Lorsque débute la seconde guerre mondiale, beaucoup de femmes, dans tous les pays du monde civilisé, se sont déjà illustrées aux commandes d’un avion. Mais partout, elles ne sont toujours pas considérées comme l’égal de l’homme, surtout face à la guerre.
Pourtant, il est un état où la récente révolution d’octobre (qui a eu lieu en novembre 1917 comme chacun le sait) leur a reconnu plus d’égalité : l’U.R.S.S.
Là-bas aussi, des pilotes et des navigatrices ont réalisé des records de distance. Parmi elles, Marina Raskova. Née le 28 mars 1912 à Moscou, elle est la fille d’un père chanteur d’opéra et d’une mère professeur. Tout naturellement, elle rêve de chanter elle aussi. Mais elle perd son père prématurément et suit finalement des études de chimie. A dix-sept ans, elle épouse un ingénieur rencontré dans l’usine de teinture où elle s’est engagée pour aider sa famille et lui donne une fille l’année suivante. Puis elle entre comme dessinatrice dans le laboratoire de navigation de l’Armée de l’air. En 33, elle est la première Soviétique brevetée navigatrice, puis la première à enseigner cette discipline. Ensuite elle passe son brevet de pilote et divorce. En 37, elle participe à plusieurs vols longue distance.
A cette époque, Staline souhaite d’abord montrer que ses avions peuvent rejoindre tous les points de l’U.R.S.S. et encourage les records de distance en particulier vers la Sibérie. En juin 38, un équipage avait réussi à parcourir 6 850 miles de Moscou à Spassk-Dalny, à la frontière sibéro-chinoise. Avec l’esprit égalitaire soviétique, il souhaite que des femmes établissent aussi de tels records. Il sélectionne lui-même le meilleur équipage : Valentina Grizodubova comme pilote, Polina Osipenko comme copilote et Marina Raskova comme navigatrice. Il leur fournit un Tupolev ANT-37, un prototype de bombardier à long rayon d’action modifié pour les records, baptisé Rodina (Mère patrie) pour l’occasion.
Elles doivent établir un record mondial de distance féminin en volant de Moscou à Komsomolsk, soit près de 6 000 km. Le vol doit durer un peu plus d’une journée. L'aventure va durer 10 jours !
Les trois femmes décollent le 24 septembre 1938. La météo est rapidement désastreuse. Elles n’ont pas de moyens de radionavigation, pas de cartes précises, pas de visibilité… Elles se perdent. Lorsqu’enfin Marina réussit à situer approximativement leur position, c’est pour constater qu’elles sont loin de tout, près de l’océan Pacifique, sans aucun terrain d’atterrissage possible et il ne leur reste plus de 30 minutes de carburant. Le pilote n’a pas d’autre possibilité que de choisir la zone la plus propice pour se poser sur le ventre.
Or, Raskova se trouve dans le nez vitré de l’appareil, sans possibilité de rejoindre le poste de pilotage. Au moment du crash, sa place va forcément être détruite. Elle reçoit l’ordre de sauter. Elle le fait en oubliant à bord son kit de survie. Une fois au sol (en septembre, en Sibérie !), elle se dirige dans la direction où elle a vu partir l’avion. Elle n’a ni boussole ni eau ; juste deux barres chocolatées !
Entre-temps, la pilote a fini par repérer des marais et s’y vache. Avec la copilote, elles décident d’attendre les secours sur place. Ils vont mettre huit jours pour venir du village le plus proche. Mais les deux femmes refusent alors de quitter l’appareil, espérant encore que Marina réussira à les rejoindre…
Ce n’est que deux jours plus tard, après dix jours de marche que Marina retrouve enfin l’avion et ses amies. Elles sont alors ramenées au village, puis transférées à Moscou où elles sont désignées « Héros de l’Union Soviétique », les premières femmes à recevoir cette distinction.
La presse soviétique célèbre le record de distance féminin établi… oubliant de préciser que le vol s’est terminé par un crash !
De cette aventure, Marina a conservé des relations personnelles avec Staline.
Or, trois ans plus tard, l’Allemagne ayant déclaré la guerre à l’Europe puis à l’U.R.S.S., l’armée de cette dernière se retrouve en grandes difficultés.
Les femmes soviétiques se sont portées volontaires pour intégrer l’armée en général et l’armée de l’air en particulier pour les pilotes. Elles doivent d’ailleurs faire leur service militaire. Mais si, depuis la révolution, rien n’interdit leur participation effective au combat, les hommes ne sont pas encore prêts à les accueillir en unités combattantes et tous les prétextes sont bons pour les en écarter. Seules quelques pilotes servent déjà pour des missions de transport, disséminées dans les unités masculines.
Alors Marina va rencontrer Staline et le convaincre de faire appel à elles. Il lui confie alors la mission de mettre sur pied le 122ème (ou 221ème selon les sources) groupe d’aviation comportant trois régiments exclusivement féminins (pilotes, mécanos, ingénieurs, intendance…).
Ce seront les 586ème Régiment d’aviation de chasse, qui prendra part aux combats dès avril 42, le 587ème Régiment de bombardiers en piqué, qui sera commandé par Raskova elle-même, et le 588ème Régiment de bombardiers de nuit.
