Salut! Ça va?

8 femmes françaises en Russie

2021-03
En hommage à la journée internationale des droits des femmes, j’ai le plaisir de proposer aux lectrices et aux lecteurs de « Salut ! Ça va ? » les brèves biographies de huit femmes françaises remarquables, certaines connues, d’autres moins, qui ont vécu ou séjourné en Russie entre le 18e siècle, siècle de la langue et de la culture françaises en Europe, et le 20e siècle.

Marie-Anne Collot


Qui ne connaît pas, en Russie, le fameux « Cavalier d’airain », cette statue de Pierre le Grand qui est aujourd’hui l’un des symboles de Saint-Pétersbourg ? Elle a été commandée par Catherine II à un sculpteur français peu connu à l’époque, Étienne-Maurice Falconet, ami de Diderot. Mais Falconet, avant de se rendre en Russie, avait exigé qu’au contrat on ajoute qu’il serait accompagné de son élève, Marie-Anne Collot (1748-1821).

Prise en charge par Denis Diderot à la mort de son père, Marie-Anne Collot entre à l’âge de quinze ou seize ans à l’atelier d’Étienne-Maurice Falconet. Elle va apprendre son art auprès de spécialistes reconnus comme le grand portraitiste Jean-Baptiste Lemoyne (1704-1778). Lorsqu’elle part avec Falconet pour Saint-Pétersbourg en 1767, elle a tout juste dix-huit ans, mais c’est déjà une artiste douée : l’année même de son arrivée, elle est reçue membre honoraire étranger de l’Académie des Beaux-Arts de Saint-Pétersbourg.

Comme c’est l’usage à l’époque, le travail des sculpteurs est soumis à l’examen et à l’approbation de leurs protecteurs russes et français. Voyez cette lettre de Diderot à Falconet : « Une autre chose que le prince Galitzin m’a dite et qu’il a lue dans une lettre du général Betzkoy, je crois, c’est que Mlle Collot allait s’essayer sur une de ses parentes, pour tenter immédiatement après, le buste de l’impératrice. Tout cela me convient ». Elle exécutera plusieurs bustes de l’impératrice, mais aussi de son fils, le grand-duc Paul et de Natalia Alexeïevna. Elle créera également un bas-relief du comte Grégory Orlov qui venait de venir à bout de l’épidémie de peste à Moscou en 1771. Elle sculptera des bustes de grands hommes français : Henri IV, Sully, Voltaire, Diderot. En comparant le buste de Diderot fait par Marie-Anne Collot avec celui qu’il avait fait lui-même, Falconet pris un marteau et détruisit le sien, qu’il jugea médiocre en comparaison. On peut admirer ces œuvres aujourd’hui au musée de l’Ermitage et au Musée Russe de Saint-Pétersbourg.

C’est elle qui va être en charge de la tête de la statue équestre (1770) pour laquelle Falconet a été appelé à Saint-Pétersbourg. Elle modèle la tête d'après le masque mortuaire du tsar fait par Rastrelli, idéalisant ses traits et accentuant l'intensité du regard et les plis du front. Elle avait l’habitude de travailler à partir des masques mortuaires ou vivants des personnages qu’elle sculptait.

Comme la plupart des femmes artistes de son temps, elle a surtout exécuté des portraits. Il lui était difficile de réaliser des sujets historiques ou mythologiques montrant un corps entier, car il était très mal vu, pour une femme, de travailler à partir d’un modèle masculin nu.

Marie-Anne Collot-Falconet quitte définitivement la Russie en novembre 1778 et en 1791, elle se retire dans le domaine de Morimont, en Moselle. Elle vivra notamment des revenus obtenus en Russie – l’impératrice s’était montrée généreuse – et elle cessera de produire. Son portrait, peint par son mari, est conservé au Musée des beaux-arts de Nancy.

Élizabeth-Louise Vigée-Lebrun


Au moment où Marie-Anne Collot réalise la tête de Pierre le Grand, en 1770, une jeune fille de 15 ans connaît à Paris son premier succès en peignant le portrait de sa mère. Il s’agit d’Élizabeth-Louise Vigée-Lebrun (1755-1842). Après avoir étudié au couvent, elle est engagée par un peintre, Desvennes, pour « apprendre à charger une palette ». Elle recevra ensuite les conseils de grands peintres, comme Jean-Baptiste Greuze, et visitera de nombreuses collections privées.

