Salut! Ça va?

A la recherche du passé français de la comtesse Mouravieva-Amourskaya

2025-01-06 10:58 2019-12
Cette histoire commence au début de 2016 où « Salut ! Ça va ? » s’apprêtait à se joindre aux célébrations du 160e anniversaire de Blagovechtchensk. Nous avons décidé de consacrer un numéro spécial à l'histoire de la ville, à ses personnalités exceptionnelles, aux dates importantes et aux faits inscrits dans ses annales historiques.

Nous avons étudié les publications des Français célèbres qui ont visité notre région à différents moments. Les étudiants de l’Université pédagogique de Blagovechtchensk ont réuni et traduit en français des documents sur l’histoire de la ville, sur les monuments architecturaux et sur les sept merveilles de la région de l’Amour. Une série d’articles a été consacrée à la figure historique exceptionnelle, l'homme d'État russe et chef militaire, gouverneur de la Sibérie orientale de 1847 à 1861, fondateur de la ville de Blagovechtchensk Nikolaï Nikolayevich Mouraviev-Amoursky. Bien sûr, nous nous sommes également intéressés à la personnalité de l’épouse du gouverneur Ekaterina Nikolaevna qui, comme nous le savions, était d’origine française. Les résultats de nos recherches ont été être publiés dans le numéro spécial du magazine en mai 2016, mais ils sont finalement devenus le début d’une histoire fascinante et des découvertes uniques.

Au nom de l’amour

Au tout début nous voulions retrouver les descendants de la famille Mouraviev-Amoursky en France, le lieu de sépulture d’Ekaterina Nikolaevna, sa maison. Mais avant de nous lancer dans les recherches en France et solliciter nos amis et collègues français qui pourraient nous y aider, nous avons étudié attentivement les faits déjà connues sur Ekaterina Nikolaevna présentées dans les recherches des historiens russes basées sur les documents des Archives d’État de Russie et sur le travail fondamental prérévolutionnaire de l'archéographe I.P. Barsukov de 1891. Ils décrivent principalement la période sibérienne de la biographie d’Élisabeth Bourgeois de Richemont, c'est-à-dire à partir de 1847, lorsqu’elle part vivre en Russie, adopte l’orthodoxie et épouse Nikolaï Mouraviev, et jusqu'en 1861, la date à laquelle le gouverneur général de Sibérie orientale démissionne et le couple part vivre à Paris.

La chercheuse Nina Dubinina, citant les documents de Barsukov, nous parle d'Ekaterina Nikolaevna, de sa rencontre avec son mari, de leurs relations et de son rôle indéniablement exceptionnel dans la vie de l’homme d’État Nikolaï Mouraviev-Amoursky, et donc dans la formation de l’État russe. Selon les témoignages de ceux qui connaissaient Ekaterina Nikolaevna, elle était très belle, intelligente, bien éduquée, de caractère doux, équilibré, de bon cœur. Elle ressentait un grand amour pour sa nouvelle patrie. Les lettres de Nikolaï de cette époque sont pleines d’admiration à l’égard de son épouse : « Douce, belle, intelligente et la plus adorable, elle a charmé tout le monde ici ! … je ne parle pas de moi, car on pourrait me croire partial ».

Dans une autre lettre à son frère : « … je vous demande d’aimer ma petite Katenka… elle le mérite vraiment par son intelligence et sa grande cordialité ; et pour ce qu’elle a fait au nom de notre amour, elle est au-dessus de tous les éloges et approbations ». Nikolaï était très touché par l’immédiate conversion de son épouse à la religion orthodoxe.

A la grande joie de Nikolaï, elle décide d'apprendre le russe. « Ma Katenka est maintenant en classe de russe. Avec ses capacités extraordinaires il y a espoir qu’elle parlera et écrira très bientôt ».

Ekaterina Nikolaevna aimait aussi passionnément le général. Ce sentiment presque divin inspirait et donnait des ailes à Nikolaï. Il l’aidait à supporter « l’absence de confiance complète de la part de l’Empereur » Alexandre II, sa malveillance, ainsi que la jalousie et les mesquineries abjectes des fonctionnaires de Saint-Pétersbourg.

Ainsi, en étudiant les recherches des historiens russes sur la comtesse Ekaterina Nikolaevna Mouravieva-Amourskaya nous avons pu recueillir suffisamment de matériel pour le traduire en français et le publier dans « Salut ! Ça va ? ». Et ce travail nous a inspirés de poursuivre les recherches, tellement la personnalité de la comtesse nous a passionnés. D’autant plus que nous avons appris du livre de Nina Dubinina, que la période « française » de vie de la comtesse Mouravieva-Amourskaya avant le mariage en Russie et après la démission de son mari et leur départ pour la France, est inexplorée. Nous sommes, donc, partis à la recherche du passé « français » de la Comtesse Mouravieva-Amourskaya.

