Quand et pourquoi avez-vous décidé de devenir professeur ?
J’ai commencé à « mijoter » cette envie de devenir professeur depuis mes 13 ans. Je revenais de France où j'étais née. Je ne m’adaptais pas au Portugal. Mes parents, mon frère, mes amis de l'école et les voisins étaient restés là-bas en France… Je me sentais bien seule au Portugal, entourée de mille personnes, mais personne à qui parler français. Puis, petit à petit, sur un an, j’ai perdu mon français. Surtout au niveau de la production orale.
« L’horreur », le choc a été quand ma famille, mon frère, mes cousines sont arrivées en vacances et qu'il m’était impossible de placer un mot en français, comme si un blocage m’empêchait de parler — car je comprenais tout. Alors, je leur ai demandé de me ramener ou envoyer des livres français et des revues françaises. Et j’ai lu avec avidité tout ce qui me tombait sous la main. Je n’ai plus arrêté !
Entretemps, j’ai fait des allers-retours en France pour des vacances, des visites, des cérémonies, un petit boulot au Consulat dans la région parisienne et finalement des études universitaires. Pour couvrir tous ces frais, je donnais des cours privés à la maison. Cela me plaisait et a renforcé mon idée d’enseigner.
À l’Université, à Paris, j’ai découvert que toutes ces lectures ne m'avaient pas préparée à faire face à la réalité : je me retrouvais 15 ans plus tard, sans comprendre le français de la rue. Un jour, un étudiant allemand m’a dit à la cantine universitaire : « Oh, tu parles au subjonctif ! C’est génial ! Nous, on fait ça en classe et je trouve cela tellement difficile ! ». En fait, je parlais la langue lue dans les grands classiques de la littérature.
J’ai pris conscience que le français de mon enfance n'était plus le même et que je devais l’actualiser, me documenter — après tout, c’était, c’est toujours, ma langue maternelle.
À 20 ans, j’avais un travail stable à côté de chez moi au Portugal, à la Mairie locale. Un jour, j’ai décidé de quitter cette place sûre pour un avenir incertain payé la moitié, mais j’allais faire ce que je voulais depuis toujours. Je me sentais appelée par cet univers de l'enseignement.
Quelles formations avez-vous suivies ?
Je suis enseignante de Français Langue Étrangère (FLE) depuis plus de 30 ans, titulaire d’un Master en Études Francophones. J’ai également une Licence en « Enseignement du Portugais et du Français ». J’ai encore un Diplôme de Hautes Études Françaises de l’Alliance Française.
Je consacre en moyenne 200 heures de formation par an, en plus de mon travail.
Qu'est-ce qui vous enchante dans ce métier ?
J’adore ce que je fais. Je vibre avec le français. Et la francophonie est devenue une manie. Ce qui m’enchante c'est de voir mes élèves s’amuser, « s’éclater » tout en faisant des activités… qui leur apprennent le français. Ils doivent aimer tout d’abord être à l’école, puis être en cours. Après seulement vient l’apprentissage, mais celui-ci se fait presque uniquement avec les activités.
Chaque fois que l’on est dans des activités, on se donne tous à fond, on pense, on agit, on réagit. Tout va très vite !
Depuis la pandémie, il y a davantage de numérique. Nous faisons des affiches interactives, apprenons à faire des recherches et à utiliser le digital. Je suis vraiment enchantée de les voir « se bouger » pour le français. C’est ma dose d’énergie quotidienne, mon adrénaline !
Qu’est-ce qui vous semble le plus important dans votre travail avec les enfants ?
Avant tout, avant même le français, dans mon travail avec les enfants et les adolescents, le plus important est de comprendre qu’ils traversent une phase assez difficile de recherche de soi, d’intégration au sein d’un groupe et de construction de la personnalité.
Je me dois d’être compréhensive et de gérer les émotions. En parler va déjà faire tomber des barrières. Généralement, 90% des approches à ce niveau se résolvent avec l’attention portée à leurs problèmes. L’apprenant se sent soutenu et valorisé. Après cette phase de l’éducation par le positif vient celle de la collaboration en français. À l'image de Marcel Lebrun, « J’enseigne moins, ils apprennent mieux ».
Comment arrivez-vous à motiver vos élèves à l’apprentissage du français ?
Je motive mes élèves en les comprenant, en leur parlant, en les respectant.
Quand ce sont les apprenants qui mettent le cap à la fois sur ce qu’ils veulent faire et comment ils veulent le faire, l’apprentissage se fait presque tout seul. L’enseignant reste bien sûr présent pour recadrer si nécessaire. La plupart du temps, nous faisons avec les moyens du bord, car les ressources manquent régulièrement, mais avec de la bonne volonté et de l’engagement réciproque, c’est merveilleux. Nous utilisons souvent des matériaux recyclés pour les activités. Ainsi, il y a une part d’enseignement, de citoyenneté et de respect pour l’environnement.