Deux événements vont transformer sa vie : Jean-François Chalgrin, futur auteur de l’Arc de Triomphe à Paris, va lui commander un portrait de son maître, le comte de Provence (futur Louis XVIII) en 1776. Après cela, plusieurs grands nobles vont lui passer commande à leur tour. Cette même année, elle épouse Pierre Lebrun, antiquaire et marchand d’art passionné du jeu et des femmes. Si le mariage n’est pas heureux, ils ont en commun de savoir gérer leur argent. Dès le début de sa carrière, Elizabeth Vigée-Lebrun exigeait une somme importante pour ses portraits et ne transigeait pas sur le prix. En Russie, elle prenait entre 1000 et 2000 roubles par portrait.

Le second événement important, c’est en 1776, lorsqu’elle rencontre la reine Maire-Antoinette, qui a le même âge qu’elle, et avec qui elle va se lier d’amitié. Elizabeth Vigée-Lebrun devient peintre officielle de la reine et entre à l’Académie de peinture en 1783.

Mais lorsque la Révolution éclate en 1789, elle cesse de peindre et, craignant pour sa vie, s’enfuit en Italie, puis en Autriche. En 1795, elle part pour Saint-Pétersbourg à l’invitation de Catherine II, qui lui avait déjà commandé des tableaux avant la Révolution.

Elle va rester six ans en Russie et connaîtra trois souverains : Catherine II, Paul Ier et Alexandre Ier ! En Russie, elle reçoit des commandes d’un grand nombre de nobles russes, chez qui elle est toujours la bienvenue. Catherine II lui commande le portrait de ses petites-filles, mais elle se montre très mécontente du résultat. Elle fait une description sévère du tableau et conclut :

« Non seulement la ressemblance est manquée, mais encore les deux sœurs sont tellement défigurées, qu’il y a des gens qui se demandent laquelle est l’aînée, laquelle la cadette. Les partisans de Mme Lebrun élèvent cela aux nues, mais à mon avis, c’est bien mauvais, il fallait copier dame Nature et non pas inventer des attitudes de singes. »

On dit souvent que Catherine II était jalouse du succès de la Française. Elle n’appréciait peut-être pas le style vestimentaire d’Elizabeth, très libre et romantique, aux antipodes du style austère que l’impératrice imposait aux dames de la noblesse.

Peut-être par vengeance, voici comment, trente ans plus tard, la peintre décrit la défunte impératrice lors de sa première rencontre avec elle :

« J’étais d’abord extrêmement étonnée de la trouver très petite je me l'étais figurée d'une grandeur prodigieuse, aussi haute que sa renommée. Elle était fort grasse, mais elle avait encore un beau visage, que ses cheveux blancs et relevés encadraient à merveille, Le génie paraissait siéger sur son front large et très élevé. Ses yeux étaient doux et fins, son nez tout-à-fait grec, son teint fort animé, et sa physionomie très mobile. »

En 1801, elle apprend qu’elle a été rayée de la liste des émigrés et qu’elle a le droit de rentrer en France. Ce voyage en Russie va sans aucun doute la marquer profondément, en témoigne le fait que la première partie de ses mémoires prennent la forme d’une lettre à une princesse Kourakine.

Germaine de Staël


Une autre Française va trouver que la statue de Pierre Ier exécutée par Falconet et Collot « n’est pas heureuse ». C’est Germaine de Staël (1766-1817).

Madame de Staël a passé moins de trois mois en Russie, mais ce bref séjour est un événement. Tout d’abord, elle est la fille du dernier ministre des finances de Louis XVI, Jacques Necker. Elle est également l’une des intellectuelles les plus connues en Europe : dès l’âge de quinze ans, elle commente très brillamment L’Esprit des lois de Montesquieu. Adulte, elle tiendra un salon très célèbre fréquenté par les esprits les plus fins de l’époque. Écrivaine, certains de ses ouvrages, comme Corinne ou l’Italie (1807), deviennent célèbres à travers toute l’Europe. Elle impressionne tout le monde par son intelligence, sa vivacité, sa curiosité intellectuelle et sa grande maîtrise de la conversation. Cette réputation va la précéder partout où elle va.

