir recours aux ordinateurs, aux nouvelles technologies. Elle n’avait qu’un bon manuel, une craie et un chiffon dans les mains. Mais actuellement il faut adjoindre à tout ce que je viens d’énumérer de nouvelles technologies, des supports didactiques, etc.

Comment arrivez-vous à motiver vos élèves à l'apprentissage du français ?
Je suis sûr qu’à bien des égards, tout se décide lors du tout premier cours en première année. Je consacre ce cours à l'histoire de notre département, la France et la langue française. Pour ce faire, nous disposons toujours d’un diaporama pour présenter aux étudiants de la première année les réalisations de notre département, ses anciens élèves dont on est fier, la France et la langue française. Un quiz spécial est préparé sur la langue, l’histoire et la culture, les Grands Hommes qui ont glorifié et continuent à glorifier la France.
Et comme je suis certain qu’un professeur d’une langue étrangère qualifié doit forcément avoir une prononciation convenable, je cite toujours le célèbre officier de renseignement George Blake sur l'importance de travailler une bonne prononciation lors de l’apprentissage d’une langue étrangère : “les locuteurs natifs vont vous pardonner vos erreurs grammaticales et stylistiques (ils les commettent eux-mêmes), mais la distorsion phonétique — jamais.”
Le grand Shcherba a écrit : “... les erreurs de prononciation ne sont pas moins graves que les erreurs  grammaticales souvent même pires , car elles empêchent l'objectif principal de la langue — la communication, c'est-à-dire la compréhension mutuelle." Donc, c’est ma première leçon de motivation.

           Qu'est-ce qui vous inspire et vous encourage le plus dans votre travail ?
           L’amour du travail bien fait et, pardonnez mon style pompeux, mon amour pour le français.

           Le métier de professeur n’est pas facile. Rencontrez-vous beaucoup de difficultés ?
           Je fais mon travail avec un très grand plaisir, lorsqu’il s’agit de la partie pédagogique, mais pas  pour gérer l'énorme quantité de paperasse. Cela est vraiment très fatigant même physiquement et ne laisse parfois ni la force ni le temps pour réaliser quelque chose de plus utile. Ici est la plus grande difficulté.

           Avez-vous vécu des moments où vous vouliez changer de travail, abandonner cette profession ?
           Je peux admettre toutes sortes d’infidélités, mais être infidèle à la Langue française ?! Anatole France ne me le pardonnerait jamais.

Vous pouvez dire que vous êtes heureux dans votre métier ?  
La philosophie du bonheur est très complexe et propre à chacun. On dit qu’être heureux c’est réaliser tous ses désirs, du moins les désirs « importants » pour soi. En ce sens, je ne le suis pas. Ça ne marche pas. Mais d’un autre côté, je sais que ma famille, mes étudiant(e)s, mes collègues et mes amis ont besoin de moi. Il est là le bonheur que je retire de mon métier. On peut donc dire que « dans l'ensemble », je suis heureux. Pourquoi « dans l’ensemble » ? Parce qu’il manque à mon bonheur la chance de pouvoir acheter un billet pour aller en France voir mes amis français que je n’ai pas vus depuis longtemps. 

Un événement que vous n’oublierez jamais ?  
Je peux en citer tout un catalogue. Je n’oublierai jamais mes années d’études à l’université, mes stages en France et au Canada, je n’oublierai jamais mes 8 ans au poste de vice-président de la CECO (FIPF), les trois ans de travail comme interprète en Algérie, les succès des étudiants de notre département. Je n’oublierai jamais les Séminaires Nationaux des professeurs de français d’abord à Ivantéevka et puis à Dobroё organisés tous les ans par l'Association des professeurs de français de Russie (AEFR), sous la présidence de notre infatigable Jeanna Aroutiunova. En fait, j'espère vraiment que nous pourrons un jour nous revoir. Ça fait déjà deux ans que la pandémie a contrarié nos plans et nous avions dû rester à distance.

           Un élève que vous n’oublierez jamais ?
           Je ne peux pas en citer un seul, il y en a beaucoup et ils sont dispersés dans le monde entier. Alors quelques-uns : Oumar Alisultanov, notre énarque et promu de l’Académie diplomatique de Vienne. Il travaille actuellement en qualité de représentant de l’ONU dans différentes missions en Asie et en Afrique ; Andreï Fiodorov qui avait présenté durant plusieurs années la Russie dans l’Organisation mondiale des douanes ; Malik Janaliev diplômé de l’Université de MGIMO et de Science PO à Paris ; Sélim Sélimov, président du Sénat du Collège des Arts et des Sciences des États-Unis, docteur en philosophie, en philologie et en littérature romane à l’Université de Pennsylvanie aux États-Unis, professeur de langue et de littérature espagnoles à l'université du Delaware (États-Unis), auteur de livres et d'articles en espagnol, anglais et azerbaïdjanais parus aux États-Unis, en Espagne, au Canada, en Corée du Sud et en Azerbaïdjan. 

Qu’est-ce que vous faites pour réussir dans votre métier ?
Rien de spécial, je travaille, je lis. Je fais travailler mes élèves. Mais je prie le Créateur de m’accorder encore plusieurs années de santé pour que je puisse continuer à travailler pleinement. Travailler à moitié n’est pas fait pour moi.

Votre plus grand rêve de professeur ?
Cela peut paraître paradoxal, mais je ne voudrais pas que la visite de France devienne si facile que les gens puissent y aller comme chez eux. Ce que je ne voudrais pas c’est que le charme de la France soit ainsi dévalué. C’est comme un raisin qui doit forcément passer par la souffrance, par un sol calcaire, pour être pleinement infusé de jus vivifiant.