Salut! Ça va?

Nicolas de Boishue : « La Maison russe est une forme de miracle qui dure »

2020-10
La Maison russe de Sainte-Geneviève-des-Bois n'est pas une demeure comme les autres. C’est une demeure chargée d’histoire et de mémoire, un lieu emblématique de l’immigration russe en France.
En 1927, la bienfaitrice britannique Dorothy Paget, sensibilisée aux difficultés des émigrés russes de Paris, fait l’acquisition d’une vieille ferme de Sainte-Geneviève-des-Bois transformée en maison bourgeoise au XIXe siècle et connue depuis sous le nom de Château de la Cossonnerie. Miss Paget offre le château à son amie russe, la princesse Vera Mestchersky, ancienne administratrice de la Croix Rouge russe, qui envisageait de fonder une maison de repos et de retraite pour ses compatriotes réfugiés âgés, malades ou mutilés de guerre. De cette façon, le Château de la Cossonnerie à Sainte-Geneviève-des-Bois devient la « Maison Russe ».
Aujourd’hui nous avons la chance d’entretenir avec son directeur Monsieur Nicolas de Boishue, l’arrière-petit-fils de Vera Mestchersky.


Monsieur de Boishue, je vous remercie beaucoup d’avoir consenti à accorder une interview à notre revue. Pourriez-vous d’abord parler un peu de l’histoire de votre famille. Qu’est-ce qui emmène la princesse russe Vera Mestchersky en France ?
Vera Meschersky quitte la Russie, en 1920 en partant de Constantinople. Nous avons dans nos archives son passeport de cette époque, et le dernier tampon indique cette date comme départ, hélas définitif, de sa patrie. Elle bénéficie d’un visa diplomatique français en février 1920 pour accompagner la grande duchesse Marie de Russie délivré à Novorossisk et elle a un visa diplomatique pour la France délivré à Constantinople par les autorités françaises le 16 mars 1920.
Elle se rend en France.

Pourquoi la France ?
Tout d’abord une grande partie de l’aristocratie russe parle français ; ensuite, il existe une amitié franco-russe, dont votre association est aussi l’illustration, qui est extrêmement forte. Les exemples de cette amitié ne manquent pas : elle est symbolisée par les ambulances de la Croix Rouge Russe sur le Front français, un pont au cœur de Paris qui est baptisé du nom du père de Nicolas II, Alexandre III… Et enfin, il y a aussi des liens forts, entre les élites européennes.

Pourquoi elle décide de créer un abri pour ses compatriotes russes ?
Vera Mestchersky est confrontée à la difficulté de l’exil, à la nécessité d’éduquer les enfants, de former les adultes, de soigner les malades et de trouver des moyens de subsistances. Les personnes âgées, malades et handicapées ne peuvent pas travailler et se retrouvent bien souvent, dans des situations de misère ou, dirait-on aujourd’hui, de précarité.
L’espoir de retour en Russie s’amenuise et chacun est amené à organiser et à penser sa vie loin de la patrie. Dans un premier temps, privé de leur nationalité russe ; les russes deviennent « apatrides » ne bénéficiant pas des mêmes droits que les Français. Il faut donc que la communauté russe s’organise par elle-même. Elle s’organise bien, en gérant les fonds existants, le mécénat, les ressources internes à la communauté russe.
La Maison russe est la première maison de retraite russe en France créée après la Révolution. Elle est liée à cette prise de conscience.
Elle est aussi l’histoire d’une rencontre entre Vera Mestchersky et une richissime anglaise, Miss Dorothy Paget qui lui offre le château de la Cossonnerie pour créer cette œuvre que Vera Mestchersky souhaitait. Elle dirigea la Maison russe jusqu’à son décès en 1949, date à laquelle sa belle-fille, ma grand-mère lui succéda jusqu’à son décès en 2008.
A partir de 1936, la France ratifie la convention de Genève et les apatrides deviennent des réfugiés, bénéficiant des mêmes droits sociaux que les Français. A partir de ce moment, la Maison russe devient moins dépendante de la solidarité interne à la communauté russe et du mécénat, même les temps étaient durs.