C’est encore Marina, avec Yevdokia Bershanskaya, qui va se charger de sélectionner les quelques centaines de membres (dont plus de 200 pilotes) de ces régiments parmi les très nombreuses candidatures. Elles sont envoyées en train de marchandises (7 jours de voyage) jusqu’ à Engels (paradoxalement capitale de la « République Socialiste Soviétique des Allemands de la Volga », territoire qui avait été colonisé par des Allemands sous Catherine II) où elles sont équipées avec des uniformes masculins trop grands pour elles. Bien sûr, ce sont de frêles jeunettes d’à peine vingt ans. Elles vont devoir rajouter du journal dans leurs bottes et serrer fort leurs ceintures, mais aussi couper leurs cheveux !
Toutes veulent devenir pilote de chasse et Marina doit faire preuve de beaucoup d’autorité morale pour leur faire adopter leur affectation en fonction de leurs compétences réelles ; mais elle force l’admiration de ses recrues.
Travaillant 14 heures par jour, elles vont être formées en six mois, alors qu’il en faut plus de dix-huit normalement. Mais la situation catastrophique de Stalingrad oblige à la précipitation…
« Tu es une femme, et tu dois être fière de l’être ! »
Le 586ème est le premier à partir au combat à Saratov, sous les ordres de Tamara Kazarinova. Il est affecté à des missions de défense des voies ferrées et des usines de munitions, et ce n’est qu’en septembre qu’il remportera sa première victoire. Tamara avait été blessée à la jambe et ne pouvait plus voler. Par ailleurs, elle fut mal appréciée comme chef par certaines de ses pilotes qui demandèrent son changement. Elle fut donc remplacée quelques mois plus tard par un homme, Aleksandr Gridnev, qui crut d’abord qu’il n’arriverait jamais à obtenir du bon travail de sa bande de gamines. Mais rapidement il changea d’avis et, dans ses mémoires, il expliquera combien il fut fier de leur engagement.
Avant de quitter son poste, Tamara eut le temps de transférer certaines de ses pilotes vers d’autres régiments masculins. Était-ce parce que c’étaient les meilleures ou parce que c’étaient celles qui avaient demandé sa mutation ?
Mais le machisme les y poursuivait. Les femmes volaient ensemble et avaient leurs mécaniciennes, car beaucoup d’hommes refusaient de voler avec un ailier femme ou sur un avion préparé par une femme.
Toujours est-il qu’on y comptera deux As : Lydia Litvak et Iekaterina Boudanova, avec respectivement 12 et 11 victoires. Les deux seules As féminines de l’histoire. Malheureusement, toutes deux seront abattues à l’été 1943.
Raisa Surnachevskaya, avec 3 victoires, sera la meilleure des pilotes restées au 586ème. Petit à petit, le régiment deviendra mixte. Il termine la guerre avec 50% d’hommes.
Le 587ème (qui deviendra le 125ème Régiment de la Garde) est d’abord équipé de bombardiers en piqué Su-2. Mais Marina Raskova, qui en a pris le commandement, obtient de Staline qu’il reçoive les premiers Petlyakov Pe-2 Peshka, plus modernes et très performants. Cela lui vaudra d’être le dernier des trois régiments à être envoyé au combat (décembre 1942), mais aussi la jalousie des pilotes masculins qui, eux, doivent continuer à voler sur les Sukhoï. Par ailleurs, le régiment devra aussi utiliser des hommes pour compléter les équipages (le Pe-2 emporte trois personnes au lieu de deux pour le Su-2) car les mitrailleuses arrières sont lourdes à manipuler (un pilote et un navigateur y seront également affectés).
Le Régiment fait ses premières armes au-dessus de Stalingrad. Très vite, il enregistre la pire des pertes. Mais ce n’est pas l’ennemi qui en est la cause. C’est alors qu’elle est leader d’un groupe de trois avions que Marina Raskova se tue le 4 janvier 1943 (31 ans). Elle conduisait les avions vers un nouvel aérodrome près du front quand, prise par une tempête de neige, elle heurte une falaise sur les rives de la Volga. Staline lui fait des obsèques nationales et fait placer ses cendres dans le Mur du Kremlin, sur la Place Rouge.
Raskova est remplacée par Valentin Markov qui, lui aussi, commence par se demander comment il va pouvoir gérer toutes ces femmes. Il décide d’être avec elles le plus dur possible. Sa belle gueule lui vaut néanmoins d’être aimé par la plupart d’entre elles. Et d’ailleurs, après la guerre, il épousera une des navigatrices.
Le 125ème et ses pilotes vont s’illustrer sur de nombreux fronts.
Des nerfs d’acier à bord d’avions de bois
Le 588ème, qui, pour ses prouesses, va devenir le 46ème Régiment de la Garde en janvier 1943, est le plus époustouflant des trois. Sa mission consiste à harceler de nuit les aérodromes allemands les plus proches du front. Lui-même déménage souvent pour suivre l’avancée de ce dernier, d’abord près de Stalingrad, puis dans le Kouban, en Biélorussie, en Pologne et enfin jusqu’à Berlin.
Alors que le 587ème avait bénéficié de ce qui se faisait de mieux comme avions, le 588ème ne reçoit, lui, que des Polikarpov U-2 (rebaptisés Po-2 en 44). C’est un avion fiable, très manœuvrable et qui a fait ses preuves… depuis longtemps ! Car il vole depuis 1928. C’est un biplan entièrement en bois et toile, donc facilement inflammable. Son moteur de 125 cv lui permet d’atteindre la vitesse « fulgurante » de 150 km/h et pilote et copilote volent à l’air libre ; comme en 14, mais au-dessus du front de l’est, en hiver, le détail n’est pas anodin. A bord, ni radio ni instruments pour le vol de nuit. Un tube de caoutchouc permet à l’équipage de communiquer d’un poste à l’autre.
