Salut! Ça va?

À table avec les écrivains français

2022-04

«À table avec les écrivains français»


Il existe de multiples façons de présenter la France sur le thème de la nourriture dans la littérature. Vous pourrez lire un peu plus loin une sélection d’extraits qui sont une invitation à un voyage littéraire et culinaire entre le XIIe et le XXe siècle.
Le français est râleur, grivois, généreux, il aime les plaisirs, la chair, la bonne chère, le vin, les amis et la distinction. Le grand gastronome Brillat-Savarin écrivait «Convier quelqu’un, c’est se charger de son bonheur pendant tout le temps qu’il est sous notre toit».
Le Roman de Renart a été rédigé en Français médiéval qui était une des nombreuses langues romanes (d’où le nom de roman), sous forme de petites histoires en vers, racontées par les troubadours. L’imprimerie n’existait pas et les rimes facilitaient la mémorisation des quelque 80 000 vers. Les animaux servent de support à une critique sociale. La faim et le besoin de trouver la nourriture sont omniprésents.
Quelques siècles plus tard, les protagonistes de Gargantua n’ont plus ces problèmes. Considéré comme le premier roman moderne, le texte sous un abord comique «Pour ce que rire est le propre de l’homme», se révèle très complexe. Le champ lexical utilisé, extrêmement riche et imagé, reflète la vision d’une langue débarrassée des codes stricts. François Rabelais nous invite dans l’introduction à «sucer la substantifique moelle». La nourriture symbolise la connaissance et sert de support au projet humaniste de l'auteur dont on récolte les fruits en basculant de « viandes grasses » à « nourritures » au sens spirituel. La scène décrit le repas de Gargantua pendant sa formation sophiste.
Le repas est synonyme de bonheur et à ce titre on le retrouve associé à la femme. Avec Le Beaujolais nouveau est arrivé, René Fallet signe un roman sur l'amitié, le partage, les choses simples, la jouissance du moment et du vin ! Ici, femme et nourriture fusionnent dans une notion indifférenciée de plaisirs.
Zola, dans l’Assommoir, décrit le monde ouvrier, sa misère, son chômage et le fléau de l'alcoolisme. Gervaise, qui aime inviter, fête sa blanchisserie avec un repas pantagruélique dont le plat principal est une oie. L’oie bien grasse et dodue la représente dans une scène à l’érotisme largement suggéré. Le vin y coule à flots.
Maupassant avec Bel-Ami, dépeint l'ascension sociale d’un homme qui utilise l'influence des femmes et une totale absence de morale pour arriver à ses fins. Ce roman très actuel montre les liens entre corruption, pouvoir, presse et argent. L'extrait se situe dans ses débuts. La notion de plaisir de ce repas à quatre est exacerbée par les descriptions très féminines de la nourriture.
Retour dans la France rurale. Les vieux de la vieille est une autre histoire d'amitié, thème cher à l'auteur. Trois anciens décident de se rendre à pied dans une maison de retraite. En chemin ils retrouvent un amour commun et se remémorent leur jeunesse. La scène se situe avant leur départ, au cours d'un banquet bien arrosé.
La réalité de Balzac dépasse la fiction de ses personnages. Il était un fin gourmet, créateur du premier journal gastronomique en 1831 « Le Gourmet ». Lorsqu'il écrivait, il se nourrissait peu, travaillait 18 h et buvait jusqu'à 50 cafés par jour. Une fois le roman terminé, sa boulimie d’écriture se transformait en boulimie gourmande, sans gloutonnerie « Tous les hommes mangent ; mais très peu savent manger ». Vous pourrez le constater dans ce portrait de l'écrivain par son éditeur. Il sera suivi par « Peau de chagrin », un texte sur le désir et le coût de son assouvissement. Un pacte avec le diable, abordé ici avec la découverte de la haute société et de ses fastes. L'expression «se réduire comme peau de chagrin» est passée dans le langage courant pour signifier la disparition inéluctable des ressources.
Dans Madame Bovary, l'héroïne, de situation modeste, épouse un médecin de campagne. Elle s'émerveille d'un monde inaccessible qu'elle entrevoit lors d'un repas organisé par le marquis d'Andervilliers ce qui la mènera à nouer des relations adultères pour tenter de vivre au-dessus de sa condition. Ce thème avait été abordé par Balzac auquel Flaubert rend hommage.
Nous quittons maintenant la cuisine « plaisir » avec « Du côté de chez Swann » qui est présenté pour la spécificité de son écriture. Ici, point d’ivresse, de banquets, de fêtes, mais le grand raffinement de repas, chez sa tante durant sa jeunesse, qui lui reviendront plus tard en mémoire avec les célèbres madeleines.
Georges Perec écrivait en se fixant des contraintes. La vie mode d’emploi en utilise un véritable réseau constitué de 42 prioritaires et 4 secondaires pour y décrire les habitants d’un immeuble imaginé à plat. L’intrigue se déplace d’un appartement à l’autre selon le problème du cavalier aux échecs. L’extrait présente un dîner organisé autour d’une couleur.
J.K. Huysmans dans la même veine dépeint un repas monochrome, aux mets rares, dans lequel le personnage principal, esthète, décadent et maladif, fête le deuil de sa virilité.
Le dernier texte est un petit clin d’œil humoristique entre nos deux pays avec Gogol et les «Ames mortes ».
Pour conclure, je reviens avec le roi Henri IV sur la notion de bonheur: « Bonne cuisine et bon vin, c’est le paradis sur terre »

