… Je savais aussi que je ferais tout mon possible pour ne pas parler des livres. Et que nous en parlerions quand même, beaucoup, souvent jusque tard dans la nuit. Car la France, apparue un jour au milieu des steppes de Saranza, devait sa naissance aux livres. Oui, c’était un pays livresque par essence, un pays composé de mots, dont les fleuves ruisselaient comme des strophes, dont les femmes pleuraient en alexandrins et les hommes s’affrontaient en sirventès. Enfants, nous découvrions la France ainsi, à travers sa vie littéraire, sa matière verbale moulée dans un sonnet et ciselée par un auteur. Notre mythologie familiale attestait qu’un petit volume à la couverture fatiguée et à la tranche d’un or terni suivait Charlotte au cours de tous ses voyages. Comme le dernier lien avec la France. Ou peut-être, comme la possibilité constante de la magie. «Il est un air pour qui je donnerais…» combien de fois, dans le désert des neiges sibériennes, ces vers s’étaient édifiés en «un château de brique à coins de pierre, aux vitraux teints de rougeâtres couleurs…». La France se confondait pour nous avec sa littérature. Et la vraie littérature était cette magie dont un mot, une strophe, un verset nous transportaient dans un éternel instant de beauté.
J’avais envie de dire à Charlotte que cette littérature-là était morte en France. Et que dans la multitude des livres d’aujourd’hui que je dévorais depuis le début de ma réclusion d’écrivain, je cherchais en vain celui que j’eusse pu imaginer dans ses mains, au milieu d’une isba sibérienne. Oui, un livre ouvert, ses yeux avec une petite étincelle de larmes…
Dans ces conversations imaginaires avec Charlotte, je redevenais adolescent. Mon maximalisme juvénile, éteint depuis longtemps sous les évidences de la vie, s’éveillait. Je cherchais de nouveau une œuvre absolue, unique, je rêvais d’un livre qui pourrait par sa beauté refaire le monde. Et j’entendais la voix de ma grand-mère me répondre, compréhensive et souriante, comme autrefois, à Saranza, sur son balcon:
– Tu te rappelles encore ces étroits appartements en Russie qui croulaient sous les livres? Oui, des livres sous le lit, dans la cuisine, dans l’entrée, empilés jusqu’au plafond. Et des livres introuvables qu’on vous prêtait pour une nuit et qu’il fallait rendre à six heures du matin précises. Et d’autres encore, recopiés à la machine, six feuilles de papier carbone à la fois; on vous en transmettait le sixième exemplaire, presque illisible et appelé «aveugle»… Tu vois, il est difficile de comparer. En Russie, l’écrivain était un dieu. On attendait de lui et le Jugement dernier et le royaume des cieux à la fois. As-tu jamais entendu parler là-bas du prix d’un livre? Non, parce que le livre n’avait pas de prix! On pouvait ne pas acheter une paire de chaussures et se geler les pieds en hiver, mais on achetait un livre…
La voix de Charlotte s’interrompit comme pour me faire comprendre que ce culte du livre en Russie n’était plus qu’un souvenir.
«Mais ce livre unique, ce livre absolu. Jugement et royaume à la fois?» s›exclama l›adolescent que j›étais redevenu.
Ce chuchotement fiévreux m’arracha à ma discussion inventée. Honteux comme celui que l’on surprend en train de parler avec luimême, je me voyais tel que j’étais. Un homme gesticulant au milieu d’une petite chambre obscure. Une fenêtre noire bute contre un mur de brique et n’a besoin ni de rideaux ni de volets. Une chambre qu’on peut traverser en trois pas, où les objets, par manque de place, s’agglutinent, empiètent les uns sur les autres, s’enchevêtrent: vieille machine à écrire, réchaud électrique, chaises, étagère, douche, table, spectres de vêtements accrochés aux murs. Et partout des feuilles de papier, des bouts de manuscrits, des livres qui donnent à cet intérieur encombré une sorte de folie très logique. Derrière la vitre, le début d’une nuit d’hiver pluvieuse et, coulant du dédale des maisons vétustes – cette mélodie arabe, plainte et jubilation confondues. Et cet homme vêtu d’un vieux manteau clair (il fait très froid). Aux mains il porte des mitaines, nécessaires pour taper à la machine dans cette pièce glacée. Il parle en s’adressant à une femme. Il lui parle avec cette confiance qu’on n’a pas toujours même pour l’intimité de sa propre voix. Il l’interroge sur l’œuvre unique, absolue, sans craindre de paraître naïf ou ridiculement pathétique. Elle va lui répondre…
Je pensai, avant de m’endormir, que venant en France, Charlotte essaierait de comprendre ce qu’était devenue la littérature dont quelques vieux livres représentaient pour elle, en Sibérie, un minuscule archipel français. Et j’imaginais qu’en entrant, un soir, dans l’appartement où elle vivrait, je remarquerais sur le bord d’une table ou sur l’appui d’une fenêtre – un livre ouvert, un livre récent que Charlotte lirait en mon absence…
*Andreï Makine. Testament français. Mercure de France, 1995.