Enfin, il est faiblement armé de quelques bombes sous les ailes (2 x 50 kg) et d’une mitrailleuse en place arrière.
Les pilotes vont pourtant exploiter les faiblesses de leurs avions pour réussir leur mission ; empêcher les Allemands de dormir ! Parce qu’un soldat proche d’un front déjà très dur a besoin d’un peu de repos pour se refaire entre deux journées. Pilotes et mécaniciens allemands, eux, ne le pourront pas.
Leurs avions sont en bois ; ils sont indétectables au radar. Ils volent lentement. Ils vont pouvoir voler au ras des arbres et devenir invisibles aux chasseurs de nuit. Ils n’emportent que 100 kg de bombes, mais ils sont basés juste derrière le front. Les pilotes feront en moyenne 10 missions par nuit, ce qui fera une tonne de bombes larguées par chacune (certaines en feront 15, une fois même 18 !).
Comme elles volent au ras du sol, elles n’emportent pas de parachute. De toute façon, elles ne tiennent pas à tomber aux mains de l’ennemi.
Les filles vont mettre au point des tactiques. Elles volent par trois. Deux d’entre elles vont approcher la cible au moteur et attirer les projecteurs et les tirs de la Flak (DCA allemande).
Pendant ce temps, la troisième coupe son moteur et se laisse planer jusqu’au-dessus de la base, largue ses bombes et disparaît avant de rallumer son moteur un peu plus loin. Quand elle le peut, elle vise en priorité les projecteurs qui suivent ses camarades.
Puis elle rejoint les deux autres et elles renouvellent l’opération. Puis d’autres arrivent… Les bombes tombent toutes les trois minutes sur leurs cibles ! Juste avant les explosions, les Allemands n’ont entendu que le sifflement du vent relatif dans les haubans, un bruit caractéristique… qui leur vaudra le surnom de « Nachtexen », les sorcières de la nuit.
« On dormait dans ce qu’on pouvait trouver, des trous dans le sol, des tentes, des cavernes ; mais les Allemands devaient avoir leurs baraques, vous savez. Ils sont très précis. Alors leurs baraques étaient bien alignées et on pouvait venir la nuit, quand ils étaient endormis, et les bombarder. Bien sûr, ils étaient obligés de sortir dans la nuit en caleçon, et sûrement ils disaient : « Ah ! Les sorcières de la nuit ! » Ou peut-être ils utilisaient des mots pires. Nous, bien sûr, on aurait préféré qu’ils nous appellent les beautés de la nuit, mais de toute façon, on faisait notre boulot… (Galina Beltsova) »
Car bien sûr, elles finissent quand même parfois par se faire avoir ; lorsqu’elles sont prises dans la lumière des projecteurs elles deviennent des cibles faciles du fait de leur lenteur et la moindre balle incendiaire les transforme en torche.
Et quand les premières ont été abattues, les Allemands ont compris que les avions qui les harcelaient étaient pilotés par des femmes ! Comment ces sorcières peuvent-elles impunément venir chaque nuit les narguer avec ces avions ridicules ! Dès qu’elles sont signalées, les chasseurs de nuit viennent les poursuivre. Mais comment, la nuit, avec un avion qui vole à plus de 500 km/h, peut-on attaquer un moustique qui peut voler à 100 km/h au ras des arbres ?
Alors, inlassablement, les sorcières vont décoller dès la nuit tombée et voler jusqu’au lever du jour et, chaque nuit, venir pilonner l’un ou l’autre des aérodromes sur lesquels personne ne dort de peur d’être réveillé par leurs bombes. Les dégâts physiques seront rarement importants (on signale quand même le cas d’Armavir, en oct. 42, où une bombe toucha le dépôt de carburant et incendia toute la base, un seul avion ayant pu être sauvé), mais les dégâts psychologiques sont énormes.
Il leur faut des nerfs d’acier pour se jeter volontairement dans la Flak et attirer les projecteurs et les chasseurs, pour voler au ras de l’ennemi dans des avions aussi fragiles, pour revenir à leur base et repartir dès les pleins faits, dix fois, même quand une coéquipière s’est crashée en flammes pendant le vol précédent, puis pour rejoindre un vague abri non chauffé sur la base et y prendre trois ou quatre heures de sommeil traversé de cauchemar avant de se réveiller pour préparer la nuit suivante. Oubliez la nourriture, insignifiante...
Pour prendre un peu de repos, les pilotes confient parfois le manche aux navigatrices pendant le vol de retour au terrain, et le reprennent pour l’atterrissage.
Leur régiment est le seul qui est resté intégralement féminin jusqu’à la fin de la guerre. Avec au maximum 40 équipages à la fois, elles vont effectuer plus de 23 000 sorties et larguer plus de 3 000 tonnes de bombes. Beaucoup ont approché les 1 000 sorties, certaines les ont dépassées. Vingt-trois des pilotes du 46ème obtinrent le titre de Héros de l’Union Soviétique. Trente ont été abattues.
C’est le Régiment le plus décoré de l’U.R.S.S.
Un vibrant hommage fut dédié à cette unité par Roland de La Poype, as aux 16 victoires du « Normandie-Niemen » qui combattit souvent aux côtés de ces femmes :
« Même s’il était possible de cueillir et de déposer à vos pieds toutes les fleurs de la Terre, cela ne constituerait pas une reconnaissance suffisante de votre valeur ».