Lorsque Napoléon devient empereur, elle le critique très sévèrement. Comme celui-ci est très soucieux de l’opinion publique, il l’oblige à s’exiler. Il interdira même aux intellectuels français de lui rendre visite en Suisse, où elle tient désormais salon. Napoléon aurait même dit : « En Europe, j’ai trois ennemis : l’Angleterre, la Russie et Mme de Staël ».

En 1811, elle décide de se rendre en Russie, mais elle ne franchit la frontière qu’en juillet 1812, alors que Napoléon a déjà commencé à envahir le pays ! Elle va le devancer et rejoindre Kiev, Moscou, puis Saint-Pétersbourg. Elle arrive à Moscou en août 1812. Elle aura le temps de visiter la ville et ses prestigieuses bibliothèques avant que tout cela ne soit réduit en cendres par le tristement fameux incendie.

Son arrivée fait sensation, sa réputation l’a précédée. Tout le monde veut savoir comment elle va trouver la Russie : barbare, civilisée ? Elle est assez critique du faible développement intellectuel du pays : « Les jeunes gens ne fréquentent l’université que pour embrasser la carrière militaire ». Mais elle est très sensible à la beauté de la langue : « l'éclat des sons de leur langue se fait remarquer par ceux-là même qui ne la comprennent pas ; elle doit être très propre à la musique et à la poésie ».

L’impression qu’elle laisse à la haute société russe est mitigée : comme sa réputation de reine de la conversation la précède, personne n’ose vraiment s’exprimer en sa présence mais tout le monde attend un bon mot de sa part qui pourra ensuite être colporté dans les salons. Mais, face au silence de ses hôtes, Mme de Staël ne se montre pas très loquace et les gens sont déçus.
La maison de Marie-Rose Aubert-Chalmé , pereulok Glinichtchevsky, 6, Moscou.

Marie-Rose Aubert-Chalmé


Si Mme de Staël, dont on peut trouver un portrait à la galerie Tretyakov, n’a pas vu Moscou occupée par les Français, il n’en est pas de même de plusieurs Français qui vivaient là et faisaient du commerce. Parmi eux, une certaine Marie-Rose Aubert-Chalmé (avant 1790-1812). C’est l’une des Françaises de Moscou les plus connues et non sans raison. On ignore la date exacte de son arrivée à Moscou avec son mari Nicolas Aubert, mais on sait qu’elle faisait du commerce à Moscou dès 1790, en tant que marchande de mode. Témoin de sa popularité, Léon Tolstoï la cite plusieurs fois dans Guerre et Paix, comme ici :

« Quant à celles-là, dit-elle en désignant les jeunes filles, je les mènerai demain saluer la « Iverskaïa » et de là chez la Aubert Chalmé, car elles n’ont rien à mettre, j’en suis sûre, et ce n’est pas moi qui pourrais leur servir de modèle !… La mode change tous les jours, c’est à faire frémir ! »

Mme Aubert-Chalmé vendait surtout des accessoires de mode : « divers parfums, des huiles aromatiques, des crèmes, du rouge, des couleurs liquides et sèches, des lustres, de la porcelaine, des objets en bronze, des horloges, des candélabres, des vases en porcelaine, des paniers, des tabatières, une guitare, des miroirs, de la vaisselle, une statue de Cléopâtre en bronze doré, un buste en cuivre de Napoléon, des statues en bronze, des jouets, etc. ».

Marie-Rose Aubert-Chalmé a été la première Française millionnaire à Moscou. On prétend aujourd’hui qu’elle faisait de la contrebande, l’examen des archives montre que rien n’est moins vrai. Son premier magasin se trouvait sur la rue Kouznetski Most, rue connue pour le grand nombre de ses magasins français. Ensuite, elle achète une maison en pierre près de la Tverskaya, ruelle Glinichtchevski.

Lorsque les troupes de Napoléon entrent dans Moscou, son mari a été déporté et Marie-Rose se retrouve seule avec ses enfants. On dit qu’elle aurait demandé protection à Napoléon et qu’elle serait même devenue son conseiller privé. On sait que lors de la retraite des troupes, comme beaucoup de Français, elle est partie avec la Grande Armée craignant de subir des représailles de la part des Russes. Et comme beaucoup de compatriotes, elle est morte sur le chemin du retour.

