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Les Français en Russie sous Nicolas Ier: « dangereux » et « utiles »

2019-11
Vera Milchina est directeur d'études à l'Institut des Hautes études en sciences humaines de l'Université russe des sciences humaines (Moscou) et à l'École des recherches actuelles en sciences humaines de l'Académie russe de l'économie nationale (Moscou). Elle est auteur de livres (en russe) : La Russie et la France : diplomates, littérateurs, espions (2004), Vie quotidienne de Paris en 1814-1848 (2013), Les rues parisiennes : guide des titres (2016), Les Français « utiles » et « dangereux » : surveillance des étrangers en Russie sous Nicolas Ier (2017), Paris et les Parisiens vus par eux-mêmes : « Paris, ou le Livre des Cent-et-un » (2019). Elle a publié en 2015 aux Éditions Classiques Garnier une édition critique de La Russie en 1839 d’Astolphe de Custine, rééditée en format semi-poche en 2018.

L’attitude générale des autorités russes à l'égard des étrangers à la fin du règne de Nicolas Ier est décrite le mieux par Leonty Dubelt, le chef de la Troisième Section de la Chancellerie Impériale (la haute police) : « Les étrangers sont des reptiles que la Russie réchauffe avec son soleil et dès qu’ils se réchauffent, ils sortent et la mordent ». Dubelt a également proposé un moyen de lutter contre ce fléau, reconnaissant toutefois le caractère irréalisable de son plan « Ne pas laisser entrer un seul étranger en Russie – et c’est tout ! Mais le problème est qu’il est impossible de le faire ».

Telle est l’ambiance générale, mais les Français parmi ces « reptiles » étrangers sont considérés comme les plus nuisibles et les plus dangereux à l’époque de Nicolas Ier. Leur réputation politique est souvent oubliée car elle est masquée par l’aspect culturel : les Français en Russie sont réputés en tant que les « arbitres » des élégances et du bon gout.

Entre temps, après la révolution de 1789 les choses se sont compliquées : parmi les Français il y a des aristocrates émigrés bien intentionnés et des révolutionnaires jacobins dangereux. Ainsi, tous les Russes reçoivent l’ordre de quitter la France empoisonnée par l’esprit de rébellion et tous les Français résidant en Russie sont obligés de prêter serment à l'église qu’ils ne partagent pas et ne partageront jamais les idées révolutionnaires et de jurer qu’ils haïssent tous ceux qui ont été jamais impliqués dans l’exécution du roi Louis XVI (1793).

Évidemment, sous le Premier Empire les relations entre les deux pays ne se simplifient pas. Un peu de répit survient après le renversement de Napoléon, lorsque la France devient un allié de la Russie. Les Français, les Russes et les Britanniques ont même combattu ensemble contre les Turcs en mer (bataille de Navarin, 1827). Et lors de la guerre russo-turque de 1828-1829 l’armée française a participé à une mission d’observation. Néanmoins l’attitude envers les Français en tant qu’une source potentielle de « l'infection » libérale est restée.

Après la révolution française en juillet 1830 le roi de France Charles X est renversé et remplacé par le «roi des Français», représentant de la branche cadette des Bourbons, Louis Philippe, duc d’Orléans, la situation se détériore encore. Aux yeux du monarque russe le nouveau roi est un usurpateur. Deux pays sont au bord de la guerre et on interdit à tous les Français d’entrer en Russie. Et bien que Nicolas Ier reconnaisse assez rapidement, bien qu’avec beaucoup de difficulté, la « France de Juillet », il n’a jamais traité Louis Philippe en tant que «frère» comme les autres monarques français. Louis-Philippe, quant à lui, s’offusque de ne pas être considéré comme égal, d’autant plus que grâce à lui en France règne un ordre bien monarchique et non républicain.