Qui étaient les premiers résidents de la Maison russe ? Qu’est-ce qu’ils y recherchaient et trouvaient ?
La Maison russe est créée en avril 1927. Les premiers habitants sont principalement des aristocrates, des officiers de l’armée blanche, des représentants du clergé.
Très rapidement après les années 30, la Maison russe a accueilli tous les russes, quelques soient leurs opinions, qui étaient réfugiés politiques en France.
Le projet de Vera Mestchersky est très moderne et reste d’actualité. On ne peut soigner et prendre en charge des personnes vulnérables qu’en intégrant leur culture d’origine. Et d’ailleurs, une de ses premières initiatives est d’ouvrir une chapelle orthodoxe russe dans laquelle encore aujourd’hui des liturgies sont célébrées tous les dimanches. Cette chapelle Saint Nicolas est aujourd’hui considérée comme un monument historique.
A la Maison russe, on mange de la nourriture russe, on célèbre les fêtes russes et on parle russe, ainsi chacun se sent intégré, chez lui.

Quel rôle votre famille a-t-elle joué dans l’histoire de la Maison russe depuis sa création à nos jours ?
On pourrait dire qu’elle y a joué un rôle prépondérant, mais la maison est gérée depuis sa création par une association, à but non lucratif, à laquelle appartiennent des membres de ma famille mais aussi des pensionnaires, des familles de pensionnaires et des personnes recrutées à raison de leurs compétences professionnelles dans le domaine de la prise en charge du grand âge.

La Maison russe fédère les énergies, elle est un lieu unique, de tolérance, de respect de l’autre et de culture : pas besoin d’être russe ou de ma famille pour s’y sentir chez soi. A cet égard, cette qualité est sans doute très russe.


Votre grand-mère, la princesse Antoinette Mestchersky, née de Guéhéneuc de Boishue, a dirigé la Maison pendant 60 ans. C’est toute une vie ! Qu’est-ce que la maison était pour elle ?
Je vous remercie de me donner l’occasion de lui rendre hommage. Ma grand-mère, Antoinette Mestchersky a fait vivre la Maison russe pendant plus de 70 ans. Elle l’a fait par fidélité à sa belle-mère, Vera Mestchersky qui lui a demandé de la diriger. Elle l’a fait aussi par vocation, elle aimait les gens et la cause des russes immigrés. A la fin de sa vie, elle se sentait très russe et ses voyages en URSS furent toujours pour elle des moments inoubliables.
A l’époque, où elle dirigea la Maison russe, les pensionnaires étaient plus jeunes et, notre établissement était un des lieux de socialisations de l’aristocratie russe en exil. La vie était difficile, les conditions de vie parfois misérables mais cette société restait brillante et digne. Pendant les 20 dernières années de sa vie, elle a été aidée par sa belle-fille, ma mère et par son fils, mon père.


Quelle est la mission principale de la Maison russe aujourd’hui ?
La Maison russe a une triple vocation.
D’abord, elle est un établissement médico-social, pour employer les termes réglementaires un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes. Elle accueille 80 résidents et plus de 50 personnes y travaillent. Elle a encore plus de 40 % de résidents de culture russe et environ 60 % des salariés.

En plus, nous avons un centre de formation susceptible de former des débutants ou des salariés confirmés, qu’ils soient français ou russes. Par exemple l’année dernière nous avons participé au séminaire des travailleurs sociaux de Sibérie à Kemerovo. La mairie de Moscou s’intéresse à notre exemple et à notre expérience.

Enfin, la Maison russe a engagé une réflexion sur ses archives depuis 2013. Les archives de la Fédération de Russie (Gosarkhiv) et les archives de France ont constaté la richesse de notre fond. Nous avons adressé une demande de subvention à l’ambassade de Russie qui nous a répondu favorablement. Depuis ce soutien financier à l’investissement, nous avons entrepris un travail de nettoyage des archives, de classement et d’inventaire. D’autres fonds historiques, comme celui de la Croix Rouge Russe ont été déposé à la Maison russe. Aujourd’hui nous avons plus de 300 mètres linéaires d’archives. Elles ne sont ouvertes qu’aux chercheurs et universitaires. Nous avons également des salles de lecture et de travail qui en font un lieu unique de travail sur l’immigration russe et plus généralement sur l’histoire des immigrations en France, sur leur intégration et sur la place des réfugiés au sein de la République Française.

