Je vais commencer au tout début… Lors de mon entrée au collège, en sixième, la question s’est posée de savoir quelle langue je devrais étudier. En France l’écrasante majorité des élèves choisissent l’anglais en première langue, et l’allemand ou l’espagnol en seconde langue. Comme j’étais l’aînée mes parents ont décidé d'innover – mon père déclara que j’apprendrais bien l’anglais et qu’il fallait commencer par quelque chose de plus compliqué. A l’époque j’étais fascinée par l’Inde et la Chine, et j’ai donc annoncé que je souhaitais étudier le chinois. Heureusement, dans la ville de Bretagne ou j’ai passé toute mon enfance, il n’y avait pas de chinois, par contre il y avait du russe, ce qui a tout de suite conquis mes parents, professeurs de lettres en lycée. « Ah, Dostoïevski, Gogol, Tolstoï… » c’était décidé, j’apprendrai le russe. C’est ainsi qu’à l’âge de 10 ans, je découvris le monde magique de la langue et de la culture russe. Nous étions un tout petit groupe, 15 élèves au total, qui avons fait toute notre scolarité ensemble, ce qui est rare. Je me souviens très bien de notre salle de classe, étroite, à droite au fond du couloir, avec aux murs les affiches de Diadia Stiopa, les châles, les cartes de l’USSR, les photos du Kremlin enneigé et cet étrange alphabet.
Cette décision, prise dans mon enfance, a déterminé toute ma vie, et je suis sûre que mes parents n’en avaient pas la moindre idée quand ils m’ont inscrite dans cette classe de russe.
Quand Cécile devient Svetlana
Nous n’appelions pas notre professeure de russe Madame, comme les autres enseignantes, et pas simplement Ludmilla, mais Ludmilla Valerievna. Pour nous, qui n’avions aucune idée de ce qu’est un patronyme, cet ensemble difficilement prononçable, que complétait le nom de famille Lebrun, était très mystérieux et très prometteur. Ludmilla Valerievna n’était plus toute jeune, bienveillante et très excentrique. Rennes, ville bourgeoise et conservative, était à l’époque une ville provinciale très tranquille, dans laquelle Madame Lebrun, blonde peroxydée, à l’ombre à paupière bleu horizon et qui aimait les pantalons en cuir moulant et les bottes à talons compenses dorées, détonnait. C’était fantastique ! lors du premier cours elle nous donna à tous des prénoms russes, et c’est ainsi que 8 durant je fus Svetlana. Lorsque nous entrions dans la classe, nous traversions à chaque fois une frontière invisible, et entrions dans un autre monde, où les lettres étaient différentes, et où rien n’était comme chez nous. Comme nous plaignions nos pauvres camarades qui s’ennuyaient en cours d’anglais dans des salles anonymes !
Un an passa, et Brejnev mourut. Notre Ludmilla Valerievna réussit à convaincre le proviseur que nous, les « russisants », devions absolument regarder les funérailles à la télévision, ce que nous fîmes, au grand dam des autres classes qui nous enviaient ! Des 3 heures de reportage en direct de la Place Rouge, j’ai retenu les images des délégations africaines coiffées de chapka battant la semelle par un froid polaire, et l’impression que quelque chose allait changer en URSS, et que j’avais bien fait de choisir d’étudier le russe.
Découverte d'un autre monde
Quand j’étais en classe de 3eme nous sommes partis en voyage de classe en URSS. En France tous les élèves ont des correspondants en Angleterre, auxquels tu écris toute l’année pour ensuite aller avec toute la classe leur rendre visite, avant de les recevoir à leur tour. Mes frères avaient des correspondants et nous les avons hébergés à la maison. Mais avec l’URSS, évidemment, ce système n’existait pas, et nous allions devoir loger à l’hôtel. Le voyage coûtait très cher – environ 5000 francs, et tous dans la classe n’ont pas pu y participer. Mon père m’appela dans son bureau, m’expliqua que c’était un réel effort financier pour la famille, mais que puisque j’étudiais la langue, je devais y aller et qu’il espérait que cela me serait utile. Ce voyage a en fait changé ma vie, mais personne ne s’en doutait à l’époque.