C’est sur la rue Kouznetski most que l’on trouve, quelques années plus tard, une Française qui va aussi faire parler d’elle au point qu’un film soviétique lui est consacré (« Zvezda plenitelnovo Chtchastia », avec notamment l’acteur Igor Kostolevsky, aujourd’hui marié à une Française). C’est une jeune vendeuse arrivée vers 1823 à Moscou pour travailler dans le riche magasin des Demoncy.

Pauline Geuble


C’est une écrivaine française, Irène Frain, qui a suivi ses pas récemment jusqu’en Sibérie pour raconter sa vie, qui a trouvé son vrai nom dans les actes d’état civil français : Pauline Geuble (1799-1878), née à Sampigny (département de la Meuse). Son père meurt pendant la guerre d’Espagne (1809) et son oncle meurt pendant la Campagne de Russie (1812). Pauline va trouver un travail de couturière dans une fabrique à Paris. Puis, à vingt-quatre ans, elle part travailler à Moscou, accompagnée de son petit chien « kom ».

En Russie, elle va connaître l’amour avec un grand A, avec un jeune noble, Ivan Annenkov, qui sera ensuite envoyé en Sibérie suite à la révolte de décembre 1825. Comme d’autres épouses de déportés, elle va demander l’autorisation au tsar de suivre celui qui n’est pas encore son époux, mais dont elle a déjà une petite fille. C’est le maître d’escrime d’Ivan, le Français Augustin Grisier, qui va l’aider à obtenir cette autorisation.

Elle va parcourir les 5500 kilomètres qui séparent Moscou d’Irkoutsk en un temps record. Mais là-bas, elle devra attendre six semaines l’autorisation de rejoindre son bien-aimé, à mille kilomètres de là. À Tchita, elle forme un groupe très solidaire avec les autres épouses de décembristes, tous nobles déchus de leurs droits. Elles s’arrangent pour trouver des moyens de contourner toutes les interdictions. On peut leur fournir de la nourriture, mais pas du vin ? Pauline préparera du coq au vin !

Elle se marie à Ivan en 1828 à Tchita et à cette occasion, se convertit à l’orthodoxie. Elle devient Praskovie Egorovna Annenkova. Annenkov sera ensuite transféré à Petrovski-Zavod (le petit chien Kom meurt à Tchita), puis à Belsk, Tobolsk et en 1856, bénéficiant d’une amnistie qui lui restitue son titre de noblesse, il s’installe à Nijni-Novgorod avec Pauline et leurs enfants.

Augustin Grisier, à son retour en France, racontera cette histoire à Alexandre Dumas et celui-ci en fera un roman assez fantaisiste. Le roman sera interdit en Russie jusqu’au début du XXe siècle, car il évoque la révolte de décembre 1825. Néanmoins, il est diffusé sous le manteau. Il existe une histoire drôle sur Nicolas Ier entrant dans les appartements de sa femme : « Que lisez-vous chère amie ? Ne dites rien, je devine que c’est le dernier roman que j’ai interdit ! ». Le roman de Dumas parvient jusqu’à Pauline. Malheureusement, Dumas y écrit qu’à Paris elle était « une grisette », nom qu’on donnait aux couturières qui arrondissaient leur fin de mois en se livrant à la prostitution !

Lorsqu’un hasard extraordinaire – mais le hasard existe-t-il ? – amène Dumas à Nijni-Novgorod, il va rencontrer les héros de son roman. Mais contrairement à ce qu’il affirme, il est reçu très froidement, et Pauline lui montre ostensiblement le bracelet qu’elle s’est fait faire avec les anciennes chaînes de son mari. C’est pour répondre aux mensonges de Dumas qu’elle dictera à sa fille sa biographie.

Célestine Clarisse Siou


La deuxième moitié du 19e siècle est marquée par un essor de l’industrie qui va mener à une révolution industrielle en Russie au tournant du 20e siècle. On voit ainsi arriver en Russie des personnes avec un profil un peu différent : ce ne sont plus des enseignants, des hommes de lettre, des artistes, mais des ingénieurs, des industriels et des fabricants.