Le roman de Renart (Collectif 1170-1250)
Sans perdre de temps, il étend la patte sur le bord d’un panier, se dresse doucement, dérange la couverture, et tire à lui deux douzaines des plus beaux harengs. Ce fut pour aviser avant tout à la grosse faim qui le travailloit. D’ailleurs il ne se pressa pas, peut-être même eut-il le loisir de regreter l’absence de sel ; mais il n’avoit pas intention de se contenter de si peu. Dans le panier voisin frétilloient les anguilles : il en attira vers lui cinq à six des plus belles ; la difficulté etoit de les emporter, car il n’avoit plus faim.

Gargantua (Rabelais 1534)
Pissant alors un plein urinal, il s’asseyait à table, et, parce qu’il était de nature flegmatique, il commençait son repas par quelques douzaines de jambons, de langues de bœuf fumées, de boutargues, d’andouilles, et tels autres avant-coureurs du vin.
En même temps, quatre de ses serviteurs lui jetaient dans la bouche, l’un après l’autre, continuellement, de la moutarde à pleines pelletées. Puis il buvait un horrible trait de vin blanc pour se soulager les reins. Après, il mangeait, selon la saison, en fonction de son appétit, et il cessait de manger quand son ventre lui tirait.

Le beaujolais nouveau est arrivé (René Fallet 1975)
Germaine Lafrezique apparut, issue de la cuisine en même temps qu’une enivrante bouffée de petit salé aux choux. Ronde navet, rose carotte, fraîche salade, c’était un solide légume de soixante ans.

L’assommoir (Zola 1876)
Gervaise portait l'oie, les bras raidis, la face suante, épanouie dans un large rire silencieux ; les femmes marchaient derrière elle, riaient comme elle ; tandis que Nana, tout au bout, les yeux démesurément ouverts, se haussait pour voir. Quand, l'oie fut sur la table, énorme, dorée, ruisselante de jus, on ne l'attaqua pas tout de suite. C'était un étonnement, une surprise respectueuse, qui avait coupé la voix à la société. On se la montrait avec des clignements d'yeux et des hochements de menton. Sacré mâtin ! quelle dame ! quelles cuisses et quel ventre ! […] Mangée comme ça, disait-elle, tant la peau était fine et blanche, une peau de blonde, quoi ! Tous les hommes riaient avec une gueulardise polissonne, qui leur gonflait les lèvres.

« Bel-Ami » (Maupassant 1885)
Les huîtres d’Ostende furent apportées, mignonnes et grasses, semblables à de petites oreilles enfermées en des coquilles, et fondant entre le palais et la langue ainsi que des bonbons salés,
Puis, après le potage, on servit une truite rose comme de la chair de jeune fille ; et les convives commencèrent à causer. […]
On apporta des côtelettes d’agneau, tendres, légères, couchées sur un lit épais et menu de pointes d’asperges. [...]
On avait apporté le rôti, des perdreaux flanqués de cailles, puis des petits pois, puis une terrine de foie gras accompagnée d’une salade aux feuilles dentelées, emplissant comme une mousse verte un grand saladier en forme de cuvette. Ils avaient mangé de tout cela sans y goûter, sans s’en douter, uniquement préoccupés de ce qu’ils disaient, plongés dans un bain d’amour.

Les vieux de la vieille (René Fallet 1958)
On se gorgeait de jambon sec, d’omelette au lard et de douzaines d’escargots. On s’essuyait les mains sur les voisins à l’occasion d’innombrables bourrades amicales. Et l’on buvait pour que passe la mangeaille, et l’on buvait pour que passe le vin lui-même, toute une artillerie de chopines et de litres, et l’on crachait, gloussait, rigolait et postillonnait, c’était la fête, la Fête aux Escargots.