Comme aux yeux du pouvoir soviétique, notre Ludmilla Valerievna était une immigrée, indûment mariée à un Français, ce même pouvoir lui attribuait le visa selon son bon vouloir, sans souci des dates et des conditions climatiques. C’est ainsi qu’un beau jour de février 1983 nous avons débarqué avec la classe à Leningrad, avant de nous rendre à Moscou. Il faisait un froid à pierre fendre, et nous n’étions évidemment pas préparés le moindre du monde. Ni chaussures adaptées, ni manteaux. Je ne suis même pas sûre d’avoir eu un bonnet…
Ce voyage m’a ouvert les portes d’un autre monde. Avant cela je partais toujours en vacances avec mes parents en France ou en Italie, et tout était très classique et prévisible. Alors que là, je me retrouvais avec de la neige jusqu’à la taille, des enfants qui jouent au hockey dans les cours, les plongeurs sous la glace de la Neva, les vitres gelées dans le bus, les vendeurs à la sauvette, les mines patibulaires des petits trafiquants dans le hall de l’hôtel Molodezhnaya, les dames d’étages mal aimables. Les enfants de l’école spécialisée en français auxquels nous avions rendu visite nous racontaient dans un français parfait leur amour pour Mireille Mathieu, et nous étions doublement choqués à la fois qu’ils parlent aussi bien français et qu’ils aiment Mireille Matthieu à leur âge. Plus que tout nous détestions le petit-déjeuner : par la fenêtre du self on nous tendait une assiette mouillée avec de la betterave et de la crème rance… nous mangions peu et furent tous malades. On m’emmena même à la clinique pour les étrangers ou l’on me fit ingurgiter des médicaments exécrables. J’attrapai une pneumonie, et dus passer 2 semaines au lit en rentrant en France. Mais j’avais eu le coup de foudre pour la Russie.
Un an aux USA
Après mon baccalauréat, en1988 je décidai de passer un an à l’étranger comme « exchange student ».Malheureusement un tel échange avec l’URSS n’était pas possible à l’époque, et il fut décidé que j’irai aux États-Unis. Mes parents me soutenaient dans mon désir de connaître le monde. Une des meilleures écoles pour filles des États-Unis, située à Dallas m’avait accordé une bourse, et je partis passer un an dans une riche famille avec une fille unique. Je m’entendais très bien avec les parents, par contre avec la fille – enfant gâtée, ce fut beaucoup plus difficile, nous étions trop différentes – j’étais à l’époque un vrai garçon manqué. Cela ne m’empêcha pas de passer une très bonne année, d’apprendre à connaître les USA et les américains. Des gens très agréables et accueillants qui t’oublient dès qu’ils ont fait ta connaissance, des centres commerciaux et du shopping à n’en plus finir, des pizzas énormes avec des litres de Coca, les quartiers populaires dévastés du centre de Dallas, où personne ne se promène à pied, les voitures américaines de la taille d’un paquebot, le nombre incroyable de fast-food, et l’assortiment étonnant de bottes de cow-boy texanes en peau de crocodile de toutes les couleurs… toute la vie de mon entourage se résumait à la nourriture, aux fringues et au cinéma.
Le niveau d’enseignement dans les écoles était effrayant, et j’ai eu beaucoup de chance d’étudier dans cette école privée pour petites filles riches, où, malgré mon niveau moyen d’Anglais, j’étais une des meilleures étudiantes. A la fin de mon année, je quittai les USA sans regret pour aller étudier le russe à l’Institut des Langues orientales (INALCO) à Paris. En un an aux USA j’avais oublié beaucoup de choses, et il me tardait de m’y remettre.