Premières découvertes

« Les bons amis sont comme les étoiles : tu ne les vois pas toujours, mais tu sais qu’ils sont toujours là ». Et c’est vrai ! Une heureuse coïncidence : mon amie, mon ancienne étudiante Natalia Romanchenko a justement travaillé, il y a une dizaine d’années, comme assistante du professeur de russe au Lycée de Louis Barthou à Pau. Et c’est tout à côté de Gelos, la petite ville béarnaise ou a vécu ses dernières années Ekaterina Nikolaevna, née Élisabeth Bourgeois de Richemont. Natalia elle-même habite déjà dans une autre région de France, mais elle a gardé de bonnes amitiés dans ce coin béarnais. Serge Paillard, militaire à la retraite, grand amoureux de la Russie et de la culture russe, habitant à proximité de Gelos dans la ville de Tarbes, a immédiatement répondu à sa demande de nous aider dans notre recherche. Et, une heure plus tard, surprise incroyable, Serge m’envoyait des photos de la sépulture familiale d’Élisabeth Bourgeois de Richemont ! Pour la trouver, en ce peu de temps, il a contacté la mairie de Gelos, ou on lui a présenté des documents d’archives indiquant l’emplacement de la tombe des Richement au cimetière municipal. Sur la pierre tombale, presque entièrement détruite, on lisait à peine les noms de la famille Richemont. Malheureusement, même plus tard, plus jamais personne n’a pu déchiffrer complètement ce qui était écrit sur la pierre.

A ce moment-là tant d’émotions m’ont saisie - joie, enthousiasme et surtout l’envie d’aller plus loin! Mais aussi des doutes : qu’est-ce qui avait déjà été découvert par les chercheurs et qu’est-ce qui restait inconnu inexploré ? Tatiana Ananyina, une autre chercheuse de Khabarovsk écrit dans son livre : « J’ignore si la sépulture familiale Richemont à Gelos existe encore. Probablement, Anne Élisabeth d’Houdouart, la mère Élisabeth y fut enterrée la première. Les archivistes français m’ont dit que s'ils apprenaient quelque chose sur la tombe de la famille de Richemont, ils m’en informeraient. Peut-être que de nouvelles découvertes nous attendent. »

Et c’est nous qui nous avons fait cette découverte ! Cependant, de nombreuses questions se sont posées, auxquelles nous avons trouvé les réponses plus tard. Mais certaines restent encore un mystère. Pourquoi la pierre tombale est-elle posée à l’envers et pour lire les noms de la famille, il faut la contourner et se tenir du côté du mur du cimetière ? L’emplacement de la sépulture a-t-il été vendu à une autre famille, ce qui arrive conformément à la loi française, au cas où pendant de nombreuses années il reste abandonné ? Les descendants de la famille Richemont vivent-ils toujours en France ? Qui est le propriétaire de cette sépulture ?

En correspondance avec les archives

A notre demande le service communautaire des Archives de Pau nous avons reçu une brève note biographique d’Élisabeth Bourgeois de Richemont:

« Élisabeth BOURGEOIS de RICHEMONT, née à Paris le 18 novembre 1815, était la fille de Jean Nicolas BOURGEOIS de RICHEMONT (o Bar-le-Duc, 26/06/1768 - + Atherey, 19/03/1841) et de Anne Élisabeth d'HOUDOUART (o vers 1779 - + Gelos, 22/03/1866). Le père était maître de forges et vivait en partie à Atherey au Pays basque. La famille semble avoir sa résidence principale à Paris.

En 1852, on trouve trace de Madame BOURGEOIS de RICHEMONT dans les listes d'étrangers qui fréquentent la ville de Pau et en 1856, elle s’installe à Gelos, dans une maison du bourg (actuellement rue Louis-Barthou) où elle décède 10 ans plus tard. Elle y vivait en compagnie d'un domestique et de son fils Victor qui continuera à vivre à Gelos où il décède, célibataire, en 1888.

La maison de Gelos revient alors aux petits-enfants de Madame BOURGEOIS de RICHEMONT, nés de son autre fils Jules Marie Magloire BOURGEOIS de RICHEMONT, maître de forges comme son père, à Atherey et de Marie UHART, cultivatrice : Nicolas (o Atherey, 13/09/1835) et Marie Élisa (o Atherey, 6/10/1837, à Atherey) qui continueront à l’habiter plus ou moins régulièrement et ne semblent pas s’être mariés ni l'un ni l'autre.

