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L'incroyable épopée de Lise Cristiani, jeune violoncelliste à travers l'Empire Russe

2025-01-05 00:55 2019-11
J’ai découvert l’histoire de Lise Christiani grâce à Mari-Jaoul de Poncheville, scénariste et réalisatrice de cinéma et de télévision. Passionnée par l’histoire tragique de Lise qu’elle avait découvert il y a déjà 20 ans, Marie-Jaoul veut la sortir de l’oubli. En ce moment elle travaille sur un film qui va raconter le fulgurant destin de la jeune violoncelliste française qui « au milieu du XIXe siècle, prodige de vingt ans, célébrissime dans l’Europe entière, traverse en musicienne et en aventurière l’immense empire russe avec une expédition militaire, à la découverte du Kamtchatka, et trouve la mort à Novotcherkassk sur le Don, au retour de cette odyssée sans pareille ».

« Je veux raconter l’incroyable voyage, doublé d’une histoire d’amour, de cette Michèle Strogoff avant l’heure, des palais du Tsar aux steppes et aux glaces de Sibérie, se produisant devant les garnisons du bout du monde, les tribus sibériennes, les forçats de Kiakhta, les boyards et les cosaques, bravant seule au retour, les milliers de verstes dans la taïga et la toundra qui la séparent de la Russie d’Europe qu’elle atteindra, épuisée, pour y mourir à vingt-six ans.

D’où mon projet d’un film-épopée dans la lignée des grandes fresques cinématographiques qui incarnent la Russie au dernier siècle des Tsars. L’histoire s’articule autour de cette héroïne d’exception, amie de Liszt, Mendelssohn et Berlioz, folle de musique, qui se jeta dans l’inconnu, à la découverte du monde, des peuples et d’un sens à sa vie. », - nous raconte la réalisatrice pour qui ce projet de film incarnera l’amitié séculaire entre nos deux pays.

Nous souhaitons à Marie-Jaoul de Poncheville beaucoup de courage pour la réalisation de ce magnifique projet et faire découvrir à nos lecteurs la Sibérie du XIXe siècle par les yeux de la jeune musicienne de talent, nous présentons ici quelques extraits de la correspondance de Lise Cristiani avec sa famille publiée dans la revue « Le Tour du Monde » dix ans après sa mort, en 1863.

« La vie errante

Est chose enivrante… »


Lise Barbier-Cristiani est née à Paris en 1827. Dès l’âge de 18 ans, elle fait sensation en donnant ses premiers concerts publics. Les spectateurs sont grandement étonnés par la technicité et la richesse expressive de son interprétation des morceaux classiques.

Malgré l’accueil chaleureux qu’elle reçoit du public, elle décide très rapidement de quitter la capitale française et de se rendre en tournée dans les grandes villes européennes.

Son charme indéniable et son haut niveau musical impressionnent de nombreuses personnalités. Parmi elles le roi du Danemark qui la nomme premier violoncelle de l’orchestre de Copenhague et lui décerne le titre de « virtuose de la cour », ou le compositeur Mendelssohn qui l’accompagne au piano et lui dédie « La romance sans paroles ». Sa tournée en Suède rencontre un accueil triomphal et elle est surnommée « la Sainte Cécile de France ». Elle devient première femme violoncelliste professionnelle célèbre dans toute l’Europe du XIX° siècle.

En 1839 elle décide de quitter la Scandinavie et de se rendre en Russie pour tenter sa chance à St Pétersbourg. Un deuil à la cour interrompt l’exécution de ce projet. Elle ressent alors une immense aspiration à découvrir de nouvelles sensations, à explorer des terres méconnues et, surtout, à confronter son art musical à un public peu habitué à la culture classique.

Audacieuse et aventurière dans l'âme, Lise décide, en 1848, de se lancer dans un grand périple à travers l'Empire russe avec son Stradivarius…

Elle traverse la Sibérie de part en part jusqu’à atteindre la presqu’île du Kamtchatka de la côte Pacifique. Elle va parcourir ainsi plus de 20 000 km en Sibérie, dans des conditions parfois épouvantables relatées dans sa correspondance épistolaire avec sa famille.

Lise Cristiani ne revit jamais la France. Après la Sibérie, elle prit le chemin du Caucase. En septembre 1853 elle arrive à Novotcherkassk chez les Cosaques du Don. Une épidémie particulièrement virulente de choléra sévit dans la ville. Elle meurt le 24 octobre 1853 et les habitants lui construisent un tombeau magnifique. La destinée tragique de cette musicienne hors du commun les a profondément touchés.

