Mais ce privilège ne lui est pas bien utile puisque pour beaucoup de gens, le continent s’arrête à Vladivostok ou, pour les plus instruits, à Magadan ou au Kamchatka.
Il faut bien avouer que plus loin, tout est fait pour qu’on l’oublie ; pas de route, peu de zones habitées. Le Tchoukotka, c’est vraiment le bout du monde.
Pour le voyageur étranger, aller là-bas n’est pas simple. On ne découvre pas l’inconnu comme ça, il faut le mériter ; franchir des épreuves.
La première s’appelle le Propusk, c’est une autorisation spéciale accordée par les autorités et obligatoirement demandée par un résident. Quelques agences de tourisme peuvent le délivrer mais généralement dans le cadre d’un voyage organisé. L’aventurier solitaire sera obligé de se débrouiller, de se trouver un ami sur place avec lequel on pourra installer une confiance mutuelle. Car ce n’est pas simple ; officiellement, le demandeur sera responsable du voyageur et si celui-ci a l’idée saugrenue de vouloir traverser la province à moto, en vélo ou en trottinette, on peut comprendre que l’autochtone n’ait pas une folle envie de devoir se justifier auprès des autorités après que le touriste dissipé ait terminé son voyage dans l’estomac d’un ours affamé.
En ce qui me concerne, je n’aurai obtenu le papier magique qu’à la troisième tentative. Il faut reconnaître que le virus et la conjoncture internationale n’ont pas simplifié la procédure.
J’ai donc fini par retrouver la moto que j’avais emmenée là en camion depuis Omsushan et que j’avais dû abandonner à Omolon, première agglomération du Chukotka, à cause justement de ce maudit document que j’imaginais encore naïvement pouvoir prendre à la frontière, comme certains visas dans les pays d’Afrique qu’on arrive toujours à négocier à l’arrivée. Deux ans plus tard, je suis donc revenu à Omolon pour continuer mon chemin en camion jusqu’à Bilibino où après une tentative infructueuse avec la moto, je me suis résigné à admettre que cet extrême nord-est ne se traversait pas à moto. Les équipements spéciaux que j’avais testés quelques années plus tôt sur le lac Baïkal n’étaient pas du tout appropriés aux routes du Chukotka trop défoncées ou trop enneigées pour ma pauvre vieille moto.
Heureusement, comme partout en Russie, la solidarité et la chaleur humaine m’ont permis d’attendre un prochain camion après cette pitoyable tentative à moto.
Bilibino, comme Pevek ou Egvekinot, est une petite ville aux immeubles colorés entourée de friches industrielles parfois un peu tristes. Je suis hébergé chez Hassan qui vient du Daghestan. Beaucoup de gens sont venus des provinces du Caucase ou des pays limitrophes du sud comme l’Ouzbékistan ou le Kazakhstan car on trouve plus facilement du travail dans le Nord et bien souvent, cette vie paisible où la chasse et la pèche sont les principaux loisirs des jours de vacances, devient un exemple de suprême qualité en comparaison avec ce qu’ils ont laissé en Asie Centrale. Il n’y a pas beaucoup de voyageurs dans cette région et ma venue passe parfois pour l’événement de l’année.
Après une dizaine de jours, Hassan m’a trouvé un camion solitaire qui m’a emmené à Pevek ou, seulement quatre jours plus tard, j’ai trouvé une place dans un convoi de trois camions qui devait redescendre vers Egvekinot après avoir longé la côte nord jusqu’à Schmit.
La vie des camionneurs du Chukotka ne ressemble à aucune autre. Leur mission est de livrer les villes isolées, l’économie locale dépend d’eux mais pour ce travail si difficile, ils n’ont aucune contrainte horaire. Comme ils sont dépendants des tempêtes, de la glace et de sa fonte, on ne sait jamais le temps que durera un voyage. Que cela dure une semaine ou deux, ça n’a aucune importance ; le principal est d’arriver à bon port. Parfois échoué plusieurs jours dans un fossé ou une congère à attendre du secours, ils emmènent toujours des provisions et de quoi chasser ou pécher si l’attente du prochain convoi ou d’un Caterpillar est trop longue.
Totalement libres, les camionneurs sont les héros du Chukotka. Ils sont les seuls à oser circuler d’un bout à l’autre de la province à travers la toundra. Ils livrent les choses essentielles dans des bourgades presque abandonnées comme Lultin ou Amgouema. Ces villes vides furent généralement construites autour de mines abandonnées à la fin de la période soviétique. Vestiges de temps révolus, on ne peut qu’éprouver une étrange mélancolie quand on les traverse. C'est souvent à partir de ces villes que partent les Trikols, véhicules tout terrain qui remplacent les chenillards et les traineaux, seuls moyens avec les hélicoptères pour rejoindre les grands élevages de rennes, toujours gérés par des familles Tchouktches vivants dans les campements traditionnels, loin de toute civilisation.
Après avoir traversé cette région, j’ai laissé la moto à Egvekinot avant de rejoindre Anadyr en hélicoptère ; ces deux villes sont les principaux ports du sud du Tchoukotka et c’est de Anadyr qu’on peut prendre des vols directs pour Moscou, Khabarovsk ou Irkoutsk.
C’est la porte d’entrée principale et pour moi ce sera la porte de sortie, en espérant pouvoir y revenir bientôt…