Parmi eux, un couple, les Siou, fondateurs de ce qui deviendra la fabrique Bochévik sous les Soviets. Le livre anniversaire de la fabrique publié en 2013 contient une erreur qui est largement reprise sur internet et qui concerne le prénom de Mme Siou. En effet, elle ne s’appelle pas Eugénie, mais Célestine Clarisse Siou, née Christophe (1829-1902). Et c’est son deuxième prénom qui est le prénom usuel, comme souvent au 19e siècle. Clarisse et son mari arrivent à Moscou vers 1854. Adolphe Siou va travailler dans la parfumerie, et Clarisse va monter une petite confiserie sur la rue Tverskaya, dans la maison Varguine (bâtiment aujourd’hui disparu).

Clarisse Siou est sur un marché déjà concurrentiel, mais manifestement, les gens apprécient sa production, car l’affaire prend progressivement de l’ampleur. En 1869, l’entreprise est enregistrée au nom de son mari, Adolphe, et propose confiseries, chocolats et parfums, tout cela, sis maison Varguine.

Clarisse Siou peut être fière : non seulement sa petite confiserie prospère, mais ses fils, Louis et Charles, sont devenus des entrepreneurs de talent. En 1884, l’affaire passe aux mains de ses fils qui vont commander à l’architecte français Oscar Didiot l’édification d’une grande fabrique un peu plus loin sur la Tverskaya, près de la gare de Biélorussie. Clarisse aura aussi la joie de voir ses deux fils recevoir la légion d’honneur française.

En 1913, la confiserie, fournisseur officiel de la cour impériale, sort le « biscuit du jubilé » pour les 300 ans de la dynastie des Romanov. Sous les soviets, la fabrique, nationalisée, est rebaptisée « Bolchévik » et réduit sa gamme de production. En 1947, on crée aussi un biscuit du pour fêter…Les trente ans de la Révolution bolchévique. C’est ce même biscuit qu’on trouve aujourd’hui dans les rayons de supermarché en Russie.

Inès Armand


Les deux femmes dont il va être question maintenant ont toutes les deux traversé la révolution d’octobre 1917 et ses événements dramatiques, mais si l’une a embrassé très tôt la cause des bolchéviks, l’autre a embrassé la religion catholique, elles avaient en commun une passion et une énergie débordante.

Inès Armand (1875-1920) est une Française devenue célèbre, au point que ses cendres sont déposées au pied des murs du Kremlin aux côtés de celles de John Reed, non loin du mausolée de Lénine. Il y a quelques années, une descendante d’Inès a publié un livre destiné à démêler le vrai du faux sur les légendes qui courent autour de cette figure de la révolution bolchévique.

Pour parler d’Inès Armand, il faut revenir à la fameuse rue Kouznetski Most. Peter et Elis Wild y tiennent un magasin. Dans les années 1870, ils envoient leur fille Nathalie apprendre le chant à Paris. Elle y rencontrera l’amour auprès d’un ténor français de l’opéra-comique, se mariera et aura plusieurs enfants, dont l’aînée se prénomme Inès.

Inès, Française de naissance par son père, est envoyée à Moscou à l’âge de six ans, auprès de ses grands-parents, en 1881. Les Wild élèvent leur petite-fille de façon classique pour des commerçants de la classe moyenne : piano, couture, et à 17 ans, elle obtient un diplôme d’institutrice. Dans ce milieu, si l’on n’est pas commerçant, il faut se trouver un travail.

Inès fait la connaissance des Armand dans son enfance, car tous les étés, sa tante loue une maison non loin de leur propriété. Elle connaît bien les frères Armand. Inès va se marier à 19 ans à l’aîné des fils Armand. Alexandre a 26 ans à l’époque, il est l’héritier d’un bel empire : les Armand sont l’un des plus gros producteurs de tissus à Moscou et disposent d’une fortune considérable. La mère d’Alexandre est Barbara Demoncy, oui, sans doute une descendante des Demoncy qui avaient engagé Pauline au début du siècle !