Sur le monument funéraire figure une représentation de son fidèle compagnon : son violoncelle Stradivarius qui l’a accompagnée tout au long du chemin… Elle n’a que 26 ans.

Voyage sur la Léna, à Yakoutsk et à Okhotsk

[…] 15 mai 1849. - Me voici donc embarquée encore une fois pour une folle entreprise. J'avoue que je commence avec plaisir un voyage qui va compléter l'originalité de ma vie d'artiste : cependant ce n’est pas sans un sentiment pénible que je songe aux deux mille lieues que je vais ajouter encore aux trois mille qui me séparent de la patrie.

Nous devions quitter Irkoutsk à midi, mais nous n’avons pu le faire qu’à deux heures. Nous avons été déjeuner chez les Z...; on a arrosé les adieux de pétillant champagne, puis à la mode russe, après quelques instants de complète immobilité, chacun se lève, on s’embrasse et on est libre de pleurer pour peu que l’on y soit disposé; mais cela ne me tentait pas. […]

Toute la population était dehors ; c’était plaisir d’entendre tout ce brave peuple, acclamant le général Mourawieff (le Gouverneur de la Sibérie Orientale dont le siège était à Irkoutsk, N.D.R.L.) et nous prodiguant ses souhaits de bon voyage. Par une attention délicate, l’archevêque avait donné l’ordre de mettre toutes les cloches en branle sur notre passage : c’était un dimanche : ce peuple en habits de fête, ces cloches lancées à toute volée, la file de nos équipages, nos Cosaques, toutes ces têtes découvertes, ces officiers de poste et de police qui nous faisaient escorte, et par-dessus tout un soleil splendide, tout semblait s'être réuni pour corriger la tristesse presque toujours inséparable d'un départ pour un long voyage. Nous sommes sortis de la ville à trois heures trente-trois minutes, heure favorable, nous dit-on, et de bon augure ; pourquoi ce nombre trois répété doit-il porter bonheur ? je n’en sais rien. A quelques pas de la ville, un bon prêtre s'était posté au pied d'une grande croix blanche, d’où il a jeté une bénédiction sur tous les voyageurs : on m'a dit que ce prêtre était un vrai serviteur de Dieu, et cette bénédiction descendue sur nous de cette croix rustique était empreinte d'une simplicité solennelle qui nous a tous fort impressionnés.

Nous avons traversé une fort belle route toute couverte de rhododendrons en fleur dont on ne voit de loin que les reflets des pétales d'un rose violacé très harmonieux.

A vingt verstes de la ville (environ six lieues), nous sommes entrés dans un village, où nous avons trouvé toute la population réunie devant l'église, ayant en tête le yolowa (maire) et ses aides ou adjoints ; ils attendaient le général pour lui offrir sur un plateau, selon la coutume russe, le pain et le sel. A la fin du voyage nous avions tant de ces salières que nous aurions pu en fournir à toute la Russie.

En route j’apprit le vrai but de notre voyage: « Or, savez-vous ce que nous allons faire là-bas? me dit un jour le général. Nous allons en expédition aux embouchures de l’Amour pour en prendre possession au nom du gouvernement russe. Les Anglais y prétendent ; mais j'ai l'ordre de soutenir mordicus que l'une des rives au moins nous appartient. Michel N... a été envoyé d'avance pour annoncer sur les lieux nos intentions et la prochaine arrivée d'un bâtiment de guerre qui vient de faire le tour du monde, et qui va nous prêter son appui; on transporte de la poudre à Ayane probablement, et je fais exercer les troupes de mon gouvernement. Nous allons charger de présents destinés à nous rendre favorables les sauvages de ces contrées. Les Chinois n’hésiteront pas à nous céder une rive, quand on leur aura fait comprendre que c’est pour les garantir des Anglais.

- Eh bien ! va pour la conquête des bouches de l’Amour, à laquelle il sera assez original de voir participer une Parisienne jouant du violoncelle, surtout si l'on tire le canon ».

Peu de jours après le départ d’Irkoutsk, nous descendions mollement la Léna en joyeuse compagnie, en belle humeur et en bonne santé.

La Léna est un des plus grands fleuves de l'Asie septentrionale ; elle traverse toute la partie la plus orientale de la Sibérie, prend sa source dans les monts qui avoisinent le lac Baïkal, et, après un cours de sept cents lieues environ, se jette au nord dans l'océan Glacial.

Elle arrose le pays des Toungouses, vrai peuple sauvage à l'aspect repoussant, que j'eus l'honneur de voir pour la première fois le 21 mai 1849 : de grosses têtes encore plus difformes que celles des Bouriates, de larges épaules, de longs cheveux incultes, hérissés, flottants en tous sens, et des haillons. Ce qui me frappa surtout, ce fut d'apercevoir sous ces corps robustes des jambes tellement grêles qu'elles ressemblent à celles du singe, et sont comme elles terminées par d'énormes pieds.