Le dur destin de la femme militaire soviétique
Il y eut aussi quelques pilotes femmes dans les régiments masculins. Et ce fut sans doute encore plus difficile pour elles. Car si l’Allemand était l’ennemi principal, l’homme soviétique n’était pas toujours leur allié. Si elles n’en ont pas souvent fait état dans leurs témoignages, on sait que ces frêles jeunes filles ont eu aussi à se défendre contre les assauts de leurs frères d’armes. L’homme est un loup pour la femme, le militaire en temps de guerre encore plus. Il faut dire aussi que ces jeunes demoiselles avaient su préserver leur féminité. On sait que certaines utilisaient les crayons rouges destinés aux marques sur les cartes pour leur servir de rouge à lèvres et les photos illustrant cet article suffisent à montrer combien elles savaient se rendre désirables malgré leurs cheveux coupés et leurs vêtements d’hommes (qu’elles avaient su réajuster à leurs tailles).
Par ailleurs, le Soviétique, s’il était pour l’égalité des droits, était quand même très sexiste. Lors de sa première tentative d’incorporation, l’une des candidates à l’enrôlement s’était vu répondre :
« Les choses ne vont pas bien, mais nous ne sommes pas assez désespérés pour envoyer des petites filles comme vous dans le ciel ! Rentrez chez vous et aidez votre mère. »
Dès le départ, les cadres de l’armée ne croyaient pas trop à l’idée d’envoyer des femmes au combat. Et si Marina Raskova a réussi à décider Staline de le faire, c’est sans doute à cause de la propagande qu’il pouvait en espérer. Mais il dût imposer son idée aux officiers qui mirent tous les bâtons possibles dans les roues des avions pilotés par les femmes. Et elles durent prouver qu’elles étaient l’égal des hommes en étant meilleures qu’eux.
Enfin, elles durent encore affronter deux difficultés.
La première n’était pas liée à leur sexe, même si celui-ci ne faisait que compliquer le problème. C’était la mise en captivité. Beaucoup de ces pilotes sont mortes au combat ; certaines ont été abattues et ont réussi à échapper aux Allemands et à rejoindre leurs lignes. Mais pour celles qui ont été capturées, cela fut très difficile. Le militaire en temps de guerre est dur avec le militaire ennemi capturé ; il est très dur avec la femme du peuple ennemi ; il est pire avec la femme militaire ennemie capturée. Elles ont eu droit à tous les hommages… Mais ce n’est pas tout.
Le Bolchévique, en temps de guerre comme en temps de paix, n’est pas tendre avec ses compatriotes prisonniers. D’abord parce qu’un prisonnier est toujours plus ou moins torturé pour donner des renseignements sur l’armée où il servait. S’il ne parle pas, il en meurt. S’il survit à sa captivité c’est qu’il a parlé… Ensuite parce qu’un bon Soviétique est un Soviétique qui valide à fond la doctrine bolchévique. Et comme elle a bien des défauts, le mieux est qu’il n’ait aucun contact avec ceux qui prônent d’autres doctrines. Or, en captivité, il a été en contact avec des Allemands et, peut-être même avec des Anglais, Français ou Américains prisonniers. Qui sait ce que ces étrangers ont pu lui mettre dans la tête…
Aussi le Soviétique libéré des camps (ou même évadé !) devient-il suspect, à son retour, d’être un traitre. Et suspect, en Russe, ça veut dire rien moins qu’emprisonné et « questionné » par le NKVD, voire envoyé au goulag!
Les femmes n’eurent pas droit à un régime de faveur.
La seconde, imprévisible, fut le retour à la vie civile. Après la victoire, les pilotes sont démobilisées pour la plupart et peuvent revenir dans leur famille, dans leur village. Dans un premier temps, on salue les héroïnes qui ont sacrifié leur jeunesse pour sauver leur pays. Mais très vite, ces « femmes » qui se sont comportées comme des hommes et qui ont partagé la vie des hommes pendant trois ans font l'objet d'une franche hostilité. Elles reçoivent alors un accueil hostile de la part d'une population qui leur reproche d'avoir perdu leur féminité et exprime ainsi son rejet à l'idée que des femmes deviennent des militaires. Cela contredit trop l’image traditionnelle de la femme, celle qui donne la vie et non la mort, celle qui hait la guerre et chérit la paix. Une femme soldat est considérée comme contre-nature. Une femme militaire est une femme légère qui a profité de la mixité de l’armée pour prendre un plaisir clandestin qui restera inconnu de ses proches. Elle n’a plus de moralité.
Cette perception populaire rejoint par ailleurs la volonté du gouvernement qui souhaite désormais que les femmes rejoignent en nombre les usines. La parenthèse héroïque est terminée. Elles doivent redevenir des épouses, soigner les héros masculins revenus du front, leur donner les enfants qui vont repeupler le pays
Certaines vont préférer cacher leur histoire pour qu’on ignore qu’elles ont combattu.
Dans ses mémoires, le Major Valentin Markov, qui avait remplacé Raskova à la tête du 587ème, écrit :
« Mes supérieurs ne faisaient pas de distinctions entre les régiments masculins ou féminins, et les filles en étaient très fières. Je dois pourtant admettre que j’ai parfois souhaité qu’ils se rappellent que notre régiment ne comprenait que des femmes, et qu’ils ne les envoient pas au cœur de l’enfer. Chaque pilote, chaque membre d’équipage m’était chère. Je les aimais toutes, étais fier d’elles et je redoutais la possibilité que l’une d’entre elles ne revienne pas… »
Pourtant, il est un état où la récente révolution d’octobre (qui a eu lieu en novembre 1917 comme chacun le sait) leur a reconnu plus d’égalité : l’U.R.S.S.
