Dali, personnage turbulent et fantastique, totalement extravagant, brillant, talentueux, érudit, curieux, délirant, provocateur, jouant d’humour, « était impressionnant par son regard et son port de tête. Il était altier, mais amusant, ne se prenait pas au sérieux ». Dali portait effrontément une moustache en croc, piquée à son maitre Velasquez, vivait dans le luxe et la luxure, adorait les jolies femmes, consommait des jeunes éphèbes, Dali jouisseur mystique…
Mais derrière cette folie se cache un grand travailleur acharné, maitre de la technique, grand connaisseur des maitres du passé qui l’ont fortement inspiré, un véritable artiste, peintre, sculpteur, écrivain, poète, un amoureux éternel, célébrant la vie et l’amour avec une manière unique, inimitable.
Un génie qui adorait la nourriture
Dès l’âge de 6 ans, Dali avait exprimé le désir de devenir cuisinier. Plus tard, il développe sa propre «mystique gastronomique». Un génie qui adorait la nourriture, la célébrait de façon loufoque avec des œuvres choquantes. « L’anchois que je mâche participe, de quelque façon, au feu qui m’éclaire.» (S. Dali)Chaque repas était un moment propice à la réflexion. Son autobiographie est agrémentée de nombreuses métaphores culinaires, analyses des mets dégustés et descriptions détaillées attestant du lien particulier qu’il entretenait avec la nourriture. Il dépeint ainsi ses goûts en matière de cuisine : « Je n’aime, en réalité, manger que ce qui a une forme compréhensible pour l’intelligence. » Il fait aussi part de ses convictions philosophiques : « (…) j’attribue aux épinards en particulier, et à toute espèce de nourriture en général, des valeurs esthétiques et morales essentielles».
Le peintre se remémore une période de solitude, chez lui à Cadaquès, durant laquelle il assure avoir ingurgité à chaque repas « trois douzaines d’oursins arrosés de vins, six côtelettes grillées sur des sarments de vigne. » Le soir, place aux « soupes de poisson », à la morue ou à un « loup frit avec du fenouil ». Porté par cette passion pour la bonne chère, le peintre espagnol est l’un des premiers artistes à faire usage de nourriture consommable dans son œuvre.
Dali vénérait le pain qu’il a mis au centre d’une de ses œuvres célèbres « La corbeille de pain » en 1926. Dalí lance également un nouveau slogan : « Du pain, du pain, rien que du pain ». Lors d’une soirée mondaine, il traduit son obsession pour le pain en évoquant un rêve : celui de la création d’une Société Secrète du Pain dont le but serait de moquer la société parisienne. En réponse à cela, l’artiste cuit des pains gigantesques entre quinze et quarante mètres de longueur et les expose au Palais-Royal, à Versailles et à l’hôtel Savoy-Plaza. Il joue l’audace et l’exagération en arrivant à une conférence précédée d’une baguette de 12 mètres.
L’une des caractéristiques du travail de Dalí est sa capacité à s’inspirer quotidiennement de son appétence pour la gastronomie. L’artiste passe de longs moments à analyser ses repas afin d’en tirer de nouvelles idées pour ses œuvres. Comment l’évoquer sans parler de ses fameuses montres molles ? Cette idée lui est justement venue à la fin d’un repas, analysant un camembert «super-mou» avant de le déguster. « Nous avions terminé notre dîner avec un excellent camembert et, lorsque je fus seul, je restai un moment accoudé à la table, réfléchissant aux problèmes portés par le super-mou de ce fromage coulant. Je me levai et me rendis dans mon atelier pour donner, selon mon habitude, un dernier coup d’œil à mon travail… J’allais éteindre la lumière et sortir lorsque je vis littéralement la solution : deux montres molles dont l’une pendrait lamentablement à la branche de l’olivier », explique Dalí. L’auteur ne dépeint pas un fromage en tant que tel, mais s’inspire des qualités esthétiques de cet aliment pour les retranscrire dans son œuvre, chose tout à fait novatrice pour l’époque.
Autre constante de ses œuvres, l’œuf au plat, mais sans le plat. Il est, d’après Dali, porteur de fortes symboliques. Entier, il incarne la naissance et les origines. Cassé, cru ou cuit, il affiche une viscosité qui contraste avec la dureté de la coque. L’artiste prête attention à l’opposition dur/mou de cet aliment sur laquelle se fonde une large part de la pensée et de l’iconographie dalinienne. « Œufs sur le plat sans le plat » en est un bon exemple. Au bout d’un fil aux allures célestes, un œuf au plat pend dans le vide.