En conséquence, tout au long du règne de Nicolas Ier, et particulièrement après 1830, et plus encore après 1848, lorsqu’une autre révolution a lieu en France, les Français sont constamment soupçonnés. Du point de vue de l’empereur il n’y avait que les Polonais qui étaient pire que les Français car à la fin de 1830 il se sont révoltés contre la Russie. Il faut dire que le problème polonais a encore davantage assombri les relations franco-russes: après la répression de l’insurrection de septembre 1831, de nombreux Polonais ont trouvé refuge en France, ce qui a rendu encore plus douteuse la réputation des Français aux yeux de l’empereur de Russie. Selon le témoignage de l’ambassadeur de France en Russie, Prosper de Barante, l’empereur était convaincu qu’on ne pouvait pas attendre du bien de la part des Polonais; il pensait probablement la même chose des Français. Lorsque l’ingénieur autrichien Franz von Gerstner, invité en Russie à participer à la construction du chemin de fer, demande l’autorisation d'embaucher des étrangers, Nicolas Ier lui permet de recruter tout le monde, à l’exception des Français. « Ceux-ci, dit-il, je n’en ai pas besoin ».

Non seulement l’empereur mais aussi les sujets ordinaires étaient convaincus que tous les Français étaient atteints de l’infection révolutionnaire. Voici un épisode typique: à la fin de 1830, le conseiller titulaire Sermyagin s’est disputé avec son voisin français l’agent consulaire Miranda, sur une question loin d’être politique, mais absolument banale de la vie quotidienne. Le Russe a giflé le Français, a proféré des menaces et en transférant l’affaire au niveau politique, a ajouté que tous les Français étaient des rebelles. En conséquence, l’ambassadeur a dû intervenir et exiger de réhabiliter l’honneur de la France et du roi de France.

Le nombre de Français en Russie à l’époque de Nicolas Ier n’était pas très important: dans les années 1820, environ 150 touristes français venaient chaque année (à la fin des années 1830, ce nombre était passé à cinq cents). En 1843, il y avait environ 3 000 résidents français à Saint-Pétersbourg (pour un total de 14 000 étrangers), et cinq ans plus tard, ils étaient 2 670, alors que le nombre total d’étrangers est passé à 60 000. Il y avait beaucoup moins de Français travaillant en Russie que d’Allemands. Cependant selon le proverbe russe sur « la peur dont les yeux sont grands », l’empereur voyait dans son pays des foules menaçantes de Français. En 1845, il partage avec son diplomate Ferdinand de Cussy ses craintes concernant les nouveaux moyens de transport : les chemins de fer et les bateaux à vapeur grâce auxquels les représentants des couches les plus défavorisées de la société pourront se déplacer sans difficulté et «la boue qui était tranquille au fond va monter sur la surface ».

« Je sais bien, avoua l’Empereur à son interlocuteur, qu’à l’étranger on nous regarde comme trop sévères, trop tracassiers à l’égard des voyageurs, mais comment, cependant, ne pas exercer une surveillance réelle et continue sur cette masse d’individus qui, pour le plus grand nombre, viennent chez nous afin d’y faire fortune?... Savez-vous qu’il y a, à Pétersbourg, 10 000 Français?». Selon les rapports cités ci-dessous, ce chiffre est bien exagéré. Néanmoins, les Français venaient vraiment en Russie dans les années 1830 et 1840 pour gagner de l’argent. C’étaient des personnes de diverses professions : ingénieurs et orientalistes, acteurs et gouvernantes, chauffeurs de théâtre et dentistes. Certains arrivaient en Russie pour une courte période, d’autres restaient plus longtemps et se faisaient même naturaliser Russes.

Le contrôle de tout ce public était effectué par la Troisième Section de la Chancellerie Impériale créée en 1826.

Les officiers de la Troisième Section décidaient si on pouvait laisser un étranger entrer dans l’Empire russe, et si cet étranger était suspect, si on devait le renvoyer sans droit de traverser à nouveau la frontière russe ou on pouvait lui permettre de rester mais sous une surveillance secrète ?

Un Français voulant aller en Russie devait remplir à la mairie de son domicile une demande de passeport qu’il fallait appuyer par des certificats des autorités locales: pièce d’état civil, certificat de domicile, certificat de bonne vie et mœurs. Ces pièces étaient transmises au préfet qui établissait les passeports à titre onéreux ou gratuit; ils devaient mentionner la qualité de profession des voyageurs, ainsi que leurs signatures. Le passeport ainsi établi était ensuite envoyé au Ministère de l’Intérieur qui, en application de l’instruction ministérielle du 23 septembre 1830, soumettait ces passeports au visa de l’ambassade de Russie par l’intermédiaire des Affaires étrangères. Ensuite le postulant retirait son passeport à la préfecture de police de Paris ou à la mairie de son domicile.

