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La mort de l'amiral

2020-10
La nuit du 7 février 1920 (le 25 janvier selon le calendrier julien) dans les environs de la ville d'Irkoutsk s'est avérée inhabituellement glaciale même pour la Sibérie. L'air était « transparent et même retentissant », comme un verre proprement lavé. Les étoiles jetaient dans le ciel noir des éclats très vifs, comme si elles « saluaient » avec leur lumière celui dont « l’étoile» devait bientôt s'éteindre.

Dans la cour arrière de la prison d'Irkoutsk, il y avait deux chariots. Avec un grincement désagréable, la porte s'est ouverte et un groupe de soldats de l'Armée Rouge arrivé la veille se présentait, constituant un cercle avec deux personnes à l'intérieur. L'un était calme, replié sur lui-même, l'autre ayant perdu son sang-froid, toute son apparence montrait une peur bleue. Le premier était l'amiral Alexandre Vassilievitch Koltchak qui, quelques jours plus tôt, a renoncé à l'autorité du souverain suprême de Russie en gardant l'honneur d'un officier russe, le second était l'ex-Premier ministre du gouvernement de Koltchak, Viktor Nikolayevitch Pepeliaev.

A la tête des soldats de l'Armée rouge était le chef de la garnison de la ville d'Irkoutsk I. N. Boursak (nom de naissance Boris Yakovlevitch Blatinder). La direction générale a été exercée par celui qui interrogeait Alexandre Vassilievitch pendant ces derniers jours, le président de la Commission d'enquête d’urgence, Tсhoudnovskiï Semen Grigorievitch (nom de naissance Samuel Gdalievitch ).

Les bourreaux ont choisi l’heure matinale, entre la nuit et l’aube, l’heure bleue. « C’est la bouteille à l’encre, l’affaire délicate », les témoins ne sont pas bienvenus. L'endroit a été choisi par avance. Ils se sont précipités vers la trouée dans la glace de la rivière Ouchakovka, qui se jette dans l'Angara à cet endroit. Sinon où, que sous la carapace de la rivière prise, est-il mieux de cacher les cadavres en hiver ? Les assassins ignoraient que le lieu de la prochaine exécution n’était pas si simple, que c’était le lieu sacré où priaient des milliers de pèlerins venus au couvent Znamenskiï ( du signe de la Bienheureuse Vierge Marie ), l'un des plus anciens monastères de Sibérie.

On ne connait pas qui a tiré sur Koltchak et Pepeliaev, quel était le nombre exact des membres du peloton d'exécution et quels étaient les derniers mots des condamnés, on ne connait même pas si l'exécution était effectuée près de la rivière et non dans la cour de la prison ( une des versions ). De nombreuses versions et même de belles légendes existent à cet égard. Laissons chaque légende fleurir dans l'histoire. Les légendes ne sont pas faites sur les communs des mortels.

Alexandre Vassilievitch Koltchak était une personne exceptionnelle. Elu par des représentants du Mouvement Blanc comme le Souverain suprême de la Russie, il a dirigé la lutte de ce mouvement contre Lénine et les « rouges ». L'intransigeance des deux parties a plongé la Russie dans la Guerre Civile. Dans une période si troublée, accepter la « croix du pouvoir du Chef suprême » selon la définition de Koltchak et « porter ce fardeau » était un sort difficile pour quelqu’un qui n’était pas un expert dans les stratégies politiques. Mais l'officier russe, élevé dans les concepts d'honneur et de dignité, qui n’a jamais dérogé au serment pendant tout son service à la Patrie, ne pouvait pas se soustraire à la confiance.

Le nom de Koltchak figure parmi les noms de marins intrépides qui ont exploré pour la Russie les possibilités de la route maritime le long des côtes de la Partie orientale de la Russie et agrandi le territoire de l'Empire Russe avec de nouvelles terres. À l'âge de 26 ans, un jeune officier de marine en grade de lieutenant participe comme hydrographe à l'expédition arctique de l'Académie Impériale des sciences sous la direction du baron Eduard von Toll.