Inès est très sensible à la cause des femmes. Elle écrit, par exemple, à son mari : « les hommes ne se gênent pas de montrer leur patience à notre égard comme si nous étions des enfants et non des personnes adultes comme eux. Pire, les femmes croient de façon inconsidérée les hommes alors qu'ils passent leur temps à mentir... »

D’après ses contemporains, Inès est une personne pleine d’une énergie communicative. En 1901, elle ouvre une école pour les enfants des paysans qui vivent aux alentours de leur domaine et, la même année, elle fonde et dirige la « société moscovite pour l’amélioration de la condition de la femme ». Vers 1902, Vladimir, frère cadet de son mari, lui aurait fait connaître des socialistes clandestins. Vladimir est amoureux d’Inès, de dix ans son ainée, et ils partagent les mêmes idéaux d’une société plus juste. Dans tous les cas, c’est avec lui qu’elle aura son cinquième enfant, André, en 1903, alors que Vladimir vient d’avoir 18 ans et elle, 26.

En 1905, elle fera trois mois de prison pour détention d’un pistolet. Elle sera arrêtée plusieurs fois par la suite, ce qui ne l’empêchera pas d’étudier le droit à l’université de Moscou.

En octobre 1907, elle est envoyée en déportation à Mezen, dans la région d’Arkhangelsk. Elle y organise des cours de français. Un jour, elle se déguise en paysanne et rejoint Arkhangelsk, puis la Finlande, la Suède et part retrouver Vladimir Armand à Nice, où il se trouve à cause de sa santé. Malheureusement, il succombera peu de temps après.

Inès part à Bruxelles faire des études et obtiendra un diplôme d’économie politique. En 1910, elle s’installe à Paris avec ses enfants, rue Saint-Jacques. Elle rencontre Vladimir Il’itch Oulianov – dit Lénine - et sa femme Nadejda lors des réunions de Bolchéviques. L’année suivante et pendant deux ans, ils vont être voisins, d’abord à Paris, ensuite à Longjumeau.

Grâce à son premier mari, Inès trouve un logement, qui devient un centre de formation pour les bolchéviques à Longjumeau, dans la banlieue sud de Paris. Elle en sera la principale organisatrice. Lénine apprécie, outre ses compétences linguistiques, son dévouement total à la cause.

En juin 1912, Lénine envoie Inès en mission en Russie. Elle sera arrêtée début 1913, mais parviendra à s’enfuir. Elle rejoint les Oulianov à Cracovie, mais la même année 1913, elle quitte brusquement Cracovie pour Paris et de là, elle envoie une lettre à Lénine. C’est cette lettre qui fait penser qu’ils ont été amants. Du moins, on constate qu’ils ont éprouvé des sentiments très forts l’un pour l’autre. Mais c’est désormais du passé et ils n’auront plus que des relations « professionnelles ».

Lénine fait appel à elle pour le représenter à des conférences. Il lui écrit par exemple : « Tu connais bien les dossiers, tu parles parfaitement français et tu lis la « Pravda ». Il est très important, vois-tu, que l’exposé principal, au moins, soit lu de façon intelligente. Pour tous les exposés, bien entendu, il est indispensable d’avoir un français parfait, sinon, l’effet sera nul. »

Le 9 avril 1917, trente-deux émigrés dont dix-neuf bolcheviques obtinrent l’autorisation de quitter la Suisse en passant par l’Allemagne pour rejoindre la Russie. Lénine et Inès Armand sont dans le même train qui les conduit à Petrograd le 16 avril 1917. Elle part retrouver son mari Alexandre et ses cinq enfants à Moscou et prendre des responsabilités dans l’organisation moscovite du Parti. Elle entre à la commission exécutive du Soviet de Moscou en 1918, préside le Conseil économique de la province de Moscou, siège au bureau de la commission exécutive provinciale, entre au Comité central du Parti bolchevique et y anime la commission féminine. Inès Armand fait un bref séjour en France à la fin de l’année 1918, avec la commission soviétique chargée du rapatriement des soldats russes bloqués en France. Ils seront détenus un temps à Malo-les-Bains (Nord).

Elle vivra ensuite à Moscou, à proximité du Kremlin. Malade, elle part pendant l’été 1920 se faire soigner dans le Caucase où, victime du choléra, elle meurt le 24 septembre 1920.

Julia Danzas


Julia Danzas (1879-1942) est de cinq ans la cadette d’Inès. Le nom de Danzas est bien connu, en Russie, c’est le nom du second de Pouchkine à son dernier duel. En effet, le jour de son duel, Pouchkine trouve dans la rue un ancien camarade de lycée, Konstantin Danzas, issu d’une famille noble française, et dont le père avait émigré en Russie. Konstantin acceptera d’être son second et restera à son chevet pendant son agonie jusqu’à sa mort.