Le passeport en général y avait tellement d’importance qu’un Anglais l’a comparé à une chaîne du galérien, dont le bruit rappelle sans cesse son esclavage.

Les prêtres catholiques français devaient, en outre, présenter des preuves officielles de leur non-appartenance jésuite et de recevoir la permission d’entrer du Saint-Synode. Quand, en 1829, un certain abbé Coupelier demande de devenir sujet russe, le seul soupçon de son appartenance à l’ordre des jésuites suffit à l’empereur pour « le renvoyer à l’étranger » et ne plus jamais lui permettre de rentrer en Russie.

Le visa du consulat russe donnait certaines garanties quant à la bonne volonté du nouvel entrant, mais la Troisième Section de la Chancellerie Impériale n’était pas très contente de cet ordre, car il s’avérait que pour juger le moral des Français, ils devaient se fier principalement aux Français. Dans la seconde moitié des années 1830, la Troisième Section tente d’obliger les fonctionnaires de la mission russe à Paris à mener des enquêtes plus approfondies sur leur intention d’entrer en Russie, mais l’ambassadeur de Russie à Paris, Petr Pahlen, explique que cela compromettrait tout commerce entre les deux pays: si un commerçant qui veut entrer en Russie attend que les autorités russes découvrent à quel point son comportement conforme à la haute moral (et ils le découvriront en tout cas au moyen des demandes adressées aux autorités françaises), tous ses négociations s’en iront en fumée.

Les informations reçues de la part des diplomates russes étaient souvent d’une importance déterminante pour le sort des voyageurs français. Parfois, n’ayant aucune raison formelle de refuser un visa à un demandeur français, les officiers de la mission russe visaient son passeport, mais ils informaient immédiatement les autorités de Saint-Pétersbourg que ce Français était très suspect. Par exemple, en 1834, deux Français voulaient entrer en Russie via Odessa, mais il s’est avéré que tous deux « selon des informations fiables, confirmées par les responsables de l’ambassade de France, appartiendraient à la secte des Saint-simoniens» et qu’ils n’avaient donc rien à faire en Russie. « Sans instruction d’interdire aux personnes appartenant à cette secte d’entrer en Russie, le baron Rickman (le chargé des affaires russes en Empire Ottoman) n’ose pas refuser de donner des passeports aux personnes mentionnées ». Toutefois il en informe le vice-chancelier Nesselrode. Ce dernier en informe Benckendorf, le chef de la Troisième Section. Benckendorf rapporte à l’empereur, et l’empereur « donne l’ordre : que Barrault et Maréchal rentrent immédiatement à Constantinople avec l’interdiction à jamais d’entrer en Russie ».

Ainsi, la première ligne de barrage s’est formée au niveau des missions russes à l’étranger, principalement à Paris. La première, mais bien sûr, pas la seule. L’étape suivante que chaque Français entrant en Russie devait passer, était le contrôle des frontières et des douanes. Une procédure pénible de perquisition et d'interrogatoire à laquelle les étrangers étaient soumis est décrite par les voyageurs français. On connaît largement un passage du livre de Custine horrifié par les persécutions que les policiers et leurs fidèles amis douaniers lui ont infligées. On retrouve également des témoignages pareils dans d’autres mémoires. Si le voyageur réussit néanmoins à expliquer de manière convaincante pourquoi il est arrivé en Russie, qui il compte rencontrer pendant son séjour, etc., il est autorisé à entrer en Russie, mais les formalités administratives ne s’arrêtent pas là.