J’avais envie de dire à Charlotte que cette littérature-là était morte en France. Et que dans la multitude des livres d’aujourd’hui que je dévorais depuis le début de ma réclusion d’écrivain, je cherchais en vain celui que j’eusse pu imaginer dans ses mains, au milieu d’une isba sibérienne. Oui, un livre ouvert, ses yeux avec une petite étincelle de larmes…
Dans ces conversations imaginaires avec Charlotte, je redevenais adolescent. Mon maximalisme juvénile, éteint depuis longtemps sous les évidences de la vie, s’éveillait. Je cherchais de nouveau une œuvre absolue, unique, je rêvais d’un livre qui pourrait par sa beauté refaire le monde. Et j’entendais la voix de ma grand-mère me répondre, compréhensive et souriante, comme autrefois, à Saranza, sur son balcon:
– Tu te rappelles encore ces étroits appartements en Russie qui croulaient sous les livres? Oui, des livres sous le lit, dans la cuisine, dans l’entrée, empilés jusqu’au plafond. Et des livres introuvables qu’on vous prêtait pour une nuit et qu’il fallait rendre à six heures du matin précises. Et d’autres encore, recopiés à la machine, six feuilles de papier carbone à la fois; on vous en transmettait le sixième exemplaire, presque illisible et appelé «aveugle»… Tu vois, il est difficile de comparer. En Russie, l’écrivain était un dieu. On attendait de lui et le Jugement dernier et le royaume des cieux à la fois. As-tu jamais entendu parler là-bas du prix d’un livre? Non, parce que le livre n’avait pas de prix! On pouvait ne pas acheter une paire de chaussures et se geler les pieds en hiver, mais on achetait un livre…
La voix de Charlotte s’interrompit comme pour me faire comprendre que ce culte du livre en Russie n’était plus qu’un souvenir.
«Mais ce livre unique, ce livre absolu. Jugement et royaume à la fois?» s›exclama l›adolescent que j›étais redevenu.
Ce chuchotement fiévreux m’arracha à ma discussion inventée. Honteux comme celui que l’on surprend en train de parler avec luimême, je me voyais tel que j’étais. Un homme gesticulant au milieu d’une petite chambre obscure. Une fenêtre noire bute contre un mur de brique et n’a besoin ni de rideaux ni de volets. Une chambre qu’on peut traverser en trois pas, où les objets, par manque de place, s’agglutinent, empiètent les uns sur les autres, s’enchevêtrent: vieille machine à écrire, réchaud électrique, chaises, étagère, douche, table, spectres de vêtements accrochés aux murs. Et partout des feuilles de papier, des bouts de manuscrits, des livres qui donnent à cet intérieur encombré une sorte de folie très logique. Derrière la vitre, le début d’une nuit d’hiver pluvieuse et, coulant du dédale des maisons vétustes – cette mélodie arabe, plainte et jubilation confondues. Et cet homme vêtu d’un vieux manteau clair (il fait très froid). Aux mains il porte des mitaines, nécessaires pour taper à la machine dans cette pièce glacée. Il parle en s’adressant à une femme. Il lui parle avec cette confiance qu’on n’a pas toujours même pour l’intimité de sa propre voix. Il l’interroge sur l’œuvre unique, absolue, sans craindre de paraître naïf ou ridiculement pathétique. Elle va lui répondre…
Je pensai, avant de m’endormir, que venant en France, Charlotte essaierait de comprendre ce qu’était devenue la littérature dont quelques vieux livres représentaient pour elle, en Sibérie, un minuscule archipel français. Et j’imaginais qu’en entrant, un soir, dans l’appartement où elle vivrait, je remarquerais sur le bord d’une table ou sur l’appui d’une fenêtre – un livre ouvert, un livre récent que Charlotte lirait en mon absence…
*Andreï Makine. Testament français. Mercure de France, 1995.