Les Toungouses, les Bouriates et les Iakoutes sont des tribus nomades à peu près de la même famille et issues de cette race mandchoue, qui peuple le nord de la Chine et règne aujourd'hui à Pékin. Ils vivent généralement de chasse et de pêche, et s'adonnent particulièrement à la chasse des animaux à fourrure. C’était jadis en ces âpres contrées que l'on trouvait les plus belles zibelines; elles y sont devenues si rares aujourd'hui que ces pauvres sauvages ne peuvent plus satisfaire au tribut de ce genre qui leur est imposé par le gouvernement russe. Ils ont été obligés de se rabattre sur le petit gris, qui est presque la seule fourrure que l'on trouve dans le pays: Ces peuplades sont d'ailleurs toutes idolâtres, et j'ai trouvé chez elles les beaux exemples de ce communisme absolu que certains cerveaux fêlés voudraient inoculer, à l'Europe, tout est commun chez elles : les champs, les récoltes, le bétail .... et le reste ! « Dieu sait, me disait à ce propos le docteur de l'expédition, ce que le communisme fait commettre de crimes ! « Et il me citait des exemples dramatiques révoltants.

21 juin 1849. - Enfin nous sommes arrivés malgré vent, marée, et les maladresses d'un pilote qui, par entêtement, nous avait échoués juste au milieu du fleuve, en face de la ville. A onze heures à la montre du général Mourawieff et à une heure aux horloges de Iakoutsk (car, à cause de la différence de longitude, le soleil est de deux heures plus matinal à Iakoutsk qu'à Irkoutsk), nous avons fait notre entrée triomphale dans la ville. Nous étions attendus sur le port par toute la population en habits de fête et par tous les employés en grand uniforme ; il y avait huit jours qu'ils ne le quittaient plus. Cinquante hommes tiraient nos bâtiments à terre ; à peine le soleil était-il couché depuis une heure qu'il commençait à rayonner. Sous cette latitude septentrionale, la nuit existe à peine, et les derniers rayons du couchant se confondent au mois de juin avec les premières lueurs de l'aube.

Le débarquement s’est fait tout simplement, sans harangue ni canonnade ; le général est descendu suivi de ces messieurs, a salué le chef de la province, est monté en britchka, et s’est rendu à la maison de ville ; puis son état-major est venu nous prendre, et à notre tour nous avons majestueusement traversé cette foule pittoresquement bigarrée et un peu ébahie, je crois, de la simplicité de notre tenue; Mme Mourawieff et moi, on aurait pu nous prendre, sans nous faire trop d'injure , pour des mendiantes de qualité. Montées en voitures, nous sommes arrivées à la maison du chef de la Compagnie américaine, qui avait été préparée et parée de tout son luxe pour cette grande occasion. Ce n'était pas élégant, mais propre, gai et commode. Quelle jouissance pour nous qui, depuis près de vingt jours, ballottées au courant de la Léna, rivière torrentueuse d'humeur assez peu commode, n’avions dormi qu'au bruit des manœuvres qui se faisaient au-dessus de nos tête! Nous avons trouvé là un en-tout-cas dont nous avons largement profité, et une petite femme d'un aspect fort avenant qui nous a souhaité la bienvenue en son logis avec beaucoup de bonne grâce. Mme Mourawieff et moi nous ne revenions pas de notre étonnement. Notre hôtesse n’a jamais quitté Iakoutsk, et elle avait un ton parfait, une distinction naturelle, charmante ; sa toilette, d'un goût exquis, se compose d'une robe de soie de Chine couleur marron, d'une mantille de même étoffe, ornée de rubans pareils, avec un petit col plat et des cheveux simplement en bandeaux ; le tout propre et sans rien qui sente l'attifage. Au milieu de ce pays sauvage, c'était à n'y rien comprendre.