Les passeports étrangers avec le précieux visa russe étaient confisqués et conservés jusqu’en 1827 dans les bureaux des conseils provinciaux, puis de la Troisième Section. On ne les rendait aux étrangers qu’au moment où ils rentraient chez eux. En échange de leurs passeports les Français recevaient un « billet » leur permettant de séjourner à Saint-Pétersbourg ou de voyager plus loin. Les Français arrivés à Pétersbourg étaient obligés de rendre visite non seulement à la Troisième Section, mais également l’ambassade de France. Ceci était exigé pour que l’ambassade soit informée de leur arrivée et puisse les protéger en cas de problème. Pour les diplomates français, il était important que chaque voyageur présente son passeport pour qu’ils puissent vérifier l’exactitude de ses données personnelles. Il arrivait souvent que les Français devenus sujets russes se faisaient passer pour des sujets français pour pouvoir bénéficier de la protection de l’ambassade. Pour cette raison, les diplomates français cherchaient à obtenir le droit de garder les passeports des visiteurs français à l’ambassade et, en 1832, ils y sont arrivés. Et depuis 1844, tous les étrangers ont le droit de garder leur passeport chez eux.

Mais même ayant obtenu tous les documents nécessaires et déjà entrés légalement en Russie, les Français restaient contrôlés par l’État russe. Les méthodes utilisées pour cela étaient différentes.

La plus fiable semblait être la censure des lettres à propos de laquelle Benckendorf écrivait que la lecture des lettres interceptées est l’un des meilleurs moyens pour la police secrète de connaître la vérité, car elle fonctionne en permanence dans tous les coins de l’empire. Cette fonction a été confiée à des postiers faisant service aux expéditions secrètes spéciales de la poste. Dans l’impossibilité d’ouvrir toutes les lettres des étrangers, ils en sélectionnaient certaines en suivant les instructions de la Troisième Section. Et c’est justement les Français qui étaient les premiers « candidats» à la censure. Par exemple, à la fin de 1832, Benckendorf informe le prince A. N. Golitsyne, responsable du service postal, de l’ordre de l’empereur : toutes les lettres provenant de Paris doivent être censurées et celles contenant des références aux activités «incendiaires » des émigrés polonais doivent être envoyées à la Troisième Section.

Il faut dire qu’auparavant, certains Français ont déjà eu des problèmes plus ou moins graves, justement suite à la censure de leurs lettres. Le Français Louis Paris arrive à Moscou en 1828, où il entre comme précepteur dans la maison de la princesse Ouroussova. Installé depuis peu dans un nouveau lieu, il envoie une lettre à son frère à Paris dans laquelle il ne dit rien de particulièrement séditieux. Au contraire, il admire la capacité des jeunes Russes à absorber une grande variété de connaissances. Par contre, il décrit avec beaucoup d’ironie les Russes comme « des imitateurs adroits », et en plus, il se plaint des « ciseaux d’airain » de la censure. L’auteur de la lettre se rend certainement compte qu’elle ne devrait pas tomber sous les yeux des autres, mais «toutefois en tremblant », il l’a confie à la poste. Et très vite il l’a regretté car sa lettre est ouverte. Elle inquiète le chef des gendarmes au point que, le 19 novembre 1828, il prie le vice-chancelier Nesselrode de lui procurer des informations sur son auteur; finalement Benckendorf soumet à l’empereur le rapport le plus complet qui soit, et celui-ci décide: « faire partir à l’étranger puisqu’un homme pareil est plutôt dangereux qu’utile ». Et malgré toutes les résistances de Paris, malgré toutes ses tentatives de demander de la protection a l’ambassadeur le duc de Mortemart, il est d’abord escorté chez le gouverneur général militaire de Saint-Pétersbourg. Ensuite il est emmené de Saint-Pétersbourg à Kronstadt, maintenu en état d'arrestation pendant une semaine, puis renvoyé de Russie sur un navire français.