L'étudiante à la Sorbonne et les poussins bretons
De retour des USA, je me suis donc inscrite à la Sorbonne et à l’INALCO, en double cursus. J’en garde des impressions très contradictoires – très déçue par la Sorbonne et enthousiasmée par les « Langues ’O ». La première année de fac en France ce sont des amphis bondés où s’entassent 500 élèves, des étudiants désorientés, dont 50% ne passera pas en deuxième année, et des profs désabusés, qui ne comprennent pas comment gérer tout cela. Par contre aux Langues ‘O nous étions peu nombreux, une trentaine environ (logique – qui a besoin du russe ?), nous étions tous amis et sous la tutelle bienveillante du meilleur professeur de russe possible, Monsieur Chicouène (voir mon article sur lui sur mon blog), nous assimilions avec entrain les règles et nuances de cette grammaire russe qui parait si difficile. Au début de mes études j’habitais boulevard Raspail, dans le quartier de Montparnasse, dans un foyer pour jeunes filles et ensuite j’ai déménagé dans un studio dans une rue tranquille du même quartier avec de bruyants voisins serbes. C’était le tout début de la guerre en Yougoslavie, et chez mes voisins les Kukuruzovich défilaient famille et amis, qui se lamentaient bruyamment sur le sort de leur pauvre patrie, pleurant à chaudes larmes le soir devant la télévision avec le volume à fond…
L’été tous les étudiants français cherchent un travail, les places sont chères, et tout le monde use d’un moyen vieux comme le monde – le piston. C’est pourquoi ma première expérience de travail d’été eu lieu dans l’usine de volaille de mon oncle, dans un trou perdu en Bretagne, où je me levais à 3 heures du matin pour, de 4 heures à midi, traîner des boites remplies de poussins, que je transmettais à mes collègues sexeuses. Le lundi matin les poussins éclosaient, et tout le restant de la semaine les dames leur regardaient le derrière pour les trier, les males à gauche, les femelles à droite. Je remettais ensuite les poussins dans les boites pour les envoyer dans des fermes différentes – les uns pour la viande, les autres pour la ponte. Tout mon temps libre je dormais. Quand je reçus mon premier maigre salaire, je quittai ce coin avec la ferme résolution de faire quelque chose de ma vie.
Immersion à C.D.G
L’année d’après, je ne voulais pas retourner chez les poules, et j’eus la chance de trouver un travail très bien rémunéré, qui déciderait ensuite d’une partie de ma vie. Un nouveau terminal s’ouvrait à l’aéroport CDG, et je fus engagée dans une équipe de jeunes étudiants dynamiques chargée de gérer l’enregistrement et le départ des vols de ce terminal, dont la plupart avaient pour destination le Québec. Dans les faits le nouveau terminal n’était absolument pas prêt, il y faisait soit très chaud soit un froid de canard, il n’y avait que 2 toilettes, les vols étaient parfois retardés de 10 heures et nous devions nous cacher des passagers furieux, coincés sous douane, crevant de froid ou de chaud, et de faim, puisque l’unique bar fermait lors des retards, ayant été plusieurs fois dévasté par les passagers en colère.
Mais nous nous amusions bien, nous étions très bien payés, et je recevais même une prime de « langue rare », l’équivalent de 100 euros par mois même si je n’utilisais que très rarement mon russe ! A la fin de l’été je repris mes études, en continuant à travailler à mi-temps à l’aéroport, souvent sur les vols de la compagnie Aeroflot, russe oblige … L’emploi du temps me permettait d’étudier normalement, j’étais toujours bien payée et je pouvais ainsi contribuer au financement de mes études, ce qui permit à mes parents de respirer un peu…
Surprises de Moscou à Vladivostok
Nous étions en 1991, année décisive pour beaucoup, et le représentant de l’Association d’amitié France - URSS qui accompagnait souvent les vols me proposa de postuler à une bourse pour étudier en URSS. Je n’étais pas membre de l’association, mais il me confia que j’avais toutes mes chances : pour 40 places, il y avait … 1 seul candidat ! Je postulai, mon dossier fut accepté, mais ensuite il y eut le putsch et on m’indiqua que le programme était suspendu, ce qui me désespéra. Aussi quelle ne fut pas ma surprise lorsque le 1er septembre le président de l’association m’appela pour me proposer de partir. « Tu as 2 semaines pour faire tes bagages, donne-moi ta réponse demain ». Mes parents un peu choqués mais très enthousiastes m’encouragèrent, et 2 semaines plus tard, le 16 septembre 1991 j’étais sur le quai de la Gare du Nord à Paris, ma valise remplie de papier toilette et d’autres choses étranges, et le cœur battant à tout rompre, j’entrai dans le train qui m’emmenait dans la ville de mes rêves – Moscou.