Un an plus tard, Koltchak se hâtera à son secours et mènera une expédition risquée vers l'île de Bennett, dans les conditions difficiles de l'Arctique. Pendant l'expédition, un malheur est arrivé à Koltchak : tombé dans l'éclaircie entre les glaces, il a pris le froid, ce qui lui a donné pour longtemps de graves douleurs rhumatismales. Il n'a pas été possible de trouver Toll et son groupe, mais des documents scientifiques précieux ont été découverts : le rapport de Toll sur l'expédition, ses journaux, sa collection géologique. Pour cette expédition, Koltchak était décoré par la plus haute distinction de la Société géographique russe, la médaille Constantin, et reçu dans le milieu d'officier de marine le surnom respectueux de « Koltchak polaire ». L'une des îles découvertes au cours du voyage était portée sur la carte sous le nom de Koltchak. Le jeune scientifique et voyageur lui-même a souhaité laisser le souvenir de la fille avec laquelle il était fiancé, appelant du nom « Sophia» un cap dans la partie sud-est de l'île Bennett.

La carrière du très audacieux officier de marine, se livrant passionnément à la renaissance de la puissance de la flotte russe se développe rapidement. Il n'a pas quarante-deux ans lorsqu'il est promu vice-amiral. Koltchak dirigera la flotte de la mer Noire et deviendra le plus jeune commandant de la flotte impériale russe. C’était un homme impulsif, colérique, mais juste et courageux. Ses collègues l’aimaient et le respectaient.

Sa mort est tragique. Son corps a été jeté dans l'eau « noire » de l’éclaircie entre les glaces. Sa vie d'un courageux voyageur et explorateur polaire, comme son service militaire, étaient liées à l'eau. Et cet homme héroïque a péri sous l'eau. La lumière des étoiles dans le ciel a pâlit : soit c’est l'aube qui approchait, soit c’est l’étoile la plus brillante – « l’étoile de l'amiral Koltchak » - s'éteignait.

Les chefs du peloton d'exécution se sont empressés de documenter le « travail accompli avec brio » et de signaler le long de la chaîne que la tâche était terminée. Qui était au début de la chaîne, qui a ordonné l'exécution de l'amiral Koltchak, sans attendre un procès ?

Le plus souvent, les historiens citent la « note » de Lénine adressée au vice-président du RVSR ( Conseil militaire révolutionnaire de la République ) E. M. Skliansky, la main droite de Trotsky. Probablement, remplaçant souvent le « patron », Skliansky était bien connu par Lénine comme un homme habile en affaires.

« Envoyez un télégramme chiffré à Smirnov ( il s’agit de I. N. Smirnov, le président du Conseil révolutionnaire de la 5e armée, qui était également le président du Conseil révolutionnaire de Sibérie ) : ne diffusez aucune nouvelle sur Koltchak, n'imprimez rien du tout et, après avoir occupé l’Irkoutsk, envoyez un télégramme strictement officiel expliquant qu'avant notre arrivée, les autorités locales ont fait ceci et cela sous la menace de Kappel et du danger des complots de garde-blanc à Irkoutsk. Lénine. La signature également chiffrée ». La note contient également plusieurs questions : « Vous engagez-vous à le faire de la façon nickel-chrome ? Où est Toukhatchevski ? Comment ça va sur le front caucasien ? Et en Crimée ? » La note est datée de janvier 1920.

Les historiens continueront d'enquêter sur toutes les circonstances de la mort de l'amiral en se demandant: « Comment tout a commencé ? De la trahison des alliés, qui ont donné Koltchak, protégés par eux-mêmes, au Centre politique d'Irkoutsk avec le consentement du général français Maurice Janin, qui a facilement « oublié » la promesse d'assurer la sécurité de Koltchak »? Ou même plus tôt, lorsque l'amiral a dirigé le Mouvement Blanc dans un seul but :

« ...effacer le bolchevisme et tout ce qui s'y rattache de la face de la Russie, pour l'exterminer et le détruire. Essentiellement, tout ce que je fais est soumis à cette position ... », écrit-il dans sa dernière lettre à son épouse et son fils en France. Dans cette lutte acharnée, « chagrin pour le vaincu !»

Il a rencontré la mort avec la dignité. Et lorsque son corps pas encore refroidi a été jeté dans l'abîme noir d'une trouée dans la glace, une légère vapeur est apparue au-dessus des eaux fermées. Peut-être que c’est l'âme qui a quitté le corps du martyr? Où est-elle partie? Vers deux femmes, dont chacune est devenue le destin d'Alexandre Vassilievitch.