Élisabeth BOURGEOIS de RICHEMONT a épousé (date ? lieu?) Nikolaï Nikolaïevitch MOURAVIEV, grand propriétaire russe et militaire (il termine sa carrière comme général de division en 1841). Il suit ensuite une carrière de gouverneur civil et militaire et en 1847, il est nommé gouverneur général en Sibérie orientale : à ce titre, il lance plusieurs expéditions sur le fleuve Amour et négocie un traité avec les Chinois, reconnaissant celui-ci comme frontière entre les deux empires, ce qui lui vaut le titre de comte AMOURSKI. Il donne sa démission de son poste de gouverneur général en 1861 puis s'installe à Paris à partir de 1868 ; il y meurt en 1881, ses cendres seront transférées en Sibérie en 1992.

La comtesse MOURAVIEV-AMOURSKI a accompagné son mari pendant 9 années en Sibérie et a pris part à ses voyages, assez dangereux. Ses contemporains, artistes et écrivaient russes, la décrivent comme très belle, intelligente et lettrée, faisant preuve d'humanité, bonté et simplicité.

Elle fréquente la ville de Pau à partir de 1857, parfois avec son époux et son fils, parfois seule avec un domestique, on note régulièrement son nom dans les listes d'étrangers. Elle a séjourné à Pau ou à Gelos, sans doute dans la maison de sa mère : elle y décède le 30 juillet 1897.

Les MOURAVIEV sont également mentionnés parmi les fondateurs de l'église russe de Pau, inaugurée le 28 décembre 1867. »

Nous avons aussi pu découvrir l’acte de décès d’Élisabeth Bourgeois de Richemont, aussi bien que les pages du journal « Le mémorial des Pyrénées », avec les petites annonces informant les habitants de la région sur le décès de la Comtesse. La famille priait « les amis et les connaissances de vouloir bien lui faire l’honneur d’assister aux obsèques de Madame la Comtesse Mouravieff-Amoursky, qui auront lieu à l’église russe, rue Jean-Réveil, le lundi 2 avril, à 10 h. ½ précises. »

Ekaterina Nikolaevna mourrait le 30 juillet 1897. Sa dernière volonté de reposer à côté de son mari au cimetière de Montmartre à Paris n’a pas pu être accomplie, ce dernier étant fermé pour les enterrements à cette époque-là. Et dans la sépulture familiale Richemont où le comte Mouraviev-Amoursky fut enterré il n’y avait plus de place. Alors, Nicolas le neveu d’Élisabeth lui a donné sa place dans la sépulture à Gelos. Tatiana Ananyina cite une lettre du frère de Nikolaï, Valerian Mouraviev-Amoursky, à un ami proche de la famille M.S. Volkonsky: « Si vous êtes dans la ville de Pau, vous trouverez la tombe de la tante au cimetière de Gelos dans la sépulture de la famille Richemont ».

Ainsi, les informations des archives municipales et régionales ne se limitent qu’aux copies de l’acte de décès et aux annonces dans les journaux. Plus de cent ans se sont écoulés, différentes personnes ont travaillé à la mairie de Gelos et dans les archives, des générations ont succédé les autres. Bien sûr, personne n’a jamais accordé aucune attention particulière à la sépulture familiale Richemont. Pour les Français, c’est une famille ordinaire, comme tant d’autres. Et Élisabeth Bourgeois de Richemont, avant son mariage avec Nikolaï Nikolayevich Mouraviev en 1847 et son départ pour la Russie, n’était que la fille de ses parents, la sœur de ses frères.

General sibérien et géographe français

Serge Paillard a poursuivi ses recherches en se rendant à la mairie de Pau pour entretenir avec Paul Mirat, l’employé à la Direction du Patrimoine Culturel. Historien bien connu dans la région, ayant écrit une cinquantaine de livres sur son histoire et sa culture, Paul Mirat, bien sûr, ne savait rien sur Élisabeth Bourgeois de Richemont. Mais le nom Mouraviev-Amoursky lui était familier. Il prend tout de suite un bouquin sur l’étagère dans son bureau, et en le feuilletant tombe immédiatement sur le nom Mouraviev-Amoursky !

Il s’agit d’un livre d’Henry Russel-Killough, « Seize mille lieues à travers l’Asie et l’Océanie ». L’auteur est un célèbre voyageur franco-irlandais, géographe, explorateur des Pyrénées, écrivain, qui résidait dans la ville de Pau. Une des avenues de Pau porte son nom, ses réalisations dans l’exploration des Pyrénées sont largement reconnues. Jules Verne a même été inspiré par ses livres.

