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Sur les traces de la famille de l’amiral Koltchak en France

2020-10
L’année 2020 est marquée par le centenaire de la mort d'Alexandre Vassilievitch Koltchak (1874-1920), le célèbre amiral russe, explorateur et chercheur polaire, le Gouverneur suprême de la Russie et le Commandant suprême de l'Armée russe pendant la guerre civile (1917-1922), élu par les représentants du mouvement blanc pour s’opposer à la politique de Lénine et des « Rouges ».

À l'époque soviétique, la personnalité de l'amiral était entourée de mythes et d'affirmations fallacieuses. Aujourd'hui encore, 100 ans après sa mort, de nombreux faits de sa vie sont perçus de manière ambiguë. Mais il faut reconnaître qu’Alexandre Koltchak était un fervent patriote, aimant son pays et ayant rempli honnêtement le devoir d'un officier russe.

Aujourd'hui, nous discutons avec Liudmila Abramenko, historienne, auteure d'un livre sur l'histoire de la famille de l'amiral Alexandre Koltchak en France. Elle a recueilli les mémoires laissées par son épouse légitime, Sophiе Fedorovna Koltchak (née Omiroff) qui a été contrainte de quitter la Russie en 1919.

Depuis plus de dix ans Liudmila vit en France où elle a fait connaissance avec les familles des descendants des immigrés russes. Elle était intéressée par les histoires tragiques des Russes venus en France durant les années terribles de la Révolution et de la guerre civile pour sauver leurs vies et la vie de leurs enfants.

C’est ainsi que Liudmila a rencontré Alexandre Rostislavitch Koltchak, le petit-fils du grand amiral russe, né en France. Ils se sont liés d’amitié pendant les dernières années de la vie d'Alexandre Rostislavitch. Elle lui a consacré un chapitre dans son livre.

Liudmila, pourquoi et comment avez-vous commencé vos recherches ?

Tout a commencé peu après mon arrivée en France. Un jour de septembre, je me suis rendue dans la ville de Sainte-Geneviève-des-Bois, non loin de Paris, dont l’histoire est liée à la Russie et au peuple russe. Je voulais assister au service dans l'église orthodoxe Notre-Dame-de-l’Assomption, située dans le cimetière de la ville de Sainte-Geneviève-des-Bois, à côté de la maison de retraite qu’on appelle aussi « La maison russe ».

À la fin du service, je suis sortie de l’église par le portail d’une arrière-cour. Le décor environnant, le feuillage doré des bouleaux, les sapins verts, les rangées de vieilles croix orthodoxes, par endroits penchées… me rappelèrent instantanément la Russie. Il y avait là des croix dans un vieux style russe qu’on appelait en Russie « goloubets ». Elles dominaient de nombreuses tombes dans la partie russe du cimetière. Il s’agit de la plus grande nécropole russe en France. Actuellement, il y a 6 000 tombes russes (sur 10 000 au total).

J’ai erré parmi les tombes, où, sur cette terre étrangère, reposent les Russes dont les noms sont liés à l’histoire militaire russe, à la culture russe, à l’orthodoxie russe. Je me suis attardée devant l’une des tombes. C'était la tombe de la famille Koltchak : la veuve de l’amiral et du Gouverneur suprême de Russie Sophie Fedorovna Koltchak (née Omirova), leur fils Rostislav Aleksandrovitch Koltchak et leur belle-fille Ekaterina Aleksandrovna Koltchak (née Razvozova).

Il y eut deux femmes importantes dans la vie d’Alexandre Vassilievitch Koltchak. Toutes deux ont joué un rôle fatidique pour lui. L’histoire de l’une d’elles, Anna Vassilievna Timireva, est connue grâce aux livres et aux films. Le sort de l’autre - sa femme légitime - est peu connu. Je me suis demandée comment avaient vécu en France ceux dont les noms étaient gravés sur la croix en pierre grise devant laquelle je me tenais…

Comment avez-vous fait connaissance avec le petit-fils de l’amiral Koltchak ?