Julia est issue de la branche d’un frère de Konstantin Danzas. Comme toute jeune fille noble, elle reçoit une éducation à domicile de très haute qualité. Son père meurt lorsqu’elle a huit ans, perdu dans sa recherche spirituelle. Julia, qui étudiera ensuite auprès de professeurs prestigieux en France, se sentira l’héritière spirituelle de son père et consacrera sa vie à poursuivre sa réflexion.

Ayant lu tous les philosophes dès l’âge de 12-13 ans, elle raconte qu’à seize ans, « Pour la première fois de ma vie, je vis que le christianisme était un grand système philosophique, abordant de front le problème du mal et les autres questions torturantes de la pensée humaine (…) Un monde nouveau se révéla pour moi, et je résolus d’étudier le christianisme au point de vue philosophique et historique ».

Elle est d’une nature « volontaire et irascible », pour reprendre les termes de Michel Niqueux, son biographe. Elle déteste les travaux de couture et de broderie, mais elle excelle en équitation. Lorsqu’elle a 27 ans, elle devient, par l’entremise de sa famille, demoiselle d’honneur de l’impératrice Alexandra Fedorovna (femme de Nicolas II). On l’affecte aux œuvres de bienfaisance et elle disposera de deux pièces pour son travail au palais d’hiver, à Saint-Pétersbourg. Elle sera un témoin privilégié du rapprochement entre l’impératrice et Raspoutine. Elle va être très active sur le front de l’aide aux femmes prisonnières, ce qui lui donne l’occasion de rencontrer Ekaterina Pechkova, l’épouse de Gorki.

Elle écrit aussi plusieurs ouvrages où elle livre le fruit de ses recherches et de ses réflexions. Ces ouvrages rencontreront un certain succès dans les milieux intellectuels. On a trouvé, dans la bibliothèque de Gorki, un exemplaire d’un de ces livres, avec de nombreuses annotations. En 1913, elle publie En quête de la Divinité. Aperçus de l’histoire du gnosticisme, où elle y explique, notamment, sa vision du christianisme : « Il y a dix-neuf siècles, l’humanité attendait non une réorganisation sociale, mais une parole vivante, donnant la solution à la nostalgie de la quête de Dieu (…) Aussi grand que soit le mérite de celui qui a essuyé les larmes de son prochain, plus élevé est celui qui par sa parole prophétique détache les hommes de tout souci matériel et les conduit vers les idéaux non terrestres ». Elle deviendra catholique.

Elle comprend aussi que sa vraie vocation est d’embrasser la vie monastique et, si possible, de vivre en ermite. Mais les événements du monde en décideront autrement.

Tout d’abord, la première guerre mondiale, où elle travaillera pour la Croix-Rouge sur le front, puis dans un bataillon de cosaques à cheval. Elle recevra la médaille de Saint-Georges. Ensuite, ce sont les révolutions de 1917 qu’elle voit comme une catastrophe nationale : « Tout ce qui faisait pour moi le sens et la valeur de la vie s’est effondré. Tous les idéaux sont foulés au pieds, tous les rêves sont couverts de crachats. La Russie – Troisième Rome a cessé d’exister même sous forme d’un lointain rêve lumineux. La Russie périt ! ». Obligée de travailler pour s’occuper de sa tante malade et de sa mère, elle se fait embaucher à la Bibliothèque nationale russe, où elle enseigne la bibliothéconomie, et à l’institut pédagogique Herzen, où elle enseigne l’histoire française en français, et l’histoire anglaise en anglais.

Gorki va l’aider en la recrutant pour son projet d’édition de la collection « Littérature mondiale ». Gorki, très critique du tandem Lenine-Trostsky, dont il dit qu’ils mènent « une expérience très cruelle sur le peuple russe », fait tout pour aider les intellectuels à survivre.

En 1922, elle se fait secrètement nonne, à Saint-Pétersbourg, mais en 1923, son supérieur est mis en prison. En 1924, elle écrit en France pour tenter d’intégrer le très ancien monastère de Prouilhe (Aude). En 1926, trois jours avant de recevoir son faux passeport pour quitter la Russie, elle est arrêtée. Après les prisons de Boutyrka et de la Loubianka à Moscou, on l’envoie à Irkoutsk. Le trajet, qui se fait par étapes dans des wagons dits « Stolypine », est un enfer. L’année suivante, elle est envoyée aux îles Solovki, puis sur le chantier du canal de la mer blanche.