« J’aime les côtelettes et j’aime ma femme »
Salvador Dalí pousse sa conception de la nourriture encore plus loin. Il se plaît notamment à représenter des aliments qu’il accompagne de figure humaine. Cette pratique a pour lui une fonction d’exutoire. Dans « Portrait de Gala avec deux côtelettes d’agneau en équilibre sur l’épaule », la muse de Dalí est agrémentée de deux morceaux de viande. Il raconte : « J’aime les côtelettes et j’aime ma femme, je ne vois aucune raison de ne pas les peindre ensemble ». Empreint d’un appétit insatiable et d’une folie culinaire, il détourne sa faim, métaphore de son appétit sexuel. Au lieu de manger sa muse, le surréaliste imagine déguster une paire de côtelettes crues qu’il dispose sur ses épaules. Ainsi, Salvador Dalí donne une vision comestible de la beauté.C’est un homme d’âge mûr, un artiste riche aussi, qui a mangé dans les plus belles maisons françaises. « Quant à la grande cuisine, elle ne fait pas partie de ma nature originelle, mais de ma nature profonde, ornementale, surajoutée, nécessaire au déploiement du génie dans les zones raréfiées de l’esthétisme pure », confie-t-il en esthète. Et d’ajouter : « La svelte anatomie d’une bécasse nue sur un plat atteint, dirait-on, les proportions de la perfection raphaélite ».
Dali organisait des diners mondains, des banquets fastueux aphrodisiaques ou vérités et vanités, extravagance et scandale, génie et décadence se côtoyaient.
« Les diners de Gala »
Le livre « Les diners de Gala » paru en 1973, réédité en 2016, contient 136 recettes sur 320 pages. Dali le publie en hommage à sa muse Gala, son épouse depuis 1932 (née Elena Ivanovna Diakonova à Kazan, Empire russe).Dans ce livre de recettes uniques, l’artiste met au point une cuisine que l’on pourrait qualifier de « surréaliste » tant par les titres que par l’originalité des arrangements culinaires. La recette 49 « crème de grenouilles » en est un très bon exemple. Cette sorte de crème brulée originale est agrémentée d’un long pic dans lequel sont empalées des grenouilles grillées. Des associations excentriques et un visuel surréaliste qui n’empêchent pas la réalisation de mets comestibles et soignés. L’artiste met au point de vraies recettes scrupuleusement détaillées, dans la plus pure tradition gastronomique française, puisant son inspiration dans le répertoire de Lasserre ou de de La Tour d’Argent.
Il confie les folles élucubrations gourmandes surréalistes, les diners d’un grand d’Espagne qui recevait le monde de l’art et de la culture à sa table pour déguster les plats les plus fous aux noms les plus fous. Des diners qui obéissaient à des codes bien précis dictés par le maitre, Dali, des diners déclarations d’amour à sa muse, sa femme, son amour, sa passion, sa reine Gala, qu’il avait « enlevée » à un autre maitre.
Douze chapitres aux titres illustrés par Dali:
1 - Les caprices pincés princiers ou les plats exotiques nés d’un homard chéri dont gala adorait s’affubler en bijou ou ornement de tenue fors de diners de gala
2 - Les cannibalismes de l’automne ou plus simplement œufs et produits de la mer.
3 - Les suprêmes de malaises lilliputiens ou entrées.
4 - Les entre-plats sodomisés ou les viandes.
5 - Les spoutniks astiqués d’asticots statistiques ou l’admiration de Dali pour les escargots et les grenouilles.
6 - Les panaches panachés ou les poissons et crustacés traités avec panache.
7 - Les chairs monarchiques, gibiers et volailles
8 - Les montres molles demi-sommeil ou souvenirs de camembert délicieusement coulant, recettes à base de porc
9 - L’atavisme désoxyribonucléique ou les légumes
10 - Les «je mange Gala» les recettes aphrodisiaques, une vibrante déclaration d’amour et de désir
11 - Les pios monoches ou entremets et desserts
12 - Les délices petites martyrs ou le bal des hors-d’œuvre.
136 recettes réalisées par des chefs des années Dali, recettes surréalistes par des chefs étoilés de grandes tables que fréquentait Dali et Gala, La Tour d’argent, Maxim’s, Lasserre, Le Train Bleu. Des recettes du plus simple au plus complexe, réalisables par tous et utilisant une large gamme de produits
Pourquoi ne pas oser un plat extrait du menu servi en 1971 à Persépolis au shah d’Iran et à ses invités, comme « Le paon à l’impériale » ou « Les œufs de cailles aux perles de Bandar Pahlavi », recette dans laquelle les grains de caviar, 30 grammes par personne, roulent sans compter sur une tartelette. Ou les plus discrètes « Écrevisses péruviennes » et le simplisme « Gratin de céleris ». A suivre, « Timbale de mouton aux poireaux » ou « Buisson d’écrevisses aux herbes des Vikings ». « Purée d’Aphrodite ». Au dessert « Les tétons de Vénus »
« Les dîners de Gala » ont été voués aux plaisirs du goût... Si vous êtes un disciple de ces peseurs de calories qui transforment les joies d'un repas en punition, refermez ce livre, il est trop vivant, trop agressif et bien trop impertinent pour vous. » (S. Dali)
Recettes
Voici, à titre d’exemple, les recettes avec la présentation de l’auteur.