Qu’est-ce qui vous inspire et vous encourage le plus dans votre travail ?
Ce qui m’inspire c’est le sourire de mes élèves, c’est qu’ils vibrent autant que moi. C’est leur engagement au-delà des heures de cours. C’est leur attitude devant cette langue qui leur semble assez difficile au début. Ce sont leurs idées innées. Ce sont les moments passés ensemble. Les fous rires, les tâches à recommencer, les idées survenues en plein milieu d’un projet et qui vont tout réorienter. C’est leur souhait de continuer. Leur engouement. Leur ténacité à se réaliser dans cette voie.
Ce qui m’encourage c’est leur courage, bien sûr. C’est leur sympathie. Leur bonheur aussi. Des apprenants joyeux font des professeurs heureux. C’est ce sourire que je « rencontre » dans chaque salle de classe, mais aussi dans les couloirs, ce « bonjour » en français et de tout cœur. Cette approche tellement joviale, réjouie, agréable.
Des élèves démotivés ne feraient pas mon bonheur : je devrai me poser de sérieuses questions.
Néanmoins, il y a un autre volet dans l'enseignement qui m’inspire et qui m’encourage assez souvent. Même si je partage fréquemment ce que je fais avec mes pairs, je ne cesse de me former et d’apprendre avec les autres.
Le métier de professeur n’est pas facile. Rencontrez-vous beaucoup de difficultés ?
Effectivement, le métier de professeur est un long chemin. La pensée positive est capitale. Mais, il faut s’adapter, constamment, face aux imprévus, se cadrer avec chaque modèle de classe, s’acclimater aux changements (exemple : enseignement à distance), être prête à changer de cap quand nécessaire, ainsi, se transformer à chaque aventure et se mettre quotidiennement au diapason de l’évolution digitale et technologique pour correspondre à ce que l’on attend de nous.
Avez-vous vécu des moments où vous vouliez changer de travail, abandonner cette profession ?
Oh que « oui » ! Et j’ai découvert que le problème c’était moi, ma réalité dans ma pensée !
Je venais d’une réalité totalement différente. Titularisée pendant 10 ans dans des écoles du sud du Portugal, au bord de la mer, les cours devaient se terminer assez tôt à cause de grandes chaleurs. Donc, vers 16h00, tout le monde se dirigeait vers la plage. L’Algarve est très prisée des touristes étrangers, qui viennent s’y installer avec leur famille. Habituée à des élèves de plusieurs nationalités, l’enseignement était très motivant, car les élèves non francophones apprenaient avec les francophones et c’était dynamisant.
J’ai changé depuis 12 ans pour une école de montagne dans le nord du Portugal. Et là, je me suis sentie perdue, une école où on sort de nuit avec des élèves tous de la montagne, partageant la même réalité, qui m’était étrangère.
J’ai eu beaucoup de mal à m’adapter, à gérer la relation avec les parents d’élèves qui ne comprenaient pas mes méthodes, avec la Direction. J'ai alors pensé à lever l’ancre de ce métier que j’adorais pourtant.
Je remercie une amie du syndicat des professeurs qui ne m’a pas laissée faire cette erreur. J’ai compris plus tard qu'il fallait des difficultés pour avancer et que j’avais besoin de cette remise en question pour me recadrer.
J’ai appris à comprendre cette réalité, à m'intégrer et ce fut l’une des meilleures écoles de ma vie pendant douze années. J’étais heureuse. Merci à tous dans cette école
J’ai dû quitter un temps cette merveilleuse aventure pour des raisons familiales.
Depuis cinq ans, j'ai enseigné dans deux merveilleuses écoles où je suis quotidiennement heureuse. Mon travail devient presque un hobby et je m’y rends en souriant, excepté peut-être pour la paperasse, l’administratif de la profession !
Vous pouvez dire que vous êtes heureuse dans votre métier ?
Oh, OUI avec majuscules ! Aujourd’hui, et depuis cet apprentissage qui m’a fait tomber de ma chaise pour mieux me relever : OUI ! Je prends chaque pierre sur mon chemin, pour gravir les difficultés présentes.
Quand je rentre, en fin de journée, saturée, c'est toujours avec cette sensation chantante de mission accomplie. Il m’arrive souvent d’être vraiment exténuée, mais tellement heureuse que je chante toute la demi-heure de trajet. Et j’arrive à la maison détendue !
Un événement que vous n’oublierez jamais ?
Les événements que je n’oublierai jamais ont été multiples sur plus d’une trentaine d’années dans l’enseignement et l’éducation.