Une autre histoire est particulièrement curieuse car dans ce cas la Troisième Section ouvre une enquête au sujet d’un Français suspect sur la base des lettres qui lui étaient adressées. Ce Français, Gustave Marin-Darbel, précepteur dans la maison du prince S.I. Gagarin, avait un ami très bavard et une parente non moins bavard. Dans une lettre adressée à Marin-Darbel, un ami évoque les résultats de la guerre russo-turque de 1828-1829 et écrit: «Je pensais aussi en lisant que l’Empereur Nicolas donnait des médailles à ses soldats qu’il pensait que le temps n’était pas encore venu de civiliser son peuple, car il aurait pu pour récompense abréger le temps du service, ce qui aurait attaché davantage les soldats à leur pays, à leurs familles qu’ils auraient espéré revoir.» La mère de Marin-Darbel s’est lancée dans les théories du complot les plus fantastiques en disant qu’une actrice française, l’amante de son fils, était probablement espionne travaillant pour la Russie et la France à la fois, et que le prince Gagarine, chez qui travaillait son fils était probablement en opposition à l’empereur. La mère est arrivée à cette conclusion après avoir lu le livre de Ségur sorti récemment « L’histoire de la Russie et de Pierre le Grand » où on disait qu’un des princes Gagarine avait été pendu sous le règne de ce tsar. Après la censure de ces deux lettres adressées à Marin-Darbel, une enquête contre lui est également entamée. Mais puisque que le chef du deuxième district de la gendarmerie de Moscou, Volkov, donne au gouverneur français d’excellentes recommandations, on ne l’expulse pas. Néanmoins, jusqu’en 1841 tous ses déplacements du palais du prince Gagarine à Moscou et de Moscou en France sont notés dans les rapports du chef du gendarmerie de Moscou, qui témoigne cependant à chaque fois que le comportement de l’étranger selon toutes les observations faites lors de son séjour à Moscou, ne mérite aucune attention particulière.

Marin-Darbel est accusé à cause des écrits de ses correspondants parlant de la Russie. Mais il arrivait parfois qu’une personne n’évoque rien au sujet de la Russie. Cependant, ses papiers témoignaient d’un manque de sa nature malintentionnée et de sa pensée libre. Un tel Français était également expulsé de Russie. Un certain médecin, Sat, qui envisageait d’entrer en Russie en novembre 1830 pour prendre part à la lutte contre l’épidémie de choléra, a eu le même sort. Et il est entré, mais on a trouvé dans ses papiers un projet de lettre adressée au baron portugais contenant des critiques peu flatteuses à l’égard du roi portugais, nommé « un tigre couronné ». Cela s'est avéré suffisant pour que le « docteur français Sat» soit placé en garde à vue, puis escorté par un officier de police à Riga et renvoyé à l’étranger avec l’interdiction du retour en Russie ».

Il est clair que la censure n'était pas le seul moyen de surveillance. La Troisième Section avait des agents secrets qui surveillaient des Français suspects et signalaient tout ce qu’ils ont vu et entendu. Ces messages avaient souvent les conséquences les plus désagréables pour leurs objets. Ainsi, à l’automne de 1830, l’agent Locatelli (tristement célèbre pour son implication dans la surveillance secrète de Pouchkine) informe ses supérieurs que le Français Victor Amanton, un viticulteur à Simferopol, témoigne de son esprit libéral, voire jacobin, dans les conversations en Crimée et à Odessa. Un ordre a suivi : renvoyer ce Français peu fiable à l'étranger avec l’interdiction de rentrer en Russie ». Les autorités locales ont essayé de le protéger. Le lieutenant-général Krassovsky, gouverneur général de Novorossiysk par intérim, informe Benckendorf que l’étranger en question était devenu un homme assez riche qui avait créé une entreprise vinicole très importante sur la côte sud de la Crimée, qu’il s’était toujours comporté très modestement et qu’il ne se préoccupait que de ses affaires. Il est vrai qu’après l’insurrection en France, il a eu l’imprudence de parler assez librement au sujet du gouvernement dans sa patrie, mais il est certainement capable de se ranger. Les défenseurs d’Amanton n’obtiennent qu’un sursis: le Français dispose de deux mois pour mettre ses affaires en ordre, et puis il est renvoyé de Russie. Par contre, un an plus tard, à la demande du comte M. S. Vorontsov, le gouverneur général de Novorossiysk et Bessarabsky, l’empereur « daigne exprimer son consentement» au retour d’Amanton en Russie, mais le Français n’en profite pas. Seulement après une douzaine d’années et demie, en 1845, Amanton s’adresse à l’empereur pour lui demander de l’indemniser.