Côte de bœuf bouquetière de légumes
une côte de bœufs 8 manchespommes de terre « château » sautées au beurre (voir Internet)
tomates entières grillées
carottes taillées au beurre
haricots verts au beurre
navets taillés au beurre
Le choix judicieux de la viande qui doit être de première qualité est l’élément le plus important pour la réalisation de ce plat. La durée de cuisson peut être différente selon les goûts, et nous laissons variable ce temps afin de satisfaire l’ensemble des préférences. La richesse des couleurs de la garniture mêlée à la viande s’harmonise de façon agréable et donne le plus bel effet de présentation.
Caramel aux pignons
1 kg de sucre1 verre d’eau,
1 cuillerée à café de beurre
1 plaque de marbre (ou équivalent)
1 cuillerée d’huile
200 g de pignons de pin
Mettez dans une casserole le sucre et l’eau, faites cuire à feu moyen. Attention, il convient de bien surveiller la cuisson, car le sucre est en train de devenir caramel et, à ce stade, il brûle avec facilité. Lorsque le caramel est devenu brun, lorsqu’il commence juste à dégager une odeur de roussi, retirez vivement du feu.
Mettez une cuilleréede beurre que vous laissez fondre sans tourner la préparation. Grâce à la cuillerée d’huile, huilez la plaque de marbre et versez-y tout de suite le caramel. Avec une spatule ou une cuiller en bois, travaillez en lui ajoutant les pignons.
Bientôt, il aura suffisamment refroidi pour que vous puissiez continuer avec les mains. Faites attention, ne le laissez pas trop durcir. En le pressant dans la paume, vous confectionnez des petits boudins dans lesquels, grâce à des ciseaux, vous coupez des caramels. Laissez complètement refroidir.
Un bal surréaliste
Quand Salvador Dali ne peignait pas, il aimait recevoir. Qu’il s’agisse de dîners gargantuesques ou de folles soirées, le peintre ne faisait jamais les choses à moitié. En 1941, c’est à l’Hôtel Del Monte, très chic établissement californien, que Dalí organise ainsi un bal qui restera à tout jamais dans les archives – et les mémoires.
Le 2 septembre 1941, le peintre et son épouse Gala invitent ainsi le Tout-Hollywood à un dîner suivi d’un bal surréaliste, qui a pour but de lever des fonds pour les artistes européens fuyant le régime nazi. Le thème ? « Une nuit dans la forêt surréaliste ». Le dresse-code ? Se présenter déguisé en mauvais rêve.
L’artiste a mis les petits plats dans les grands. Dans le Del Monte Lodge mis à sa disposition, le peintre a installé une épave de voiture renversée (dans laquelle dort une jeune femme dénudée), accroché au plafond 5 000 sacs en toile de jute (« pour donner un sentiment de dépression » explique-t-il) et installé un lit géant depuis lequel sa femme Gala dirige le dîner. Ce dernier, servi sur de longues tables de buffet, et détail on ne peut plus surprenant : les invités se voient servir des plateaux de grenouilles vivantes, qui s’échappent dès qu’elles le peuvent, tandis que des souliers posés sur la table servent de vases ou de porte-menu.
Au milieu de tout ça, des dizaines d’animaux, que Salvador Dalí a fait venir du zoo de San Francisco. Lionceau en laisse, porc-épic en cage, singes en liberté… C’est une vraie ménagerie installée là. Dalí souhaitait aussi ajouter des girafes à ce drôle de tableau, mais le zoo a refusé. Tant pis, le peintre divertira son audience autrement.
Si tout le monde est bien évidemment convié à se laisser aller sur la piste de danse, Dalí a aussi souhaité mettre la main à la pâte. Ainsi, plusieurs performances ont été prévues, dont « The Accident Dance », lors de laquelle l’artiste recouvre de bandages une jeune femme avant que celle-ci n’aille danser sur la piste au côté d’un autre compagnon lui aussi enrubanné de gaze.
La soirée est une réussite même si elle ne rapportera rien à Dalí. Ce dernier a tellement dépensé pour créer le décor, mettre en scène les performances et époustoufler ses invités que la caisse est vide. Une ultime folie pour le génie du surréalisme, dont les dîners et autres bals ont marqué durablement l’histoire de l’art.