Pendant son incarcération, elle bénéficie de l’aide d’Ekaterina Pechkova, puis de Gorki, qui parvient à la libérer en 1932, et qu’elle va pouvoir rencontrer en secret à Moscou. En 1934, elle arrive à Berlin, chez son frère, puis, elle est enfin accueillie à Prouilhe. Elle va publier le récit de sa détention sous le titre « Le Bagne Rouge ». Mais elle s’ennuie dans ce monastère où on passe son temps à coudre et à broder. Julia a besoin d’une activité intellectuelle. Elle va trouver un poste dans un centre catholique d’études russes, Istina, à Lille. Elle va y être très active et publier de nombreux articles sur l’actualité en Union Soviétique. On peut dire qu’elle est l’une des premiers soviétologues d’Europe occidentale.

En 1939, elle obtient la nationalité française, presque en même temps que son neveu Pierre, qui, lui aussi, connaîtra le Goulag, en 1943. Elle aspire alors à devenir ermite et se rend à Rome, dans l’espoir d’obtenir une affectation. Mais elle est connue pour ses grandes qualités intellectuelles et on lui commande un livre sur l’athéisme marxiste et on organise des conférences avec sa participation. En mai 1942, alors qu’elle est assise sur un banc près de la gare de Romme, elle est victime d’une crise cardiaque. Elle agonisera chez elle pendant cinq jours avant de rendre son dernier souffle.
"Solovki" par Julia Danzas
Huit femmes, huit destins extraordinaires, si différents, remplis d’histoires et traversés par la grande Histoire. Mais tous ces parcours illustrent bien les interactions, les échanges, les liens qui ont pu se tisser entre les Françaises (et Français) et les Russes pendant ces deux derniers siècles. Ces liens continuent de se tisser et, en dépit des événements tragiques qui bousculent les destins, c’est une grande richesse pour les deux pays.

POUR ALLER PLUS LOIN, vous pouvez commander une conférence en ligne que je propose sur zoom, et je vous recommande aussi les lectures suivantes, qui m’ont bien servi dans mes recherches :

MARIE-ANNE COLLOT
Il y a une notice sur Marie-Anne Collot dans le dictionnaire des Français et francophones en Russie en 2 volumes par V. Rjeoutski et A. Mezin, publié en 2003.
Une thèse russe sur l’œuvre de Marie-Anne Collot a été défendue en 2004

ELISABETH VIGÉE-LEBRUN
Ses mémoires sont sur Gallica

GERMAINE DE STAËL
Ses mémoires sont aussi sur Gallica

MARIE-ROSE AUBERT CHALMÉ
Les russophones pourront explorer les documents relatifs à l’invasion de Moscou par Napoléon et l’affaire de la maison de Marie-Rose Chalmé dans les archives dites « Chtchoukine »
(plusieurs volumes)

PAULINE GEUBLE
- ses mémoires en russe sont consultable en ligne à la bibliothèque d’État
(une version de 1932 qui n’est pas complète)
Je vous conseille vivement de lire le récit haletant de sa vie par Irène Frain

CLARISSE SIOU
Le livre anniversaire de la fabrique Siou-Bolchévik publié en 2013 et accessible en ligne et intéressant malgré les erreurs sur le prénom

INÈS ARMAND
Plusieurs écrivains ont retracé l’histoire d’Inès Armand. En français, Roger Bardawill a consulté les archives d’État et rencontré des descendants pour écrire son livre, qui est épuisé, mais trouvable en bibliothèque sans doute.

En russe, Renée Armand, petite-fille d’une sœur d’Inès a aussi exploré les archives pour démêler le vrai du faux. Cela a donné un livre très personnel

JULIA DANZAS
L’historien Michel Niqueux a publié en 2020 une excellente biographie de Julia Danzas et il a ajouté en annexe certains de ses écrits, dont le fameux « Bagne rouge », mais aussi un essai sur les relations entre l’impératrice et Raspoutine, qu’elle a rencontré et dont elle connaissait bien le milieu.