Et aujourd’hui, la Maison russe accueille-t-elle beaucoup de résidents venant de Russie ?
Nous avons 40 % de résidents d’origine ou de culture russe. Ils se décomposent en trois catégories.
Ce sont d’abord les enfants d’immigrés russes de la première vague nés sur le territoire français, par exemple dans les années 30 ou 40. Leurs parents sont russes, ils ont été elevés par des parents russes avec comme langue maternelle le russe. Nous avons eu par exemple récemment comme pensionnaire Alexandre Rostislav Koltchak, petit-fils de l’amiral Koltchak.

Il y a aussi des personnes âgées nés en URSS, dans les années 30-40 et immigrées en France par exemple à l’époque bréjnévienne. Le célèbre galeriste Alexandre Gleser y vécut.

Et enfin y habitent des personnes âgées nées en URSS, dont les enfants vivent et travaillent en France et qui souhaitent que leurs parents ne restent pas seuls. On peut parler de rapprochement familial, même si bien souvent il s’agit de familles de diplomates ou d’expatriés russes (cadres …).


Est-ce qu’il y a un ou des immigrants russes dont l’histoire vous a marqué personnellement le plus ?

Tous m’ont marqué. La plupart d’entre eux aimaient la Russie et vivaient l’exil comme une tragédie et l’âge comme un drame. Leur vie a souvent été marquée par les difficultés, les souffrances. Ce centre d’archives est destiné à rappeler leur mémoire et à ce qu’ils ne soient pas oubliés.

Ma grand-mère et ma mère ont dirigé la Maison russe. J’y viens depuis que je suis enfant. J’ai rencontré beaucoup de pensionnaires de la Maison russe. Enfant, j’y étais évidemment moins sensible, pour moi, ce monde était normal. Aujourd’hui et avec la chute de l’URSS je mesure pleinement l’enfance incroyable que j’ai pu vivre parmi ces personnes, souvent remarquables.

Aujourd’hui, je dirige la Maison russe, et j’apprécie la compagnie de ces résidents, mais la plupart sont très dépendants. Et j’ai nécessairement une distanciation professionnelle. La Maison russe est une forme de miracle qui dure. A ma connaissance, aucun lieu de cette nature n’existe ailleurs dans le monde.

Pour n’en citer qu’un exemple qui vous parlera. Je me rappelle très bien d’Yvan Mirzoff, né à Blagovechtchensk le 29 août 1906. Il était électricien en France et au moment où il avait besoin d’une maison de retraite, il a quitté le pays basque où il habitait pour s’installer à la Maison russe. Peut-être a-t-il encore des parents près de chez vous ? Il est mort à la Maison russe le 25 mai 2008, sans jamais devenir français, restant fidèle à l’Amour, à sa terre et à sa patrie. Il était cadet de l’Amour. Son seul souvenir de Russie, était la photo de sa mère décédée avec laquelle il pris le bateau à Vladivostok peu de temps avant sa prise par les Rouges. Il était fier lorsque l’ambassade de Russie lui rendit son passeport russe. Il me racontait cette histoire, et lorsque j’y pense, l’émotion encore me submerge.

Et vous, parlez-vous russe ? Les origines russes de votre famille vous guident-elles dans votre quotidien, au travail ou dans vos projets personnels ?


Je pense qu’elles me donnent un souffle, un cœur et une énergie supplémentaire. Ma foi orthodoxe me donne une force indéniable. La visite récente du patriarche Kirill à la Maison russe fut un soutien spirituel pour nous d’une incroyable force.
Elles m’obligent aussi peut-être davantage. En tous les cas, elles sont présentes. Je parle russe, j’aime la Russie, j’aime m’y rendre, je m’y sens bien.

Photos : Archives familiales de Nicolas de Boishue


La Maison russe en chiffres

1927 création de la Maison russe à Sainte-Geneviève-des-Bois
1939 consécration de l’église de la Dormition de la Mère de Dieu située dans le cimetière « russe »
5000 personnes ont été accueillies à la Maison russe depuis sa création
40 % des pensionnaires d’origine russe
80 personnes de plus de 60 ans sont hébergées
85 ans - âge moyens des pensionnaires
2015 - Inauguration du Centre d’archive de l’immigration russe en France
2016 - Visite du le Patriarche Cyrille de Moscou et de toutes les Russies
11000 Russes reposent dans 5203 tombes dans le cimetière de Sainte-Geneviève-des-Bois