Une loquacité excessive cause parfois trop de problèmes aux Français: le livre d’Astolphe Custine «La Russie en 1839» décrit l'histoire du journaliste français Louis Pernet, qui a éveillé les soupçons par ses opinions libérales exprimées ouvertement et, selon la Troisième Section, « par la contradiction de ses qualifications, car il s’était fait passer tantôt pour un ingénieur civil, tantôt pour un rentier voyageant dans le but du plaisir, tantôt pour un négociant venu en Russie pour a aires de commerce ». Il est donc arrêté à Moscou et emprisonné dans un commissariat de police où il a passé trois semaines sans procès ni enquête, puis il est libéré - probablement grâce aux efforts de l’ambassadeur de France Barante, alerté par Custine, et expulsé de Russie avec l’ordre de ne plus y retourner.

Comme nous le voyons, en principe, les accusations en mauvaises intentions politiques pouvaient être portées contre n’importe qui: précepteurs ou commerçants, vignerons ou médecins. Mais les enseignants en tant que personnes impliquées dans l’éducation de la jeune génération sont bien sûr les premiers dans le « groupe à risque ». Des accusations parfois étaient des plus folles. Ainsi, en 1827, Rigot de La Brancardière, enseignant dans un pensionnat français à Saint-Pétersbourg, emmène ses élèves à l’église (orthodoxe) du pensionnat. Comme il est malade, il est fatigué de rester debout jusqu’à la fin du service et s’assoit modestement dans un coin sur une chaise. Et la police en est immédiatement informée. Accusé pour avoir insulté les coutumes nationales, le Français est arrêté et envoyé dans une maison de fous. On le libère 36 heures après grâce aux efforts du chargé des affaires françaises, qui dépose une pétition auprès du vice-chancelier Nesselrode. On oblige le Français à quitter immédiatement la Russie, ce qu’il fait avec joie.

Bien sûr, l’intervention policière n’est pas toujours aussi sévère, mais d’une manière ou de l’autre, l'État élabore et améliore inlassablement des mesures pour contrôler le niveau moral et intellectuel des enseignants étrangers (et la plupart d’entre eux sont Français). La plus haute réalisation dans ce domaine du règne de Nicolas Ier est la création du « Règlement sur les précepteurs et les instituteurs privés» daté du 1er juillet 1834, selon lequel les étrangers qui souhaitent enseigner en Russie (dans des maisons privées ou dans des établissements d’enseignement public) doivent non seulement passer un examen mais présenter aussi un certificat de baptême et une certification de moralité irréprochable. Il s’agit de la morale principalement idéologique et politique : pour devenir un enseignant irréprochable en matière de morale, les étrangers sont obligés, tout d’abord, d’oublier « des concepts, des opinions et des préjugés inculqués depuis leur enfance » et «de comprendre l’esprit de notre gouvernement pour l’éducation des jeunes», «surtout dans l’état actuel des esprits en Europe ».

Lorsqu’en 1850, les chefs de la Troisième Section présentent un compte-rendu des travaux accomplis en un quart de siècle, ils évoquent avec une fierté particulière la lutte contre «les penchants vicieux et les idées politiques néfastes» inculqués aux jeunes par les enseignants et les formateurs étrangers «sans aucune connaissance»: on prête surtout une très grande attention aux enseignants et tuteurs étrangers parce que beaucoup d’entre eux manquent de connaissances nécessaires pour enseigner, et parce que certains inculquent à notre jeunesse des penchants vicieux ou des idées politiques nuisibles. En plus, les jeunes, en particulier ceux de nos familles les plus nobles, sont élevés à l’étranger, où ils perdent toute affection et le respect pour la patrie, où ils sont empoisonnés par les idées qui ne sont conformes ni à notre croyance ni au modèle de notre gouvernement.

Bien entendu, il serait faux de croire que tous les Français, sans exception, qui traversaient la frontière de l’Empire russe se révélaient être des trublions néfastes aux yeux des autorités. Il y avait aussi des Français « utiles » qui non seulement travaillaient sagement en Russie, mais demandaient parfois de devenir sujets russes, ce qu’ils obtenaient assez facilement (bien sûr, s’il s'agissait d’un dentiste et non d’un prêtre catholique).

Par exemple, de 1827 à 1834, 49 Français, dont 8 femmes, ont acquis la nationalité russe. La liste de leurs professions nous permet de juger quels Français étaient réputés en Russie: enseignants, agriculteurs, tuteurs, domestiques, marchands, maîtres d’hôtel, commerçants, industriels, dentistes, employés de bureau, actrice, valet, pharmacien, relieur.