Balzac : portrait intime (Edmond Werdet 1859)
Le garçon apporta la carte des mets. Je lui fis signe de la présenter à la personne placée en face de moi, ce qu'il s’empressa de faire en s’inclinant avec respect.
« — Pas n’est besoin de carte, dit Balzac d’un ton ferme, en élevant sa voix à un diapason peu con­venable...
Autant il était sobre dans sa furie de travail, autant, lorsqu’il se reposait, son appétit, aiguisé par une longue abstinence, prenait tout à coup des proportions phénoménales : c’était un Vitellius alors !
Voici le menu du diner qu’il commanda ; il est de la plus scrupuleuse vérité, ainsi que tout ce qui va suivre.
Or, ce menu était pour lui seul.
En proie à une gastrite aiguë, je ne pris qu’un potage et le blanc d’une aile de volaille rôtie.
Un cent d’huîtres d’Ostende ;
Douze côtelettes de pré-salé au naturel ;
Un caneton aux navets ;
Une paire de perdreaux rôtis ;
Une sole normande ;
Sans compter les hors-d’œuvre, les fantaisies, telles qu’entremets, fruits, poires de Doyenné surtout, dont il avala plus d’une douzaine ; le tout arrosé de vins fins, délicats, des crus les plus renommés ;
Le café et les liqueurs.
Tout fut englouti sans miséricorde !
Il ne resta que les os et les arêtes!
Les personnes qui nous entouraient étaient stupéfaites.
Jamais elles n’avaient été témoins d’un appétit aussi prodigieux !
Comme, tandis qu’il mangeait et buvait, sa langue allait son train, les mots les plus heureux, les saillies les plus spirituelles s’échappaient sans cesse de ses lèvres.
Nos voisins, pour l’écouter, suspendaient leurs conversations.
Si, au concert du Conservatoire, il avait trôné, par son esprit seul, sur la brillante assemblée, — ici il trônait doublement, par son vaste appétit d’abord, par sa verve intarissable ensuite.
Son repas terminé, il me dit tout à coup et tout bas :
« — A propos, cher, avez-vous de l’argent? »
Je restai anéanti !

Peau de chagrin (Balzac 1831)
Les mets placés sous des dômes d’argent aiguisaient l’appétit et la curiosité. Les paroles furent assez rares. Les voisins se regardèrent. Le vin de Madère circula. Puis le premier service apparut dans toute sa gloire ; il aurait fait honneur à feu Cambacérès, et Brillat-Savarin l’eût célébré. Les vins de Bordeaux et de Bourgogne, blancs et rouges, furent servis avec une profusion royale. Cette première partie du festin était comparable, en tout point, à l’exposition d’une tragédie classique. Le second acte devint quelque peu bavard. Chaque convive avait bu raisonnablement en changeant de crus suivant ses caprices, en sorte qu’au moment où l’on emporta les restes de ce magnifique service, de tempétueuses discussions s’étaient établies ; quelques fronts pâles rougissaient, plusieurs nez commençaient à s’empourprer, les visages s’allumaient, les yeux pétillaient. Pendant cette aurore de l’ivresse, le discours ne sortait pas encore des bornes de la civilité ; mais les railleries, les bons mots s’échappaient peu à peu de toutes les bouches ; puis la calomnie élevait tout doucement sa petite tête de serpent et parlait d’une voix flûtée ; çà et là, quelques sournois écoutaient attentivement, espérant garder leur raison. Le second service trouva donc les esprits tout à fait échauffés. Chacun mangea en parlant, parla en mangeant, but sans prendre garde à l’affluence des liquides, tant ils étaient lampants et parfumés, tant l’exemple était contagieux. Taillefer se piqua d’animer ses convives, et fit avancer les terribles vins du Rhône, le chaud Tokay, le vieux Roussillon capiteux. Déchaînés comme les chevaux d’une malle-poste qui part d’un relais, ces hommes fouettés par les piquantes flèches du vin de Champagne impatiemment attendu, mais abondamment versé, laissèrent alors galoper leur esprit dans le vide de ces raisonnements que personne n’écoute, se mirent à raconter ces histoires qui n’ont pas d’auditeur, recommencèrent cent fois ces interpellations qui restent sans réponse.