J’ai rencontré Alexandre Rostislavitch Koltchak (il demandait de prononcer son patronyme de cette façon, en vieux russe) quelques années plus tard, lorsque j’ai commencé à chercher des informations sur l’histoire de sa famille et de la veuve de l’amiral Koltchak en France. Il était d’un caractère dur, hostile envers les étrangers. Ce fut toute une aventure pour moi pour trouver son adresse personnelle ! Je lui ai écrit une lettre. Sa réponse fut cinglante. Il était furieux car j'avais brisé son principe selon lequel il fallait lui être présenté avant de s’adresser à lui. En outre, Alexandre Rostislavitch n'aimait pas les journalistes qui cherchaient souvent à le rencontrer. Plus tard, nous sommes devenus amis et j'ai découvert à quel point il était de nature dévouée, très intelligent et très sensible.

Qui était-il en France ? Que représentaient pour lui la Russie et ses origines russes ?

Il s’est toujours intéressé à la philosophie, l’astrologie, la littérature française et russe. Adolescent, il aimait étudier la grammaire russe, l’étymologie des mots. Alexandre Rostislavitch se rappelait avec fierté qu’à l’examen final de russe à l'école du jeudi à Paris, Pierre Pascal, le célèbre chercheur français en langue russe et en orthodoxie, qui avait vécu pendant longtemps en Russie, lui avait attribué la note la plus élevée. Les paroisses orthodoxes créaient de pareilles écoles pour les enfants des immigrants russes afin de garder et transmettre les traditions de l’orthodoxie. On les appelait « les écoles du jeudi » parce que les enfants y allaient le jour où ils n’avaient pas de cours dans les écoles françaises – à savoir le jeudi.

Alexandre Rostislavitch avait un excellent sens de l’humour, il était un dessinateur de talent et avait suivi une formation à l’École des Beaux-Arts de Paris. Il considérait le genre de la caricature comme un art intellectuel exquis. Ses dessins ont été publiés dans le journal français « Le Figaro ».

Alexandre Rostislavitch a vécu et travaillé pendant plusieurs années aux États-Unis, où il s’est passionné pour le jazz. De retour en France, il donnait des concerts avec ses amis dans un trio de jazz.

Il était Français de naissance, Américain de seconde nationalité et Russe non seulement par ses origines, mais, à mon avis, par son caractère impulsif. Son âme russe s’exprimait dans sa sensibilité, sa manière de réagir à l’amour, à l’amitié ou à la trahison. Le fait que le nom de Koltchak soit mal perçu en Russie le peinait beaucoup. Il voulait que cela change.

A-t-il volontiers partagé les souvenirs de sa grand-mère avec vous ?

Il avait peu de souvenirs de sa grand-mère car elle a passé de nombreuses années à la maison de retraite. Bien sûr, quand il était petit, avec son père, ils lui rendaient visite. Elle passait aussi du temps dans la famille de son fils. Elle est décédée en mars 1956 au moment où son petit-fils faisait son service militaire en Algérie. Le jeune lieutenant Koltchak est toutefois venu dire adieu à Sophie Fedorovna.

La tragédie qui est arrivée à son grand-père, l’amiral Alexandre Koltchak, abattu par les bolcheviks la nuit glaciale du 7 février 1920, sur les rives de la Ouchakovka près d’Irkoutsk en Sibérie, avait été vécue douloureusement par toute la famille Koltchak. Et le fait que le nom de Koltchak soit mal perçu en Russie faisait de la peine à Alexandre Rostislavitch.

Comment avez-vous eu l’idée d’un livre sur la famille de l’amiral Koltchak ?

Lors de ma première visite au cimetière de Sainte-Geneviève-des-Bois j’ai réalisé l’ampleur de la tragédie du peuple russe qui a été contraint de quitter son pays . Les noms de mes compatriotes sont gravés sur les croix orthodoxes des tombes familiales, parmi les bouleaux russes, mais dans un pays étranger. L’histoire de la famille de l’amiral Koltchak est l’une de ces tragédies.

Qu’est-ce qui vous a marquée lors de vos recherches dans les archives en France et en Russie ?

Une grande partie de mon travail a été réalisée en France. J’ai effectué de nombreuses recherches dans les archives, j’ai voyagé. Je voulais trouver des renseignements sur la période méconnue et peu étudiée de la vie de la famille Koltchak après la mort de l’amiral. Contrairement à la Russie, où de nombreuses archives ont disparu pendant la Grande Guerre patriotique, et où certaines archives familiales ont été détruites lors des répressions staliniennes, en France, tous les documents liés à l'immigration russe sont soigneusement conservés. De nombreux dossiers personnels des immigrés de la première vague d’immigration russe ont été créés. On y a recueilli avec soin des témoignages, des extraits d’articles de journaux, etc. Ceci est précieux pour un historien.