Il s’est avéré que Henry Russel-Killough était un ami proche de Nikolaï Mouraviev-Amoursky. C’est lui qui a aidé le géographe français à traverser la frontière avec la Chine lors de son tour du monde. Le livre a été publié en 1864 en France et en 1875 traduit en russe et publié à Saint-Pétersbourg à l'imprimerie « Obchtchestvennaya polza ». Nos recherches ont montré que depuis lors, il n’a pas été réimprimé, l’original se trouve à la Bibliothèque nationale de Russie à Moscou. Mais il est accessible sur internet en format numérique. Et c’est encore une découverte extraordinaire ! Car ce géographe français a consacré son livre à notre Nikolaï Nikolaïevitch Mouraviev-Amoursky, et sa traduction en russe est rare, unique et, nous supposons, inconnue pour le lecteur russe. En plus, en 1875, le traducteur a déformé pour une raison quelconque le titre du livre, le présentant comme « À travers la Sibérie jusqu'en Australie et en Inde », aussi bien que le nom de famille de l’auteur en l’appelant Russel-Killuga et en omettant son prénom. Mais ce qui est le plus triste, c'est que le traducteur n’a pas jugé nécessaire de traduire en russe une page très importante, la toute première : la dédicace de l’auteur à Nikolaï Nikolaïevitch Mouraviev-Amoursky. Malheureusement, elle manque dans la version russe du livre.

Nous lisons dans l’original :

A son excellence le général comte Amoursky, ancien Gouverneur général у la Sibérie Orientale.

Général, en voulant bien accepter la dédicace d’un livre qui, sans vous, perdrait la moitié de son intérêt, et n’aurait peut-être pas vu le jour, vous ne lui faites pas seulement un grand honneur, vous l'ornez d'un véritable titre : car nul, ni aujourd'hui ni dans l’histoire, ne saurait parler sciemment de la Sibérie sans y associer votre nom. En paraissant donc sur le frontispice de mon ouvrage, il le fera juger véridique, il en sera la plus belle parure ; et, quant à moi, je ne regretterai jamais les yeux sur mon œuvre sans être aussi réjoui que fier d’y voir en première ligne le nom de l’homme aimable que ses qualités privées rendent encore plus précieux et plus cher à ceux qui le connaissent, que toutes les grandes choses qu’il a faites.

Ce nom de « Sibérie » qui est presque synonyme de « glace », sera toujours celui qui me réchauffera le plus vivement le cœur, et dût ce modeste monument de ma reconnaissance ne pas rester debout, je n’en serais pas moins, jusqu'à la fin de ma vie, le plus filial comme le plus respectueux de vos serviteurs. HENRY RUSSELL DE KILLOUGH

Au début de la première partie du livre Henry Russel de Killough parle de ses préparations au voyage, des difficultés qu’il redoute et des personnes qui l’aident à faire son voyage à travers la Russie. «...Heureusement pour moi, j’avais été recommandé dans cette ville (Saint-Pétersbourg) au comte de Sancé, Français, fixé en Russie depuis longues années, qui me fit cadeau d’une excellente carte de Sibérie, et fut pour moi d’une rare obligeance.

Mon père ayant eu en outre l’honneur de connaitre la comtesse Rzewuska, belle-mère du prince Orloff, j’étais muni d’une lettre pour Son Excellence, par qui je fus reçu d’une manière presque filiale… Après m’avoir accueilli avec une franchise toute militaires, il me congédia les mains pleines de lettres pour les différents gouverneurs des provinces que je devais traverser. »

Et il exprime sa reconnaissance à Ekaterina Nikolaevna : « Mais il est une personne envers qui j’ai contracté une dette de reconnaissance dont je ne saurais jamais m’acquitter, et sans laquelle je n’aurais probablement pu parvenir à Peking : je veux parler de madame la comtesse Mourevieff-Amoursky, qui eut l’obligeance de у recommander tout spécialement à son mari, le général Mouravieff, gouverneur général de la Sibérie orientale, et qui par conséquent avait mon sort entre ses mains. »

Ce livre d’Henry Russell de Killough a été une trouvaille passionnante pour moi ! Je le lisais page par page en me plongeant presqu’avec entrain dans chaque page contenant le nom Mouraviev-Amoursky, tellement j’avais hâte de mieux connaitre la personnalité du général par les yeux d’un géographe français ! Et a vrai dire son regard est assez curieux. Il admire Nikolaï, il loue ses qualités supérieures d’un homme d’État exceptionnel. Il souligne son rôle important dans l’établissement des frontières entre l’Empire russe et la Chine. Et il n’arrête d’exprimer sa reconnaissance de l’avoir aidé à parvenir Pékin pour continuer son tour du monde.