Là-bas aussi, des pilotes et des navigatrices ont réalisé des records de distance. Parmi elles, Marina Raskova. Née le 28 mars 1912 à Moscou, elle est la fille d’un père chanteur d’opéra et d’une mère professeur. Tout naturellement, elle rêve de chanter elle aussi. Mais elle perd son père prématurément et suit finalement des études de chimie. A dix-sept ans, elle épouse un ingénieur rencontré dans l’usine de teinture où elle s’est engagée pour aider sa famille et lui donne une fille l’année suivante. Puis elle entre comme dessinatrice dans le laboratoire de navigation de l’Armée de l’air. En 33, elle est la première Soviétique brevetée navigatrice, puis la première à enseigner cette discipline. Ensuite elle passe son brevet de pilote et divorce. En 37, elle participe à plusieurs vols longue distance.
A cette époque, Staline souhaite d’abord montrer que ses avions peuvent rejoindre tous les points de l’U.R.S.S. et encourage les records de distance en particulier vers la Sibérie. En juin 38, un équipage avait réussi à parcourir 6 850 miles de Moscou à Spassk-Dalny, à la frontière sibéro-chinoise. Avec l’esprit égalitaire soviétique, il souhaite que des femmes établissent aussi de tels records. Il sélectionne lui-même le meilleur équipage : Valentina Grizodubova comme pilote, Polina Osipenko comme copilote et Marina Raskova comme navigatrice. Il leur fournit un Tupolev ANT-37, un prototype de bombardier à long rayon d’action modifié pour les records, baptisé Rodina (Mère patrie) pour l’occasion.
Elles doivent établir un record mondial de distance féminin en volant de Moscou à Komsomolsk, soit près de 6 000 km. Le vol doit durer un peu plus d’une journée. L'aventure va durer 10 jours !
Les trois femmes décollent le 24 septembre 1938. La météo est rapidement désastreuse. Elles n’ont pas de moyens de radionavigation, pas de cartes précises, pas de visibilité… Elles se perdent. Lorsqu’enfin Marina réussit à situer approximativement leur position, c’est pour constater qu’elles sont loin de tout, près de l’océan Pacifique, sans aucun terrain d’atterrissage possible et il ne leur reste plus de 30 minutes de carburant. Le pilote n’a pas d’autre possibilité que de choisir la zone la plus propice pour se poser sur le ventre.
Or, Raskova se trouve dans le nez vitré de l’appareil, sans possibilité de rejoindre le poste de pilotage. Au moment du crash, sa place va forcément être détruite. Elle reçoit l’ordre de sauter. Elle le fait en oubliant à bord son kit de survie. Une fois au sol (en septembre, en Sibérie !), elle se dirige dans la direction où elle a vu partir l’avion. Elle n’a ni boussole ni eau ; juste deux barres chocolatées !
Entre-temps, la pilote a fini par repérer des marais et s’y vache. Avec la copilote, elles décident d’attendre les secours sur place. Ils vont mettre huit jours pour venir du village le plus proche. Mais les deux femmes refusent alors de quitter l’appareil, espérant encore que Marina réussira à les rejoindre…
Ce n’est que deux jours plus tard, après dix jours de marche que Marina retrouve enfin l’avion et ses amies. Elles sont alors ramenées au village, puis transférées à Moscou où elles sont désignées « Héros de l’Union Soviétique », les premières femmes à recevoir cette distinction.
La presse soviétique célèbre le record de distance féminin établi… oubliant de préciser que le vol s’est terminé par un crash !
De cette aventure, Marina a conservé des relations personnelles avec Staline.
Or, trois ans plus tard, l’Allemagne ayant déclaré la guerre à l’Europe puis à l’U.R.S.S., l’armée de cette dernière se retrouve en grandes difficultés.
Les femmes soviétiques se sont portées volontaires pour intégrer l’armée en général et l’armée de l’air en particulier pour les pilotes. Elles doivent d’ailleurs faire leur service militaire. Mais si, depuis la révolution, rien n’interdit leur participation effective au combat, les hommes ne sont pas encore prêts à les accueillir en unités combattantes et tous les prétextes sont bons pour les en écarter. Seules quelques pilotes servent déjà pour des missions de transport, disséminées dans les unités masculines.
Alors Marina va rencontrer Staline et le convaincre de faire appel à elles. Il lui confie alors la mission de mettre sur pied le 122ème (ou 221ème selon les sources) groupe d’aviation comportant trois régiments exclusivement féminins (pilotes, mécanos, ingénieurs, intendance…).
Ce seront les 586ème Régiment d’aviation de chasse, qui prendra part aux combats dès avril 42, le 587ème Régiment de bombardiers en piqué, qui sera commandé par Raskova elle-même, et le 588ème Régiment de bombardiers de nuit.
C’est encore Marina, avec Yevdokia Bershanskaya, qui va se charger de sélectionner les quelques centaines de membres (dont plus de 200 pilotes) de ces régiments parmi les très nombreuses candidatures. Elles sont envoyées en train de marchandises (7 jours de voyage) jusqu’ à Engels (paradoxalement capitale de la « République Socialiste Soviétique des Allemands de la Volga », territoire qui avait été colonisé par des Allemands sous Catherine II) où elles sont équipées avec des uniformes masculins trop grands pour elles. Bien sûr, ce sont de frêles jeunettes d’à peine vingt ans. Elles vont devoir rajouter du journal dans leurs bottes et serrer fort leurs ceintures, mais aussi couper leurs cheveux !