Parlez-vous dans votre livre du général français Maurice Janin qui a joué un rôle fatal dans le sort de l’amiral russe ?

Le nom du général français Janin est mentionné dans le chapitre consacré aux derniers jours de l’amiral. Pour Alexandre Vassilievitch Koltchak, un homme d’une honnêteté exceptionnelle, la trahison de l’officier (on peut bien sûr appeler ainsi l’acte du général Janin), a été un coup dur. Des événements tristes ont suivi et ont et ont conduit à la tragédie que nous connaissons.

Que s'est-il passé ?

Le général Maurice Janin dirigeait les forces alliées de l’Entente (France, Angleterre, Tchécoslovaquie, Japon et États-Unis), qui soutenaient l’armée de Koltchak en Sibérie. Après une série de défaites au front, les Blancs ont été contraints d’entamer une retraite vers l’Est, le long du Transsibérien. Le train dans lequel se trouvait le quartier général du Gouverneur suprême de Russie et commandant suprême, l’amiral Koltchak, suivait ce chemin. La protection et le contrôle de la route étaient assurés par des unités alliées, censées être « garantes » de la protection. Mais le pouvoir dans la région était entre les mains du Centre politique - le bloc socialiste-révolutionnaire-menchevik-bolchevik. Ils ont arrêté le convoi des unités tchécoslovaques, dont la voiture dans laquelle se trouvait l’amiral Koltchak.

Les négociations entre le Centre politique et les Alliés ont commencé. Et c’est le général Janin qui représentait les troupes alliées. Les bolcheviks ont exigé que Koltchak abdique du titre de Gouverneur suprême de Russie et soit remis au Centre politique. Le 5 janvier 1920, Koltchak a signé l’abdication et le 15 janvier, avec le consentement du général Janin, il a été remis par un représentant tchèque aux mains du Centre politique. C’est ainsi que les Alliés ont « payé » la possibilité d’avancer librement leurs unités vers la zone d’évacuation.

Mais est-ce cette trahison-là qui fut fatale, ou faut-il chercher les raisons de la tragédie dans toute la politique perfide des « Alliés » du mouvement blanc ? Les historiens continuent d’étudier cette question.

Arrivés en France, Sophie Fedorovna et Rostislav ont vécu à Pau. Y êtes-vous allée pour vos recherches ?

Bien sûr, je me suis rendue plusieurs fois dans cette ville aux contreforts des Pyrénées. Il y a là la Villa Alexandrine, située sur le boulevard Guillemin, où ont vécu Sophie Fedorovna et Rostislav Koltchak. J’ai étudié les documents des archives de l’école catholique « École libre de l’Immaculée-Conception de Pau » où Rostislav a suivi ses études.

En plus de travailler dans les archives, c’était un plaisir pour moi de rencontrer le marguillier de l'église orthodoxe Saint-Alexandre Nevsky de Pau et les membres de sa communauté. C’est l’une des trois plus anciennes églises orthodoxes de France.

Quels sont vos souvenirs les plus précieux de votre amitié avec Alexandre Rostislavitch ?

L’amitié avec Alexandre Rostislavitch fut comme un cadeau du destin. Non seulement parce qu'il m’a confié les mémoires de sa grand-mère, mais aussi parce que c’était un homme exceptionnel, très cultivé et dévoué qui savait tenir ses paroles, tout comme son grand-père, l’amiral Koltchak. Il était d’une belle nature spirituelle et possédait un grand sens de l’humour. Pour moi, c’était un réel plaisir de l’écouter car il parlait dans un russe qui est oublié aujourd’hui, «avec un accent pétersbourgeois », comme il disait.

Aujourd’hui, quel est votre rêve le plus cher en tant qu’historienne ?

Je voudrais écrire un livre sur une famille orthodoxe. L’arrière-grand-père de cette famille a été canonisé pour ses bonnes actions éducatives en Russie et il est mort en martyr de la main des bolcheviks. Il y a plus de 60 descendants en France. Malheureusement, je ne peux pas en dire plus à ce sujet pour le moment parce que je n’ai pas encore reçu l’accord de la part de la famille.

Je vous remercie, Liudmila, et vous souhaite beaucoup de succès dans vos recherches !