Salut! Ça va?

Le fabuleux séjour d’Elizabeth Vigée Le Brun en Russie

2021-12

Née en 1755, Elizabeth-Louise Vigée, élevée dans le milieu des arts, manifeste dès l’enfance un talent hors du commun et son père, pastelliste, encourage la vocation de cette artiste peintre surdouée qui réalisera, au cours de sa vie, environ neuf-cents tableaux dont pas moins de six-cent-soixante-deux portraits ! 
La célébrité à quinze ans
C’est à l’âge de quinze ans qu’elle se rend célèbre en portraiturant des personnages de l’aristocratie. Les raisons de son succès ? Dotée d’une immense virtuosité technique, elle excelle à rendre la carnation en peignant même les veines sous la peau, les yeux, qu’elle met en valeur par le fameux « regard flou » fixé sur le lointain, le mouvement des plis et la délicatesse des tissus, dans des tableaux ne comportant que deux ou trois couleurs. De plus, elle peint souvent les femmes indépendamment de leur statut social, cheveux dénoués, sans bijoux, en les drapant dans des étoffes plutôt que dans les lourds vêtements de l’époque. 
En 1776, elle épouse Jean-Baptiste-Pierre Le Brun, un marchand de tableaux cultivé, qui prend  en main sa carrière en fixant une grille de prix pour ses œuvres. Mais s’il vend très cher les toiles de son épouse, il ne lui en reverse jamais le moindre sou... Moins intéressée  par l’argent que par la volonté de préserver sa liberté d’artiste, Élisabeth conserve, rareté pour l’époque,  son nom de jeune fille ; elle se nommera désormais Madame Élisabeth Vigée Le Brun !
L’artiste-peintre de la reine : une femme à l’Académie
Elle parvient à la consécration en 1778, lorsque la jeune reine Marie-Antoinette lui commande un portrait. C’est la première fois qu’une femme devient peintre officiel de la cour et Elizabeth réalisera trente tableaux de la souveraine, ravie d’avoir enfin des portraits ressemblants, bien qu’un peu idéalisés. Cette gloire donne aussi à Elizabeth l’occasion de réaliser son rêve : être une des seules femmes admises, en 1783, à l’Académie royale de peinture et de sculpture ! Même si son tableau de la reine « en robe de gaule », c’est-à-dire en tenue d’intérieur de vaporeuse mousseline blanche, fait scandale car il est jugé trop frivole pour une représentation de la souveraine…
La Révolution française et le départ en exil
Élisabeth Vigée Le Brun raconte dans ses Mémoires que, durant l’été 1789, lorsqu’éclate la Révolution, elle devient l’objet, en tant que portraitiste de la reine, de la vindicte des Sans-culottes qui tracent des graffitis sur sa maison et jettent du souffre dans le soupirail pour y mettre le feu. C’est pourquoi, en octobre, persuadée que la société est « en dissolution complète » et déguisée en ouvrière, elle prend « la route de l’émigration » avec sa fille Julie, âgée de neuf ans, dans une berline en direction de Rome. Elle ne se croit partie que pour quelques semaines, elle ne sait pas encore que son exil durera douze ans ! Paradoxalement, c’est cet éloignement qui permettra à l’artiste de conquérir son indépendance, puisqu’elle n’a plus que son pinceau pour subvenir à ses besoins. Après six ans en Italie et en Autriche, empêchée de rentrer en France par son inscription sur la Liste des émigrés, elle accepte l’invitation de l’ambassadeur de Russie et prend la route de Saint-Pétersbourg…
Le séjour en Russie : 1795-1801
Elle arrive à Saint-Pétersbourg le 25 juillet 1795 et se dit, sur-le-champ, fascinée par la perspective Nevski et ses monuments. Alors qu’elle souhaite se reposer de son exténuant voyage, l’ambassadeur de France vient lui annoncer qu’elle sera présentée à Catherine II le lendemain ! Très inquiète par sa tenue -elle n’a que des toilettes simples et aucune robe de cour- elle est si émue qu’elle oublie de faire un baise-main à l’impératrice, qui ne s’en offusque pas. L’artiste-peintre écrit que Catherine II a « tant de majesté qu’elle lui parut « la reine du monde ». A Saint-Pétersbourg, elle retrouve de nombreuses personnes dont elle avait déjà fait le portrait, en particulier le comte Stroganov qui la loge, au début de son séjour, dans une jolie demeure entourée d’un jardin, au bord de la Neva.
Les invitations affluent, tous les aristocrates veulent la recevoir et elle est émerveillée autant par l’hospitalité des Russes que par le faste de leurs réceptions : « Une foule de seigneurs, possédant des fortunes colossales, se plaisent à tenir table ouverte, au point qu’un étranger connu, ou bien recommandé, n’a jamais besoin d’avoir recours au restaurateur », écrit-elle. Elle n’a de cesse d’admirer la magnificence de la cour et aussi la beauté des femmes : « La cour de Russie était composée d’un si grand nombre de femmes charmantes qu’un bal chez l’impératrice offrait un coup d’œil ravissant »…
Catherine II lui commande le portrait de ses petites-filles, Alexandra et Elena Pavlovna, que l’artiste représente en costume grec antique, avec les bras nus. Elle ignore que l’impératrice, scandalisée par cette tenue, a écrit au baron Grimm : « Il fallait copier Dame Nature et non pas inventer des attitudes de singes » ! Bien vite, on rapporte à Elisabeth le mécontentement impérial ; aussi s’empresse-t-elle, à grand regret, de retoucher sa toile et de « rhabiller » les grandes-duchesses ; puis, elle enchaîne sur deux portraits de la princesse Elizabeth Alexeïevna.
Peu après, c’est la princesse Catherine Dolgoroukova qui l’invite dans sa maison de campagne. Elizabeth, dans ses Mémoires, rapporte à son sujet quelques commérages de la cour : la dame  était si séduisante que le prince Potemkine, très épris d’elle, lui aurait fait servir, lors d’un repas, des coupes à glace remplies de diamants… Pour remercier Elisabeth du tableau, la princesse lui offre un bracelet confectionné avec ses cheveux mêlés à des brillants dessinant l’inscription « Ornez celle qui orne son siècle » !