En 1841 un « comité spécial pour les étrangers » est formé. Il est appelé à élaborer des mesures « pour éviter l’augmentation du nombre de visites des étrangers inutiles et nuisibles en Russie ». Benckendorf propose d’augmenter des droits d’entrée et l’empereur autorise. Mais les ministres, membres du comité, craignent chacun pour son secteur. Les étrangers sont divisés en catégories et, immédiatement, il devient évident qu’on ne peut offenser personne par l’augmentation des droits. « Le ministre des Finances répond que non seulement les marchands, les capitaines, les fabricants, les éleveurs, mais aussi les artisans ordinaires tels que les coiffeurs, les boulangers, etc., apportant avec eux des biens, des innovations et des améliorations dans les domaines de l'art et de l'artisanat, sont toujours très utiles mais on devrait même encourager leur arrivée en Russie. De même, le ministre de l’Éducation indique qu’il n’y a pas suffisamment d’enseignants et de tuteurs en Russie, de sorte qu’on puisse se passer des étrangers. Le ministre des Affaires étrangères craint que nos traités avec les puissances étrangères ne soient violés par l’obstruction excessive à la venue d’étrangers en Russie. Même les professeurs à domicile et les tuteurs sans diplômes de « baccalauréat universitaire » ont leur défenseur: le ministre de l'Éducation Uvarov suggère de leur interdire d’entrer en Russie, mais le ministre des Finances, Cancrinе, objecte que ces personnes sont toujours nécessaires pour la Russie et que compliquer leur entrée en Russie signifie entraver l’éducation des enfants et imposer une lourde tâche aux parents ».

Les Français « utiles » restent bien appréciés même à l’époque où les relations franco-russes sont assez tendues. Ainsi, en 1848, après la révolution, lorsque, comme on l’a déjà dit, les Français se voient refuser l’accès à la Russie, l’empereur autorise néanmoins à venir en Russie à Richebourg, l’inventeur de la méthode de conservation du bœuf sans sel, et à Bonfort, propriétaire du domaine en Crimée, éleveur de moutons mérinos.

Et à l’époque calme, les Français « utiles » sont accueillis chaleureusement. L’ambassadeur de France, Prosper de Barante, déclarait que si le gouvernement russe désapprouvait les voyages des Russes en France (est c’est vrai car il était nécessaire d’obtenir une autorisation spéciale de la Troisième Section, et on n’en délivrait que plusieurs dizaines par an), les Français en Russie sont, en générale, bien accueillis et nullement tracassés. Plusieurs même sont appelés et encouragés à venir lorsqu’ils peuvent être utiles. C’est sous la direction du Français M. Château qu’on établit des lignes télégraphiques. M. Baron Heurleloup est mandé pour apporter un nouveau modèle de fusil qu’on dit fort ingénieux et vient de recevoir, outre une somme considérable, la décoration de Saint-Wladimir. M. Brosset, élève de M. de Sacy (un orientaliste renommé), est nommé membre de l’Académie et on lui arrange une bonne position ici ».

François-Marie-Félicité Brosset (1802-1880), arrivé en Russie en 1837 et y ayant vécu jusqu’à sa mort, c’est-à-dire près de quarante ans, devient si « russe » qu’il s’appelle Marie Ivanovich. Il est élu académicien et travaille comme bibliothécaire à la bibliothèque publique impériale. Et personne ne se souvient qu’en 1834, lorsque Brosset, amoureux de la langue et de la culture géorgiennes, se rend pour la première fois en Russie, la Troisième Section a reçu de Paris une dénonciation à son égard. Il était accusé d’avoir des liens avec les « princes géorgiens » rebelles et d’aller en Russie non pour des raisons scientifiques mais pour faire de l’espionnage.

L’attitude envers les Français «utiles» n’était pas du tout la même qu’envers les «nuisibles». Par exemple, en 1842, l'empereur emmène le peintre Horace Vernet en voyage à travers l’empire parce que cet artiste lui était sympathique et il est venu en Russie sur l’invitation personnelle de Nicolas Ier. Et au contraire, l’attaché de l’ambassade de France Solti ne peut pas se rendre au Caucase au cours de l'été 1837, car en même temps l’empereur part en voyage à travers son pays et l’ambassadeur de France est informé que « l’empereur ne veut pas communiquer avec ses sujets en présence des étrangers ». « Il ne veut rencontrer personne sur son chemin sans invitation ». On propose gentiment au touriste français de ne pas suivre les pas de l’empereur et de voyager ailleurs, ce qu’il fait et au lieu d’aller au Caucase il se rend en Crimée.