« Mon cœur battait violemment lorsque, le lendemain de mon arrivée, je me présentai avec mes lettres de recommandation chez le général Mouravieff, comte Amoursky, dans le but de lui demander une intervention dont j’avais absolument besoin pour arriver au terme de mon voyage. J’espérais, et je ne fus pas trompé, que le gouverneur général m’aiderait de tout son pouvoir. Il faut avouer que jamais voyageur ne fut plus heureusement servi que moi soit par les hommes, soit par les circonstances … J’étais maintenant logé magnifiquement, soigné et choyé par tout l’entourage du général ; tous ses officiers parlaient français et me traitaient en frère. »

La région de l’Amour par les yeux d’un voyageur français

J’ai surtout été curieuse de lire ses descriptions de la nature de la région de l’Amour, du fleuve et de la ville de Blagovechtchensk, ma ville. « … enfin les bords se peuplaient de plus en plus, l’artillerie se fit entendre le 31 (mai) au matin, et nous vîmes à travers la fumée la longue ligne des maisons de Blagovechensk, la station la plus importante de toutes après Nikolaïefsk.

Ici déjà nous commençâmes à sentir l’Amérique et à voir l’Europe en quelque sorte à l’est, car nous trouvâmes quelques Yankees venus de Californie et de Boston…

Le général Mouravieff ayant mis pied à terre au milieu des salves d’artillerie, il fut reçu par les officiers en grande tenue, et après avoir passé la revue des Cosaques, il alla droit à la maison du gouverneur de cette province, dite « de l’Amour ».

Le voyageur est charmé par notre ville : « Qui se douterait en Europe qu’il existe à une pareille distance de notre civilisation, de jolies maisons meublées avec luxe, entourées, même dans ce climat polaire, des plus élégants jardins, et contenant non seulement de quoi nourrir l’esprit, mais des pianos, de la musique et des romans ?

Blagovechensk possède en outre deux églises, une population de deux mille âmes, des mines de charbon, et on a même trouve, dit-on, du fer dans son voisinage.

Ici les bords du fleuve sont d’une étonnante richesse ; malgré la rigueur de l’hiver, on l’on éprouve des froids de – 45, la plupart de nos végétaux, tels que les choux, l’oignon, le maïs, les fèves, réussissent parfaitement. Les arbres cependant n’atteignent pas la même grosseur que dans la partie supérieure du fleuve ; on y voit aussi des chênes rabougris et des noisetiers… Des prairies immenses, ou l’œil se perd, s’étendent aux environs de Blagovechensk; l’herbe y est si haute, qu’un homme y serait enseveli avant d’y avoir fait vingt pas ».

Ses descriptions de l’Amour sont très poétiques. Et, chose étonnante, lui, qui a tellement voyagé et tellement vu le monde, il considère sincèrement notre fleuve « comme le plus pittoresque de tous les fleuves. On y trouve point cette monotonie qui accable sur les grands cours d’eau de l’Amérique, ou l’on a tout vu si l’on y a fait cent lieus ; on n’y voit point cette boue immonde ou jamais le ciel ne s’est miré, ni ces monstres qui les rendent repoussants ; on y voit des eaux toujours claires, des rives de tous les aspects, boisées, déchirées, vastes comme l’Océan ou redressées comme les plus âpres falaises ; on y passe en revue presque toutes les végétations du globe ; les peupliers, les saules, les mélèzes, les pins et les cerisiers s’y confondent en face des neiges éternelles, et y forment des perspectives infinies qu’interrompent tout à coup les plus hardis promontoires ; enfin l’air, partout charge des plus ardentes odeurs, vous y fait oublier que vous êtes dans la patrie du renne… »

L’auteur est très impressionné par le confluent de l’Amour et de la rivière Zeïa, ou justement est située la ville de Blagovechtchensk. « Il est rare, même en Amérique, de voir un si majestueux confluent de deux puissants cours d’eau. L’Ohio, il est vrai, tombe bien majestueusement dans le Mississipi ; mais il s’avance d’une manière paisible et grave, tandis que la Zea, malgré sa paraisse habituelle, arrive toute furieuse, comme si elle allait s’engouffrer dans un Niagara ».

Chaque page des chapitres sur le voyage d’Henry Russell de Killough à travers la Russie du XIXe siècle me fascinait par des narrations passionnantes. Les impressions du Français sur l'hospitalité russe et son regard enchanté sur notre région, malgré le climat rigoureux, m’ont agréablement touchée.

Entre-temps, grâce à Paul Mirat j’ai fait connaissance avec l’arrière-petite-nièce de Russell-Killough, Mme Monique du Fresnel, enseignante et directrice de la bibliothèque des Sciences Po de Bordeaux. Mme du Fresnel est l’auteur de la biographie de son célèbre parent. Elle garde respectueusement sa mémoire. Son livre sur le voyage autour du monde a inspiré son arrière-petite-nièce à faire un voyage pareil dans les années 1980. Elle a voyagé à travers les terres russes en Transsibérien et garde les impressions les plus vives de cette expérience, qui est devenue spéciale parce que, dans ces années, l'URSS était encore un pays fermé.