Nous avons été visiter la ville en drowski : c'est un vrai trou ; la seule curiosité est la forteresse qui compte deux cents ans d'existence et qui tombe en ruine. Le reste ne se compose que de masures clairsemées dans des rues où l'on fait paître le bétail. Iakoutsk eu jadis beaucoup plus d'importance. Elle existait avant Irkoutsk. Mais, depuis, celle-ci a tué sa devancière : pas de commerce; elle ne vivait que du trafic des fourrures dont les marchands d'Irkoutsk se sont depuis totalement emparés. Iakoutsk est obligée de s'approvisionner de tout à Irkoutsk. A moins de circonstances particulières extrêmement favorables, c'est une ville prédestinée à disparaître avant peu d'années. La province dont elle est le chef-lieu ne compte que cent soixante-dix mille habitants, répandus sur une surface de soixante-deux mille cinq cents lieues carrées, ce qui ne fait pas tout à fait trois habitants par lieue carrée. Au surplus, la population totale de toute la Sibérie orientale n'atteint guère que le chiffre de la population de Paris au moment où j'écris ces lignes (1849), c'est-à-dire de douze cent mille âmes. Que de déserts ! Et cependant le bassin de la Léna est plus grand à lui seul que celui du Volga ; et celui de l’Amour, bien plus vaste que la vallée du Danube, n'est peut-être pas moins riche !...

J'ai entendu souvent dire chez nous, en France, qu'il n'y avait plus de respect, que c'était là un sentiment mort et qu'on aurait beaucoup de peine à ressusciter : j’ai eu l'occasion d'admirer au contraire le respect du peuple pour tout ce qui représente de près ou de loin l’autorité ; pas un homme ne passe devant la maison que nous habitons sans ôter son bonnet depuis le premier angle de la palissade qui nous entoure jusqu’au dernier pieu qui l’achève. Je dirai peu de chose du costume ; il est à peu près le même pour les hommes que pour les femmes, tous sans distinction de sexe portent des bottes et une espèce de petite redingote venant jusqu’aux genoux, bordée soit de noir si l’habit est blanc, soit de rouge vif si l’habit est noir ou de couleur foncée. Les femmes ont de plus pour coiffure une espèce de bonnet garni de fourrure devant et derrière, avec un petit ornement en drap bariolé qui surmonte le tout et ressemble assez au bonnet de Polichinelle.

Repartis le 4 juin, à cinq heures, nous avons suivi d’abord un bras de la Léna et traversé le fleuve, qui a ici sept verstes de largeur ; arrivés à terre, trempés malgré nos imperméables, et néanmoins de joyeuse humeur, nous nous sommes ravivés sous une belle yourte, mais des plus aristocratiques, où nous avons trouvé bon feu. Rien de plus original que ces espèces d'habitations faites toutes en écorces d'arbres cousues et ornées avec des fils de crins à dessins blancs et noirs ; le tout est posé sur de grandes perches qui se réunissent en faisceau par le haut. La fumée s'échappe par une assez large ouverture ménagée au sommet. Autour sont des bancs, des poteaux et des patères pour accrocher les habits ; le tout est tapissé de branches de mélèze qui donnent à l'intérieur un aspect riant et propre qui met la joie au cœur et aux lèvres. Après une journée de mauvais temps, cet abri nous a fait l'effet du paradis. Bon feu de bivouac, thé brûlant et parfumé, souper sur le pouce, joyeux lazzi, douce liberté, toute étiquette laissée dehors, et un bout de Marseillaise que j'ai entonnée, tout a concouru à nous mettre en belle humeur.

Après quatre heures de repos, nous sommes repartis vers deux heures du matin avec un fracas superbe : cinq équipages attelés de chevaux tout à fait sauvages, dont l’allure indépendante nous donnait le raisonnable espoir de nous casser bientôt le cou. Les paysages qui passaient sous nos yeux semblaient de vrais Edens ; mais ce qui nous a rappelés à la réalité, c'est l'horrible état des routes, bien qu'on y eût beaucoup travaillé depuis l'annonce du passage du général.

Nos chevaux sont devenus de plus en plus sauvages ; ils se jettent d'une manière effrayante à droite et à gauche ; élevés en plein air et dans une complète indépendance, jamais ils n'ont été attelés ; quand on veut les prendre pour s'en servir, c'est une véritable chasse à courre où les hommes font l'office de chiens. Mais ce qu'il y a de plus effroyable, ce sont les cris sauvages que poussent leurs conducteurs au moindre incident du voyage. Ce matin nous cheminions bravement lorsque, tout d'un coup, j'entends d’horribles cris de détresse et d'angoisse derrière nous ; je crois qu'au moins la moitié de la caravane est engloutie dans quelque marais ; je me précipite en bas de la voiture pour regarder, je vois tout le monde en bon état et en bon ordre; c'était nous qui étions la cause involontaire de cette alarme ; nous avions pris à droite au lieu de prendre à gauche. Ces terribles cris m'ont tellement émotionnée, que pendant plus d'une heure j'en ai gardé un tremblement nerveux.