Les Français « utiles » installés en Russie s’appliquaient de justifier la confiance qui leur était accordée. En mars 1848, peu après la révolution en France, tous les Français résidant à Moscou sont convoqués par le consul auprès du gouverneur général militaire, le prince Chtcherbatov qui promet une immunité totale à ceux qui ne «se mêlent pas des affaires politiques » et poursuivent « tranquillement » leurs affaires personnelles et commerciales. Mais ceux qui n’acceptent pas ces conditions doivent rentrer en France. Le directeur de poste de Moscou, A. Y. Boulgakov, qui a décrit cette scène dans son journal intime, s’exclame : « Il est curieux de noter que parmi les 500 ou 600 personnes réunies par le prince Chtcherbatov, un seul a exprimé le souhait de retourner en France ».

Une catégorie spécifique des Français « utiles » représentait aussi ceux qui, pour des raisons idéologiques ou financières (ou plutôt pour des raisons financières masquées en idéologiques), ont exprimé le désir de servir la Russie et de lui fournir diverses informations secrètes et d’améliorer sa réputation en France. Dans ses relations avec eux, la Troisième Section faisait preuve de beaucoup de prudence et de méfiance.

Ainsi, sous le règne de Nicolas Ier, les Français sont accueillis et « utilisés » comme de simples spécialistes utiles (dans ce cas, leur nationalité française n’avait aucune importance). Seuls les Français, porteurs potentiels de « l’infection » révolutionnaire sont soupçonnés, persécutés et renvoyés en France car telle était l’attitude des autorités à leur égard. Quant à la noblesse, selon le témoignage des diplomates français, elle ne partageait pas les phobies de son empereur. De plus, même les plus proches complices de Nicolas Ier, comme nous l’avons vu, essayaient de corriger sa politique isolationniste. Tout cela a permis à Barante, perspicace, d’exprimer son espoir : à l’époque où « les communications sont si faciles et lorsque, par amour-propre et par calcul fiscal, on cherche à favoriser le commerce et l’industrie », la Russie tombera tôt ou tard sous l’influence civilisatrice de l’Europe et toutes les déclarations de l’empereur contre l’Occident resteront de simples paroles. Un rêve merveilleux et inspirant.


Sources utilisées :
1.Государственный архив Российской Федерации.
2.Кюстин А. де. Россия в 1839 году. Изд. 3. СПб., 2008. С. 109.
3.Российский архив. История отечества в свидетельствах и документах XVІІІ—ХХ вв. М., 1995. Т. 6. С. 113.
4.Россия под надзором. Отчеты III Отделения 1827—1869. М., 2006. С. 201—201.
5.Archives du Ministère des affaires étrangères La Courneuve. Correspondance politique. Russie.
6.Barante P. de. Souvenirs. P., 1895. T. 5. P. 490.
7. Cussy F. de. Souvenirs. P., 1909. T. 2. P. 278.
8.Gerbod P. Note statistique concernant la présence française en Russie au 19 siècle //Cahiers du monde russe. 1992. T. 33, fasc. 1. P. 122, 126.
9. Henningsen Ch-F. Révélations sur la Russie et l’Empereur Nicolas et son empire en 1844 par un résident anglais. Paris, 1845. Т. 1. Р. 301.
10. Мильчина В. А., Беспечные французы и бдительные русские // Отечественные записки. 2006. № 5. С. 336—343.
11.Мильчина В., «Французы полезные и вредные»: надзор за иностранцами в России при Николае I / Вера Мильчина. – М.: Новое литературное обозрение, 2017. – 488с.: ил.
12. Шумихин С. В. Пять фрагментов из записок А. Я. Булгакова // Тыняновский сборник. Вып. 10. М., 1998. С. 455.

Un article paru sur strana-oz.ru

Traduit par Olga Kukharenko