Monique du Fresnel dit que dans sa famille on avait toujours parlé des liens amicaux chaleureux qui la réunissaient la famille Mouraviev-Amoursky depuis que son arrière-grand-oncle s’était lié d’amitié avec Nikolaï et Ekaterina Mouraviev-Amoursky. On dit qu’une des nièces de Nikolaï, la comtesse Mouravieva-Amourskaya, était présente dans la maison les derniers jours de la vie d’Henry Russell de Killough. Mme du Fresnel dit qu’à cette époque-là, on n’appelait par le prénom, on disait juste « Comtesse Mouravieva-Amourskaya », donc elle ne connaît pas le nom de la comtesse, peut-être que c'était Nadejda, la fille de Valerian, le frère de Nikolaï.

Chercher et trouver ensemble !

Ainsi, la publication sur Élisabeth Bourgeois de Richemont parue dans « Salut ! Ça va ? » en mai 2016, nous a permis de raconter aux habitants de la ville de Gelos des faits importants de sa vie, de convaincre ses compatriotes d’aujourd'hui du rôle exceptionnel de cette femme héroïque dans le destin de notre ville, de notre région, de tout l’Extrême-Orient et dans la formation et le développement de l’État russe. La correspondance avec la mairie est devenue une étape importante dans nos recherches et a déclenché certains événements.

Premièrement, il a fallu beaucoup de temps (et cela n’est pas surprenant car plus de cent ans se sont écoulés et les dossiers d’inhumation ont été entre les mains de plusieurs générations d’employés de la commune de Gelos) pour confirmer que la sépulture a été achetée par une autre famille, puisque restée longtemps abandonnée, et le reliquaire de la famille Richemont a été extrait et placé dans l’ossuaire. C’est peut-être suite à ces manipulations que la pierre tombale est posée à l’envers. Plus tard, Isabelle Ané, employée de la mairie, responsable de la gestion du cimetière de la ville, a pu attester que les nouveaux propriétaires de cette sépulture ne l’utilisaient pas et qu’il était vide. Cette découverte a été un autre miracle incroyable dans notre histoire!

Deuxièmement, Paul Mirat a trouvé au cimetière de Gelos une autre sépulture abandonnée, celle de deux sœurs princesses Troubetzkoy. Pour chaque Russe ce nom de famille est bien connu car représente une des plus grandes, des plus nobles maisons princières de Russie. C’est pourquoi quand j’ai vu une photo d’une tombe avec une plaque « Cette concession en état d’abandon fait l’objet d’une procédure de reprise. Veuillez vous adresser à la mairie » sur une grande croix orthodoxe déjà bien abimée soulevant au milieu du cimetière, j’ai aussitôt signalé à Paul Mirat que sa destruction était absolument impossible. Cette sépulture représente sûrement un monument de notre patrimoine historique commun qu’il faudrait surement sauvegarder !

Ainsi, Isabelle Ané et Loïc Crovella, adjoint au maire de Gelos en charge de la culture et du patrimoine de la commune, sont vite tombés d’accord sur le fait que ces tombes ne devaient pas être revendues ni reprises par d’autres familles car elles étaient les témoins du passé historique patrimonial de Gelos. Par la suite, nous sommes convenus avec la mairie sur la nécessité de restaurer la sépulture d’Élisabeth Bourgeois de Richemont. Il ne restait que réfléchir ou chercher un financement.

Enfin, des articles racontant l’histoire touchant de l’amour d’un gouverneur général sibérien et une béarnaise Élisabeth, épouse Ekaterina, ont été publiés dans les médias régionaux russes et français: «Sud-Ouest» et «Pyrénées Atlantiques», « Amourskaya pravda ». Plus tard, les archives des Pyrénées Atlantiques se sont adressées à nous afin d’obtenir la permission d’utiliser les publications de «Salut! Ca va ? » pour compléter leurs données d’archives. Cette confiance fut pour nous, bien sûr, d’un honneur particulier.

Les Mouraviev-Amoursky bientôt dans un film

Toutes ces publications accessibles à un large public sur internet attiraient l’attention de différentes personnes faisant des recherches liées aux époux Mouraviev-Amoursky. C’est ainsi que nous avons fait connaissance avec Marie-Jaoul de Poncheville, scénariste et réalisatrice de cinéma et de télévision qui vit avec l’histoire tragique de la talentueuse violoncelliste Lise Cristiani depuis plus de 20 ans. Elle prépare actuellement un film sur le fulgurant destin de la jeune violoncelliste française qui « au milieu du XIXe siècle, prodige de vingt ans, célébrissime dans l’Europe entière, traverse en musicienne et en aventurière l’immense empire russe avec une expédition militaire, à la découverte du Kamtchatka, et trouve la mort à Novotcherkassk sur le Don, au retour de cette odyssée sans pareille ».