Toutes veulent devenir pilote de chasse et Marina doit faire preuve de beaucoup d’autorité morale pour leur faire adopter leur affectation en fonction de leurs compétences réelles ; mais elle force l’admiration de ses recrues.
Travaillant 14 heures par jour, elles vont être formées en six mois, alors qu’il en faut plus de dix-huit normalement. Mais la situation catastrophique de Stalingrad oblige à la précipitation…
« Tu es une femme, et tu dois être fière de l’être ! »
Le 586ème est le premier à partir au combat à Saratov, sous les ordres de Tamara Kazarinova. Il est affecté à des missions de défense des voies ferrées et des usines de munitions, et ce n’est qu’en septembre qu’il remportera sa première victoire. Tamara avait été blessée à la jambe et ne pouvait plus voler. Par ailleurs, elle fut mal appréciée comme chef par certaines de ses pilotes qui demandèrent son changement. Elle fut donc remplacée quelques mois plus tard par un homme, Aleksandr Gridnev, qui crut d’abord qu’il n’arriverait jamais à obtenir du bon travail de sa bande de gamines. Mais rapidement il changea d’avis et, dans ses mémoires, il expliquera combien il fut fier de leur engagement.
Avant de quitter son poste, Tamara eut le temps de transférer certaines de ses pilotes vers d’autres régiments masculins. Était-ce parce que c’étaient les meilleures ou parce que c’étaient celles qui avaient demandé sa mutation ?
Mais le machisme les y poursuivait. Les femmes volaient ensemble et avaient leurs mécaniciennes, car beaucoup d’hommes refusaient de voler avec un ailier femme ou sur un avion préparé par une femme.
Toujours est-il qu’on y comptera deux As : Lydia Litvak et Iekaterina Boudanova, avec respectivement 12 et 11 victoires. Les deux seules As féminines de l’histoire. Malheureusement, toutes deux seront abattues à l’été 1943.
Raisa Surnachevskaya, avec 3 victoires, sera la meilleure des pilotes restées au 586ème. Petit à petit, le régiment deviendra mixte. Il termine la guerre avec 50% d’hommes.
Le 587ème (qui deviendra le 125ème Régiment de la Garde) est d’abord équipé de bombardiers en piqué Su-2. Mais Marina Raskova, qui en a pris le commandement, obtient de Staline qu’il reçoive les premiers Petlyakov Pe-2 Peshka, plus modernes et très performants. Cela lui vaudra d’être le dernier des trois régiments à être envoyé au combat (décembre 1942), mais aussi la jalousie des pilotes masculins qui, eux, doivent continuer à voler sur les Sukhoï. Par ailleurs, le régiment devra aussi utiliser des hommes pour compléter les équipages (le Pe-2 emporte trois personnes au lieu de deux pour le Su-2) car les mitrailleuses arrières sont lourdes à manipuler (un pilote et un navigateur y seront également affectés).
Le Régiment fait ses premières armes au-dessus de Stalingrad. Très vite, il enregistre la pire des pertes. Mais ce n’est pas l’ennemi qui en est la cause. C’est alors qu’elle est leader d’un groupe de trois avions que Marina Raskova se tue le 4 janvier 1943 (31 ans). Elle conduisait les avions vers un nouvel aérodrome près du front quand, prise par une tempête de neige, elle heurte une falaise sur les rives de la Volga. Staline lui fait des obsèques nationales et fait placer ses cendres dans le Mur du Kremlin, sur la Place Rouge.
Raskova est remplacée par Valentin Markov qui, lui aussi, commence par se demander comment il va pouvoir gérer toutes ces femmes. Il décide d’être avec elles le plus dur possible. Sa belle gueule lui vaut néanmoins d’être aimé par la plupart d’entre elles. Et d’ailleurs, après la guerre, il épousera une des navigatrices.
Le 125ème et ses pilotes vont s’illustrer sur de nombreux fronts.
Des nerfs d’acier à bord d’avions de bois
Le 588ème, qui, pour ses prouesses, va devenir le 46ème Régiment de la Garde en janvier 1943, est le plus époustouflant des trois. Sa mission consiste à harceler de nuit les aérodromes allemands les plus proches du front. Lui-même déménage souvent pour suivre l’avancée de ce dernier, d’abord près de Stalingrad, puis dans le Kouban, en Biélorussie, en Pologne et enfin jusqu’à Berlin.
Alors que le 587ème avait bénéficié de ce qui se faisait de mieux comme avions, le 588ème ne reçoit, lui, que des Polikarpov U-2 (rebaptisés Po-2 en 44). C’est un avion fiable, très manœuvrable et qui a fait ses preuves… depuis longtemps ! Car il vole depuis 1928. C’est un biplan entièrement en bois et toile, donc facilement inflammable. Son moteur de 125 cv lui permet d’atteindre la vitesse « fulgurante » de 150 km/h et pilote et copilote volent à l’air libre ; comme en 14, mais au-dessus du front de l’est, en hiver, le détail n’est pas anodin. A bord, ni radio ni instruments pour le vol de nuit. Un tube de caoutchouc permet à l’équipage de communiquer d’un poste à l’autre.