C’est ainsi que, au commencement de juillet 189, nous gagnâmes Okhotsk, où l’Irtish, bâtiment de la couronne, nous attendait pour nous transporter à Petropaulowski, limite extrême de l'Asie. C'était encore plus de trois cent cinquante lieues de mer à parcourir ; mais, après la course fabuleuse que nous venions de faire, qu'étaient les brumes, les calmes ou les tempêtes de l'océan Pacifique ?

La traversée ne fut marquée que par un seul incident .... Dans cette mer d'Okhotsk, où nous avons longuement louvoyé, à cause des vents contraires, nous n'avions d'autre distraction que d'assister aux joyeux ébats des baleines. Un de ces énormes cétacés ne s'avisat-il pas de se glisser sous notre bâtiment, au grand dommage de nos personnes, qui en ont reçu un effroyable choc, sans compter une émotion assez vive, bien voisine de la peur. C'était la nuit ; tout haletants, nous courons sur le pont. » Qu’est-ce ? Qu’y a-t-il ?

- Regardez! »

Et nous voyons le monstre tranquillement installé sous notre quille. Chacun, subjugué par un commun sentiment de prudence, se met à parler bas, de peur d’effaroucher l’impressionnable animal qui nous portait. Enfin, après avoir repris son souffle, la baleine s'enfonça dans l'abîme, laissant après elle un large tourbillon. Nous ne la revîmes qu'au jour, montrant son dos au soleil, à un mille de nous. Comme dans la soirée précédente Stradivarius avait jeté au vent et à la vague ses plus touchantes mélodies, on supposa que le cétacé avait été attiré par ces sons inaccoutumés ; un naturaliste qui nous accompagnait ne dit pas non, et dès ce moment ce fut une opinion reçue à bord que les baleines, comme les tortues, étaient des dilettanti de premier ordre. […]

Sources utilisées :

http://www.jaouldeponcheville.com/bio
http://collin.francois.free.fr/Le_tour_du_monde/textes/Cristiani/lc.htm
http://www.lafeuillecharbinoise.com/?p=6447


Le 3 septembre 1853, étant à Vlady-Kavkaz, petite ville fortifiée du Caucase, Lise Cristiani écrivait à ses amis : « Partie à la fin de décembre 1848 et revenue à Kasan au commencement de janvier 1850, mon voyage a duré un an et vingt-cinq jours environ. J'ai parcouru plus de dix-huit mille verstes de route, un peu plus de cinq mille lieues de France ; j’ai visité quinze villes de la Sibérie, dont les principales sont Ekaterinenbourg, Tobolsk, Omsk, Tomsk, Irkoutsk, Kiachta, sur la frontière chinoise, Yakoutsk, Okhotsk, Petropaulowski et Ayane, aux bouches de l'Amour, villes toutes nouvellement fondées. J'ai traversé plus de quatre cents cours d'eau petits, moyens et grands, dont les plus considérables sont l’Oural, l’Irtish, le Ienisseï, la Léna, l’Aldan, l’Amour, à son embouchure. J’ai fait tout ce chemin en brichka, en traîneau, en charrette, en litière, tantôt traînée par des chevaux, tantôt par des rennes, tantôt par des chiens ; quelquefois à pied, et plus souvent à cheval, surtout dans le trajet d’Iakoutsk à Okhotsk. J’ai aussi navigué pendant plusieurs centaines de lieues sur des fleuves qui avaient six ou sept cents lieues de cours, et, pendant plus de cinquante jours, sur l’océan Pacifique. J’ai reçu l’hospitalité parmi les Kalmouks, les Kirghis, les Cosaques, les Ostiaks, les Chinois, les Toungouses, les Yakoutes, les Bouriates, les Kamtschadales, les sauvages du Shagalien, etc., etc. Je me suis fait entendre en des lieux où jamais artiste n’était encore parvenu. J’ai donné en tout environ quarante concerts publics, sans compter les soirées particulières et les occasions que j'ai pu trouver de faire de la musique pour mon propre plaisir.

Tel est le bilan de ma téméraire entreprise. Pierre qui roule n'amasse pas de mousse, dit un vieux proverbe ; j'ai vérifié par moi-même l’exactitude de ce dicton. J’ai la mort dans l'âme .... je suis heureuse comme un galet en pleine tempête .... mes douleurs croissent; mes forces diminuent; que devenir donc? J’ai tout essayé, même de ce damné pays où chaque buisson cache une embuscade ; mais je n’ai pas de chance, et au lieu de la balle que j’y cherchais, je n’ai attrapé que des bonbons enlevés à Schamyl dans une escarmouche ! N’est-ce pas du guignon? »

D’après « Voyage dans la Sibérie orientale », Le Tour du Monde, 1863, I, p. 385-400