Et c’est justement avec les époux Mouraviev-Amoursky que Lise a effectué son long voyage difficile jusqu’au Kamtchatka. Marie-Jaoul cherche des informations sur Lise et elle s’est intéressée à nos traductions des documents des historiens russes. D’après les chroniques de la mémorialiste Maria Frantseva, proche des décembristes, Lise a décidé d’aller en Sibérie, voulant probablement vivre de nouvelles expériences : « Elle nous a charmés à Tobolsk non seulement par son magnifique jeu de violoncelle, mais aussi par sa courtoisie et son esprit coquin. En apprenant que l’épouse du gouverneur général du comte Mouraviev-Amoursky était française, Lise s’est rendue à Omsk et s’est très bien entendue avec la comtesse Mouravieva, qui accompagnait toujours son mari dans les expéditions à travers la vaste Sibérie Orientale. La comtesse a invité Lise à les accompagner dans l’expédition au Kamchatka. Le voyage a été très difficile, ils sont parvenus Okhotsk et Kamchatka à cheval. Arrivés au port Petropavlovsk, ils y ont rencontré un navire marchand français. La comtesse Mouravieva a conseillé à Lise de donner un concert. La joie et la surprise des marins français étaient indescriptibles. De retour à Tobolsk, Lise, joyeuse et folâtre, nous a parlé avec passion de son voyage. Mais sur la route de retour de Sibérie en France, en passant par le Caucase, elle est décédée du choléra la veille de son concert ».

Les époux Mouraviev-Amoursky vont figurer parmi les personnages principaux du futur film Marie-Jaoul de Poncheville. La réalisatrice nous a demandé de participer à la préparation et de traduire le synopsis en russe, car elle est toujours à la recherche des partenaires pour le tournage et espère intéresser les producteurs ou cinéastes Russes.

Villa Richemont

Grâce à la participation de Paul Mirat, nous avons également pu trouver la maison de la famille Richemont située dans la ville de Gelos au 18, rue Louis Barthou. La numérotation des maisons et le nom de la rue ont changé depuis lors, avant c’était « La route de Pau». Cependant, des archives, des dessins, des extraits du cadastre ont permis de localiser la Villa Richemont. Aujourd’hui la maison appartient à une association « Action Jeunesse Innovation et Réinsertion » spécialisée dans le secteur d’activité de l’hébergement social pour enfants en difficulté. Cette année, en juillet lors de la visite à Gelos j’ai eu la chance de visiter la villa et entretenir avec des employés de l’association.

Les jeunes viennent ici à la recherche d’un abri temporaire et d’un soutien pour diverses raisons: conflits familiaux, incompréhension, problèmes de nature mentale des parents. Des réfugiés sans domicile ni famille en France, ainsi que les petits délinquants en correction, y trouvent de l’aide et du soutien. Sur le territoire appartenant à l’organisation, en plus de la Villa Richemont il y a plusieurs bâtiments modernes, un grand jardin et même un potager. À l’extérieur, la Villa Richemont a conservé l’aspect architectural du XIXe siècle, comme la plupart des maisons de Gelos et ses environs. A l’intérieur, seul un grand escalier en bois reste d’époque. Toutes les chambres sont rénovées et équipées des meubles modernes. Neuf pièces de la villa sont occupées en permanence par les locataires, la dixième reste vide au cas où quelqu’un aurait un besoin urgent d’un abri.

En général tout est organisé ici pour une socialisation harmonieuse des jeunes : ils plantent des légumes, jardinent. Certains enfants doivent même apprendre des règles élémentaires de politesse, d’étiquette, d’hygiène et d’auto-organisation dans la vie quotidienne et dans la société.

« Notre histoire ne fait que commencer »

La cérémonie d’inauguration de la sépulture restaurée de la famille Richemont a eu lieu le 6 juillet. Nous avons réussi à attirer l’attention des mairies des deux villes, Gelos et Blagovechtchensk sur nos recherches. Ensemble nos deux villes ont réussi à aboutir ce beau projet pour la sauvegarde de notre patrimoine commun.