Enfin, il est faiblement armé de quelques bombes sous les ailes (2 x 50 kg) et d’une mitrailleuse en place arrière.
Les pilotes vont pourtant exploiter les faiblesses de leurs avions pour réussir leur mission ; empêcher les Allemands de dormir ! Parce qu’un soldat proche d’un front déjà très dur a besoin d’un peu de repos pour se refaire entre deux journées. Pilotes et mécaniciens allemands, eux, ne le pourront pas.
Leurs avions sont en bois ; ils sont indétectables au radar. Ils volent lentement. Ils vont pouvoir voler au ras des arbres et devenir invisibles aux chasseurs de nuit. Ils n’emportent que 100 kg de bombes, mais ils sont basés juste derrière le front. Les pilotes feront en moyenne 10 missions par nuit, ce qui fera une tonne de bombes larguées par chacune (certaines en feront 15, une fois même 18 !).
Comme elles volent au ras du sol, elles n’emportent pas de parachute. De toute façon, elles ne tiennent pas à tomber aux mains de l’ennemi.
Les filles vont mettre au point des tactiques. Elles volent par trois. Deux d’entre elles vont approcher la cible au moteur et attirer les projecteurs et les tirs de la Flak (DCA allemande).
Pendant ce temps, la troisième coupe son moteur et se laisse planer jusqu’au-dessus de la base, largue ses bombes et disparaît avant de rallumer son moteur un peu plus loin. Quand elle le peut, elle vise en priorité les projecteurs qui suivent ses camarades.
Puis elle rejoint les deux autres et elles renouvellent l’opération. Puis d’autres arrivent… Les bombes tombent toutes les trois minutes sur leurs cibles ! Juste avant les explosions, les Allemands n’ont entendu que le sifflement du vent relatif dans les haubans, un bruit caractéristique… qui leur vaudra le surnom de « Nachtexen », les sorcières de la nuit.
« On dormait dans ce qu’on pouvait trouver, des trous dans le sol, des tentes, des cavernes ; mais les Allemands devaient avoir leurs baraques, vous savez. Ils sont très précis. Alors leurs baraques étaient bien alignées et on pouvait venir la nuit, quand ils étaient endormis, et les bombarder. Bien sûr, ils étaient obligés de sortir dans la nuit en caleçon, et sûrement ils disaient : « Ah ! Les sorcières de la nuit ! » Ou peut-être ils utilisaient des mots pires. Nous, bien sûr, on aurait préféré qu’ils nous appellent les beautés de la nuit, mais de toute façon, on faisait notre boulot… (Galina Beltsova) »
Car bien sûr, elles finissent quand même parfois par se faire avoir ; lorsqu’elles sont prises dans la lumière des projecteurs elles deviennent des cibles faciles du fait de leur lenteur et la moindre balle incendiaire les transforme en torche.
Et quand les premières ont été abattues, les Allemands ont compris que les avions qui les harcelaient étaient pilotés par des femmes ! Comment ces sorcières peuvent-elles impunément venir chaque nuit les narguer avec ces avions ridicules ! Dès qu’elles sont signalées, les chasseurs de nuit viennent les poursuivre. Mais comment, la nuit, avec un avion qui vole à plus de 500 km/h, peut-on attaquer un moustique qui peut voler à 100 km/h au ras des arbres ?
Alors, inlassablement, les sorcières vont décoller dès la nuit tombée et voler jusqu’au lever du jour et, chaque nuit, venir pilonner l’un ou l’autre des aérodromes sur lesquels personne ne dort de peur d’être réveillé par leurs bombes. Les dégâts physiques seront rarement importants (on signale quand même le cas d’Armavir, en oct. 42, où une bombe toucha le dépôt de carburant et incendia toute la base, un seul avion ayant pu être sauvé), mais les dégâts psychologiques sont énormes.
Il leur faut des nerfs d’acier pour se jeter volontairement dans la Flak et attirer les projecteurs et les chasseurs, pour voler au ras de l’ennemi dans des avions aussi fragiles, pour revenir à leur base et repartir dès les pleins faits, dix fois, même quand une coéquipière s’est crashée en flammes pendant le vol précédent, puis pour rejoindre un vague abri non chauffé sur la base et y prendre trois ou quatre heures de sommeil traversé de cauchemar avant de se réveiller pour préparer la nuit suivante. Oubliez la nourriture, insignifiante...
Pour prendre un peu de repos, les pilotes confient parfois le manche aux navigatrices pendant le vol de retour au terrain, et le reprennent pour l’atterrissage.
Leur régiment est le seul qui est resté intégralement féminin jusqu’à la fin de la guerre. Avec au maximum 40 équipages à la fois, elles vont effectuer plus de 23 000 sorties et larguer plus de 3 000 tonnes de bombes. Beaucoup ont approché les 1 000 sorties, certaines les ont dépassées. Vingt-trois des pilotes du 46ème obtinrent le titre de Héros de l’Union Soviétique. Trente ont été abattues.
C’est le Régiment le plus décoré de l’U.R.S.S.
Un vibrant hommage fut dédié à cette unité par Roland de La Poype, as aux 16 victoires du « Normandie-Niemen » qui combattit souvent aux côtés de ces femmes :
« Même s’il était possible de cueillir et de déposer à vos pieds toutes les fleurs de la Terre, cela ne constituerait pas une reconnaissance suffisante de votre valeur ».