L'une était très près, mais « ...le sommeil de plomb qui m'a renversé au moment où il a dit adieu à la vie, quand son âme pleurait mortellement... », elle a écrit en se souvenant de cette nuit noire (dans le livre Ma chère, mon adorée Anna Vassilievna… T. F. Pavlova, F. F. Pertchenok, I. K. Safonov, éd.)

Anna Vassilievna Timireva (1893 – 1975, née Saphonova, était mariée à S. N. Timirev), une compagne des deux dernières années de la vie de l'amiral, qui a donné sa tendresse à l’homme terriblement fatigué. Dès les premiers jours de l'arrestation de Koltchak, elle était dans la même prison d'Irkoutsk. Sa cellule était située au rez-de-chaussée, tout comme celle d'Alexandre Vassilievitch. Le rare «bonheur» pour les deux était quelques minutes pendant les courtes promenades dans la cour de la prison, la seule occasion de voir un être cher. Elle a choisi volontairement son emprisonnement, à la demande de son cœur, comme elle a cédé à un sentiment qui les a envahis tous les deux. Elle a quitté son mari, S. N. Timirev, contre-amiral, compagnon d’armes de Koltchak, qui a vécu comme lui la captivité à Port Arthur pendant la guerre Russo-Japonaise et commandait une force navale du Mouvement Blanc en Extrême-Orient.

« ...J'ai été arrêté dans le train de l'amiral Koltchak et avec lui. J'avais alors 26 ans, je l'aimais et j'étais très proche de lui et ne pouvais pas le quitter dans les dernières années de sa vie. En fait, c'est tout... », écrit Anna Vassilievna plus tard. Pour cet instant, pour ce « tout », elle a payé avec des prisons, du goulag et de l'exil, ce qui lui a pris près de trente ans de sa vie.

Et dans le sud-ouest de la France, au pied des Pyrénées, dans la ville de Pau, une autre femme dormait d’un sommeil inquiétant. Sophia Fedorovna Koltchak (née Omirova), la seule épouse d'Alexandre Vassilievitch mariée à l’église. « Ayant marché le long de la scène de la vie russe » en tant que Mme Koltchak, elle a payé pour ça par son sort amer dans exile. Fuyant la vengeance des bolcheviks, elle a sauvé le fils et la famille de Koltchak.

« ...Tout ce que je peux maintenant souhaiter pour toi et pour Slavouchka c’est que vous soyez en sécurité et que vous puissiez vivre pacifiquement en dehors de la Russie une véritable période de lutte sanglante avant sa renaissance… » (La dernière lettre de l’amiral à sa femme en France).

Sophia Fedorovna Koltchak a cherché à apprendre des événements survenus en Sibérie dans les journaux russes et français, dont les gros titres sont devenus de plus en plus alarmants en janvier 1920. Elle continuait tous les jours à allumer une veilleuse devant une icône du Sauveur apportée avec elle, en espérant éloigner une catastrophe qui a déjà jeté une ombre sur la famille. En se réveillant le matin du 7 février, elle a remarqué que la veilleuse ne s'allumait pas. « Nous devons acheter de nouvelles mèches », a pensé Sophia Fedorovna, mais elle a ressenti une douleur aiguë et des larmes ont coulées quand elle est allée dans la chambre de son fils, qui dormait paisiblement. Dans un mois, il aura 10 ans. Tôt le matin du 7 février, ils ne savaient encore pas quel terrible « cadeau » le sort leur avait préparé.

Le 12 février, les journaux français ont déclaré : « L'amiral Koltchak est exécuté ».

Cent ans se sont écoulés. Un monument se dresse dans le square du couvent Znamenskiï, près du mur. L’amiral Koltchak, coulé dans le bronze, « regarde » les eaux du fleuve, qui a avalé jadis son corps. Le bas-relief du monument, conçu par le sculpteur V. M. Klykov, représente deux soldats dans l’uniforme des armées rouge et blanche, avec les baïonnettes des fusils abaissées en signe de réconciliation. Réconcilie-toi, la Russie, et rend lui hommage !

L’article « La mort de l’amiral » a paru en russe dans la revue « Russkaya mysl’ » (№2, février 2020).