Les travaux de restauration ont commencé par le retour des restes de la famille dans la tombe. C’était un moment très important et émouvant : enfin Élisabeth-Ekaterina et sa famille reposent en paix… On a décidé de ne pas remplacer la pierre tombale, mais de laisser celle qui avait été posée en 19e siècle pour qu’elle reste comme témoin de l’histoire de la famille Richemont. On l’a nettoyée de la poussière, de la saleté et on l’a poncée. Malheureusement, personne n’a pu déchiffrer complètement toutes les inscriptions gravées sur la pierre initialement, c’est pourquoi il on s’est mis d’accord de ne pas les restaurer. On a donc renforcé le pourtour de la pierre tombale et écuré tout autour d’elle. Une plaque commémorative en marbre noir a été fixée sur le mur au-dessus de la sépulture. On y lit en russe et en français : « Ici repose Élisabeth Bourgeois de Richemont, décédée à Gelos en 1897, veuve du Gouverneur de Sibérie orientale Nicolaï Mouraviev, comte Amoursky, fondateur de la ville de Blagovechtchensk. Les habitants de Blagovechtchensk reconnaissants. »

L’inauguration de la sépulture restaurée a été solennelle et émouvante. Elle a réuni à la mairie de Gelos le maire Pascal Mora, l’adjoint au maire Martine Laugé Barat-Touig, Isabelle Ané, responsable de la gestion du cimetière municipal, d’autres représentants des autorités locales, des journalistes, le consul honoraire de Russie a Biarritz, Alexandre de la Cerda, évêque de l’Église orthodoxe française Benoit et ses paroissiens, Paul Mirat, Monique du Fresnel, Mireille Jammes-Newman et son époux Nicholas Newmann, de la famille du poète béarnais Francis Jammes et d’autres habitants du coin intéressées à notre histoire.

J’ai attendu ce moment pendant plus de trois ans. Il était d’une importance particulière pour moi. La tombe de Élisabeth Bourgeois de Richemont, l’épouse de Nikolaï Mouraviev-Amoursky est retrouvé, restauré et désormais sauvé de l’abandon. La mémoire de cette femme courageuse est sortie de l’oubli. Elle, qui toute sa vie était dévouée à son époux, l’homme d’État que le devoir appelait dans des expéditions très éprouvantes et difficiles, et dans lesquelles Ekaterina l’accompagnait courageusement en surmontant le froid farouche, la faim épuisante et des fatigues extrêmes. Elle était à ses côtés aux moments les plus durs de son service, le soutenant jusqu’au dernier jour de sa vie.

J’ai transmis au maire Pascal Mora une lettre de reconnaissance de la part de Mme le maire de Blagovechtchensk, Valentina Kalita, où elle disait : « J’exprime ma sincère reconnaissance à monsieur Pascal Morat, le maire de Gelos, pour avoir aidé à restaurer le sanctuaire de Élisabeth Bourgeois de Richemont, la veuve du comte Nikolaï Mouraviev-Amoursky, ayant joué un rôle inappréciable dans l’établissement des frontières de l’État russe, et pour avoir sauvegardé le patrimoine historique et avoir noué des liens amicaux entre la ville de Blagovechtchensk (Russie) et la ville de Gelos (France).»

Les présentations faites, les discours prononcés, l’histoire ayant réuni tout ce monde, racontée, nous nous sommes dirigés vers le cimetière pour rendre hommage à la mémoire de notre Elizabeth-Ekaterina. C’était tellement agréable et touchant de voir le drapeau russe recouvrir la plaque sur la tombe. À sa gauche il y avait une grande photo des époux Mouraviev-Amoursky. Après avoir enlevé le drapeau de la plaque commémorative, nous avons déposé des fleurs sur la tombe de la part des habitants des deux villes. L’évêque Benoit a chanté une prière. À la fin de la cérémonie tous les participants ont honoré la mémoire de Nikolaï et Ekaterina Mouraviev-Amoursky par une minute de silence.

Plus tard, le maire Pascal Mora a avoué qu’avant ce jour-là, le 6 juillet, il n’avait pas attaché pas beaucoup d’importance à l’histoire de la restauration de la sépulture de Richemont. Cependant, il a été tellement pris par les émotions éprouvées lors de la cérémonie qu'il a vraiment réalisé l'importance pour les Russes de Blagovechtchensk de la mémoire de cette femme exceptionnelle, l’épouse du gouverneur général de la Sibérie orientale Nikolaï Mouraviev-Amoursky. Pascal Mora a assuré avec insistance que maintenant le lieu de sépulture de leur célèbre compatriote deviendra un symbole de la ville et sera inclus dans les guides touristiques de la région comme un monument important de son histoire. Et, chose incroyable - le lendemain, quatre drapeaux s’élevaient au-dessus de la mairie de Gelos: européen, français, béarnais et russe, ceci bien sûr, pour quelques jours.

« Notre histoire ne fait que commencer », a déclaré le maire. Et nous, dans l’attente des visites des délégations officielles de nos villes et de la concrétisation de l’idée d’un jumelage, nous pensons poursuivre la recherche du passé français de la Comtesse Mouravieva-Amourskaya...