Le dur destin de la femme militaire soviétique
Il y eut aussi quelques pilotes femmes dans les régiments masculins. Et ce fut sans doute encore plus difficile pour elles. Car si l’Allemand était l’ennemi principal, l’homme soviétique n’était pas toujours leur allié. Si elles n’en ont pas souvent fait état dans leurs témoignages, on sait que ces frêles jeunes filles ont eu aussi à se défendre contre les assauts de leurs frères d’armes. L’homme est un loup pour la femme, le militaire en temps de guerre encore plus. Il faut dire aussi que ces jeunes demoiselles avaient su préserver leur féminité. On sait que certaines utilisaient les crayons rouges destinés aux marques sur les cartes pour leur servir de rouge à lèvres et les photos illustrant cet article suffisent à montrer combien elles savaient se rendre désirables malgré leurs cheveux coupés et leurs vêtements d’hommes (qu’elles avaient su réajuster à leurs tailles).
Par ailleurs, le Soviétique, s’il était pour l’égalité des droits, était quand même très sexiste. Lors de sa première tentative d’incorporation, l’une des candidates à l’enrôlement s’était vu répondre :
« Les choses ne vont pas bien, mais nous ne sommes pas assez désespérés pour envoyer des petites filles comme vous dans le ciel ! Rentrez chez vous et aidez votre mère. »
Dès le départ, les cadres de l’armée ne croyaient pas trop à l’idée d’envoyer des femmes au combat. Et si Marina Raskova a réussi à décider Staline de le faire, c’est sans doute à cause de la propagande qu’il pouvait en espérer. Mais il dût imposer son idée aux officiers qui mirent tous les bâtons possibles dans les roues des avions pilotés par les femmes. Et elles durent prouver qu’elles étaient l’égal des hommes en étant meilleures qu’eux.
Enfin, elles durent encore affronter deux difficultés.
La première n’était pas liée à leur sexe, même si celui-ci ne faisait que compliquer le problème. C’était la mise en captivité. Beaucoup de ces pilotes sont mortes au combat ; certaines ont été abattues et ont réussi à échapper aux Allemands et à rejoindre leurs lignes. Mais pour celles qui ont été capturées, cela fut très difficile. Le militaire en temps de guerre est dur avec le militaire ennemi capturé ; il est très dur avec la femme du peuple ennemi ; il est pire avec la femme militaire ennemie capturée. Elles ont eu droit à tous les hommages… Mais ce n’est pas tout.
Le Bolchévique, en temps de guerre comme en temps de paix, n’est pas tendre avec ses compatriotes prisonniers. D’abord parce qu’un prisonnier est toujours plus ou moins torturé pour donner des renseignements sur l’armée où il servait. S’il ne parle pas, il en meurt. S’il survit à sa captivité c’est qu’il a parlé… Ensuite parce qu’un bon Soviétique est un Soviétique qui valide à fond la doctrine bolchévique. Et comme elle a bien des défauts, le mieux est qu’il n’ait aucun contact avec ceux qui prônent d’autres doctrines. Or, en captivité, il a été en contact avec des Allemands et, peut-être même avec des Anglais, Français ou Américains prisonniers. Qui sait ce que ces étrangers ont pu lui mettre dans la tête…
Aussi le Soviétique libéré des camps (ou même évadé !) devient-il suspect, à son retour, d’être un traitre. Et suspect, en Russe, ça veut dire rien moins qu’emprisonné et « questionné » par le NKVD, voire envoyé au goulag!
Les femmes n’eurent pas droit à un régime de faveur.
La seconde, imprévisible, fut le retour à la vie civile. Après la victoire, les pilotes sont démobilisées pour la plupart et peuvent revenir dans leur famille, dans leur village. Dans un premier temps, on salue les héroïnes qui ont sacrifié leur jeunesse pour sauver leur pays. Mais très vite, ces « femmes » qui se sont comportées comme des hommes et qui ont partagé la vie des hommes pendant trois ans font l'objet d'une franche hostilité. Elles reçoivent alors un accueil hostile de la part d'une population qui leur reproche d'avoir perdu leur féminité et exprime ainsi son rejet à l'idée que des femmes deviennent des militaires. Cela contredit trop l’image traditionnelle de la femme, celle qui donne la vie et non la mort, celle qui hait la guerre et chérit la paix. Une femme soldat est considérée comme contre-nature. Une femme militaire est une femme légère qui a profité de la mixité de l’armée pour prendre un plaisir clandestin qui restera inconnu de ses proches. Elle n’a plus de moralité.
Cette perception populaire rejoint par ailleurs la volonté du gouvernement qui souhaite désormais que les femmes rejoignent en nombre les usines. La parenthèse héroïque est terminée. Elles doivent redevenir des épouses, soigner les héros masculins revenus du front, leur donner les enfants qui vont repeupler le pays
Certaines vont préférer cacher leur histoire pour qu’on ignore qu’elles ont combattu.
Dans ses mémoires, le Major Valentin Markov, qui avait remplacé Raskova à la tête du 587ème, écrit :
« Mes supérieurs ne faisaient pas de distinctions entre les régiments masculins ou féminins, et les filles en étaient très fières. Je dois pourtant admettre que j’ai parfois souhaité qu’ils se rappellent que notre régiment ne comprenait que des femmes, et qu’ils ne les envoient pas au cœur de l’enfer. Chaque pilote, chaque membre d’équipage m’était chère. Je les aimais toutes, étais fier d’elles et je redoutais la possibilité que l’une d’entre elles ne revienne pas… »