Je n’oublie jamais un élève qui dit merci, même avec un regard, un sourire timide, une attitude.
En général, les élèves humbles et avec beaucoup de difficultés d’intégrations ou d’apprentissage sont les meilleurs dans les activités. Ils adorent faire tout ce qui est en rapport avec les arts, le recyclage, la danse, la musique, les graffitis aussi.
Par exemple, il y a quelques années, j'avais demandé de faire un marque-page Tour Eiffel, et tout à coup, les élèves ont commencé à faire des Tour Eiffel en 3 dimensions. Nous nous sommes retrouvés avec plus de 200 Tour Eiffel. Nous en avons fait une exposition.
Puis il y a eu une soirée de l’école (plus de 1500 places) avec tous les élèves, les parents, les professeurs. La fête a débuté avec une présentation d'élèves qui ont dansé, chanté et défilé avec toutes ces belles Tour Eiffel faites de matériaux recyclés pour la plupart. C’était inouï et inoubliable.
J’ai d’autres souvenirs d’événements moins bons, des élèves en situation de danger, de pauvreté, de maladie que je ne peux oublier, car ils ont atteint mon cœur d’une autre façon.
Un élève que vous n’oublierez jamais ?
Il y en a tellement… Je pense à Antoine, un élève trisomique qui n’était pas obligé d’avoir des cours de français dans son cursus individualisé. Pendant mes cours de français, il ne voulait pas aller dans sa salle adaptée. Il s'asseyait par terre, à la porte, pour écouter, alors je l'invitais à entrer et à s'asseoir avec nous. Après trois invitations, il a pris l’habitude et son cursus a été changé : dorénavant, il fréquentait les cours de français. Je n’oublie pas le jour où il a commencé à me saluer en français dans les couloirs et en dehors de l’école. C’était une victoire.
Lors d’un audit de l’Inspection Générale de l’Éducation, Antoine a été félicité et l’inspecteur nous a informés qu’en 20 ans de carrière d’inspection, c’était du jamais vu ! Quelle fierté pour moi, ce jour !
Qu’est-ce que vous faites pour réussir dans votre métier ?
Pour réussir, je suis quotidiennement motivée. Je me programme avec positivité chaque jour. La méditation est d’une grande aide.
Je travaille ardemment. Sans travail, il n’y a pas de conquête, il n’y a pas de résultats.
J’essaie de motiver mes collègues, je les remercie, ainsi que les directions d’écoles et même mes amis, d’être à mes côtés, de me donner leur opinion, de me critiquer quand il le faut. Comme le dit le proverbe africain « Seule, je vais plus vite, mais ensemble nous allons plus loin ».
Pour mieux travailler, je ne lâche pas prise, je « bataille » tous les jours, je reformule ce qui ne marche pas, j’adapte pour ceux qui en en besoin. Quelquefois, c’est épuisant, même en vacances, je me surprends à regarder les choses de mon angle professionnel « — Tiens, ça, ça serait bien pour mes cours ! Oh, cette photo, je peux l’utiliser en tant que document authentique ! Cet été, j’ai acheté, en France, trois livres pour le niveau de mes élèves, en plus de la dizaine pour mon propre plaisir de lire ! Depuis la pandémie et les formations en ligne/à distance, je fais une moyenne de 200h à 250h de formation par année. Il n’y a presque pas de semaine sans formation.
C’est devenu une «drogue» il faut aimer. Et moi, j’adore ! J’adore apprendre ! Mais après, j’applique !
Depuis quelques années, ma devise est devenue « Apprendre, appliquer, partager et échanger !». Rien de plus beau dans ce métier que de motiver les autres ! Que ce soit des élèves ou des enseignants.
Votre plus grand rêve de professeur ?
Mon plus grand rêve de professeur est de créer une école internationale de français (avec le numérique aussi, bien sûr). Avant la pandémie, j’avais acheté l’espace, une salle assez grande pour contenir au moins 20 élèves.
La pandémie s’est installée et a stoppé le projet. Ce n’est que partie remise, car j’ai bien l’intention de rentabiliser cet espace, mais en ce moment, j’ai beaucoup de projets en cours et ne peux pas me permettre de me consacrer à celui-ci.
J’aimerais aussi que tout cet engouement, cet enthousiasme, cette ferveur soient un peu reconnus. Nous, les professeurs, nous travaillons dans l’ombre, nous formons de grands politiciens qui nous dirigent, des juges et magistraux qui font respecter les lois, de médecins qui nous sauvent la vie, de pâtissiers… de… de… Très peu d’entre eux nous remercient et nous félicitent même. Toutefois, je les remercie d’avoir été sur mon chemin, un jour. C’est avec elles que j’ai grandi.