Madame Bovary (Flaubert 1856)
Emma se sentit, en entrant, enveloppée par un air chaud, mélange du parfum des fleurs et du beau linge, du fumet des viandes et de l’odeur des truffes. Les bougies des candélabres allongeaient des flammes sur les cloches d’argent ; les cristaux à facettes, couverts d’une buée mate, se renvoyaient des rayons pâles ; des bouquets étaient en ligne sur toute la longueur de la table, et, dans les assiettes à large bordure, les serviettes, arrangées en manière de bonnet d’évêque, tenaient entre le bâillement de leurs deux plis chacune un petit pain de forme ovale. Les pattes rouges des homards dépassaient les plats ; de gros fruits dans des corbeilles à jour s’étageaient sur la mousse ; les cailles avaient leurs plumes, des fumées montaient ; et, en bas de soie, en culotte courte, en cravate blanche, en jabot, grave comme un juge, le maître d’hôtel, passant entre les épaules des convives les plats tout découpés, faisait d’un coup de sa cuiller sauter pour vous le morceau qu’on choisissait. Sur le grand poêle de porcelaine à baguette de cuivre, une statue de femme drapée jusqu’au menton regardait immobile la salle pleine de monde. […]
On versa du vin de Champagne à la glace. Emma frissonna de toute sa peau en sentant ce froid dans sa bouche. Elle n’avait jamais vu de grenades ni mangé d’ananas. Le sucre en poudre même lui parut plus blanc et plus fin qu’ailleurs.

Du côté de chez Swann (Proust 1913-1922)
Car, au fond permanent d’œufs, de côtelettes, de pommes de terre, de confitures, de biscuits, qu’elle ne nous annonçait même plus, Françoise ajoutait – selon les travaux des champs et des vergers, le fruit de la marée, les hasards du commerce, les politesses des voisins et son propre génie, et si bien que notre menu, comme ces quatre-feuilles qu’on sculptait au XIIIe siècle au portail des cathédrales, reflétait un peu le rythme des saisons et des épisodes de la vie – : une barbue parce que la marchande lui en avait garanti la fraîcheur, une dinde parce qu’elle en avait vu une belle au marché de Roussainville-le-Pin, des cardons à la moelle parce qu’elle ne nous en avait pas encore fait de cette manière-là, un gigot rôti parce que le grand air creuse et qu’il avait bien le temps de descendre d’ici sept heures, des épinards pour changer, des abricots parce que c’était encore une rareté, des groseilles parce que dans quinze jours il n’y en aurait plus, des framboises que M. Swann avait apportées exprès, des cerises, les premières qui vinssent du cerisier du jardin après deux ans qu’il n’en donnait plus, du fromage à la crème que j’aimais bien autrefois, un gâteau aux amandes parce qu’elle l’avait commandé la veille, une brioche parce que c’était notre tour de l’offrir. Quand tout cela était fini, composée expressément pour nous, mais dédiée plus spécialement à mon père qui était amateur, une crème au chocolat, inspiration, attention personnelle de Françoise, nous était offerte, fugitive et légère comme une œuvre de circonstance où elle avait mis tout son talent.

La Vie mode d’emploi (Georges Perec 1978)
Pendant les dix années où sa santé fut suffisante pour lui permettre de continuer à recevoir, Madame Moreau donna environ un dîner par mois. Le premier fut un repas jaune : gougères à la bourguignonne, quenelles de brochet hollandaise, salmis de caille au safran, salade de maïs, sorbets de citron et de goyave accompagnés de xérès, de Château-Chalon, de Châteaux-Carbonneux et de punch glacé au Sauternes. Le dernier, en 1970, fut un repas noir servi dans des assiettes d’ardoise polie ; il comportait évidemment du caviar, mais aussi des calmars à la tarragonaise, une selle de marcassin Cumberland, une salade de truffes et une charlotte aux myrtilles ; les boissons de cet ultime repas furent difficiles à choisir : le caviar fut servi avec de la vodka versée dans des gobelets de basalte et le calmar avec un vin raisiné d’un rouge effectivement très sombre, mais pour la selle de marcassin, le maître d’hôtel fit passer deux bouteilles de Château-Ducru-Beaucaillou 1955 transvasées pour la circonstance dans des décanteurs en cristal de Bohême ayant toute la noirceur requise.


A rebours, (K.J. Huysmans 1884)
Tandis qu’un orchestre dissimulé jouait des marches funèbres, les convives avaient été servis par des négresses nues, avec des mules et des bas en toile d’argent, semée de larmes.
On avait mangé dans des assiettes bordées de noir, des soupes à la tortue, des pains de seigle russe, des olives mûres de Turquie, du caviar, des poutargues de mulets, des boudins fumés de Francfort, des gibiers aux sauces couleur de jus de réglisse et de cirage, des coulis de truffes, des crèmes ambrées au chocolat, des poudings, des brugnons, des raisinés, des mûres et des guignes ; bu, dans des verres sombres, les vins de la Limagne et du Roussillon, des Tenedos, des Val de Penas et des Porto ; savouré après le café et le brou de noix, des kwas, des porters, des stout."