A partir de là, les commandes se précipitent, Elisabeth Vigée Le Brun peint des dizaines de personnes célèbres de l’aristocratie russe. Elle décrit abondamment, dans son autobiographie, le bonheur de sa vie à Saint-Pétersbourg, qui lui a laissé un souvenir fabuleux, car, monarchiste, elle y retrouve, encore plus extraordinaires,  les fastes de l’Ancien Régime français, emportés par la Révolution. Eblouie par le luxe et le confort des demeures de la haute société dont elle vante l’éclairage et les grands poêles, elle se passionne pour les bals, concerts et fêtes costumées. Elle découvre aussi le plaisir des glissades en luge, des promenades en traîneau dans la neige et s’étonne de voir des gens se baigner dans les rivières l’été. Elle admire beaucoup Catherine II, dont elle célèbre le goût des beaux-arts. Mais l’impératrice décède juste avant le rendez-vous fixé pour son portrait. Finalement, le nouvel empereur, Paul 1er, lui commande, en 1799, celui de son épouse, Maria Fedorovna. Sa carrière connaît alors une deuxième consécration par son admission à l’Académie impériale des Beaux-Arts de Saint-Pétersbourg. 
Un chagrin, quand même…
Malheureusement, des « moments cruels » viennent « troubler le repos et le bonheur dont [elle] jouissait à Saint-Pétersbourg ». Sa fille Julie, alors âgée de dix-sept ans, tombe amoureuse de Gaetano Nigris, le secrétaire du comte Tchernichev et l’épouse en 1799, en dépit de l’opposition maternelle. Mariage « dont le bonheur ne durera que quinze jours », aux dires d’Elizabeth, paroles prophétiques puisque les époux se sépareront et que Julie finira dans la misère, emportée par la syphilis… Affaiblie, ruinée par la dot de sa fille, Elisabeth Vigée Le Brun décide de conquérir une nouvelle clientèle et part pour Moscou le 15 octobre 1800. Bien vite, elle se laisse séduire par « ces milliers de dômes dorés surmontés d’énormes croix d’or, ces larges rues, ces superbes palais ». Accueillie par la comtesse Varvara Ivanovna Ladomirskaïa, sollicitée de toutes parts, elle réalise six portraits en dix jours !
Néanmoins, elle ne passera que cinq mois à Moscou car sa fille lui manque. Après l’assassinat de Paul 1er, le nouvel empereur, Alexandre, lui demande de réaliser son portrait. Mais malade, accablée par des douleurs articulaires, Elisabeth ne peut s’exécuter et se contente de saisir au pastel les traits de l’empereur pour un tableau qu’elle réalisera ultérieurement.
Un départ déchirant

Son état de santé s’aggravant, les médecins lui conseillent d’aller prendre les eaux en Allemagne. Au même moment, elle apprend qu’elle a été enfin rayée de la Liste des émigrés et peut rentrer en France. C’est pour elle un déchirement de quitter Saint-Pétersbourg, d’autant plus qu’elle y laisse sa fille. Elle part, en larmes, en 1801, jurant de retourner, désespérée de quitter le pays où elle a été « si heureuse ». Mais elle ne pourra jamais revenir. Le destin, écrit-elle des années plus tard, « ne m’a pas permis de revoir le pays que je regarde encore comme une seconde patrie »… D’après l’inventaire de ses œuvres à sa mort, celle qui disait, « je n’ai eu de bonheur qu’en peinture », aurait réalisé en Russie environ quatre-vingt portraits d’hommes et de femmes qui marquent l’apogée de sa maturité artistique.