Cette année fantastique que je vécus de septembre 1991 à juin 1922 mérite un roman à elle seule. Elle a bouleversé ma vie. J’étais seule, sans obligations familiales et les difficultés de la vie quotidienne me touchaient beaucoup moins que mes amis russes. Nous étions 3 français, on cessa de nous payer notre bourse dès le 2eme mois, mais on nous laissa séjourner à l’institut – il ne nous en fallait pas plus ! je mangeais ce que je pouvais quand je pouvais et là ou je le trouvais, il m’est arrivé de m’intoxiquer, mais sans gravité.
Je me souviens que la première fois que je vis du café, du fromage et des gâteaux, ce fut dans les pays baltes où j’étais allée passer Noël. Même maintenant je me demande comment faisaient mes amis russes pour m’offrir des repas aussi somptueux chez eux, avec des magasins aussi vides. Je me souviens très bien de mon voyage à Irkoutsk et Vladivostok, ou nous sommes allées avec mon amie autrichienne en février (le moment était bien choisi). A Irkoutsk dans un kiosque j’achetai des bottes de l’armée, que j’essayai dehors par -28C, et la « shuba » si moche, mais si chaude de mon amie autrichienne me faisait horriblement envie. A Vladivostok nous mangions du crabe 3 fois par jour, et avons découvert avec surprise qu’il était possible d’acheter de la vaisselle dans les magasins, ce qui était impossible à Moscou. Notre retour à Moscou se fit en Transsibérien au prix record de 1 dollar - nous avions profité du tarif étudiant et d’un taux de change avantageux. Le billet faisait 2x5cm, et je me souviens de m’être étonnée d’un aussi petit billet pour un aussi long parcours. Sept jours dans le train, avec des compagnons de voyage qui n’avaient jamais auparavant rencontré d’étrangers, c’est quelque chose qui ne s’oublie pas… j’ai aussi voyagé en Crimée, en Ouzbékistan, au Kirghizstan, et dans beaucoup d’endroits en Russie. Il y avait les soirées à l’institut, les amis russes... partout j’étais reçue avec tellement de gentillesse et de générosité, ce furent des moments inoubliables dont je garde un souvenir très ému. Les difficultés nous rendent plus forts, et nous apprennent à voir le principal. Je suis rentrée en France changée. Après 10 mois en Russie la seule vue dans les rayons des supermarchés français de 135 sortes de dentifrice, les soldes et tout ce gaspillage inutile de vêtements qui traînent par terre me donnait envie de vomir. Malheureusement, c’est maintenant la même chose en Russie.
Retour à C.D.G. pour 3 ans
En 10 mois de séjour en Russie, avec tous mes déplacements, nourritures et rares achats j’ai dépensé …. 1000 dollars seulement ! Un chiffre incroyable, au grand soulagement de mes parents, mais à Paris la vie était ô combien plus chère, et j’ai vite compris que, premièrement j’avais besoin d’argent, et que, deuxièmement, si je ne pratiquais pas mon russe, je l’oublierai très vite. Surmontant ma timidité, j’ai donc appelé la compagnie Aeroflot, et ai été immédiatement convoquée pour un entretien d’embauche. Et engagée sur le champ – agent d’escale à l’aéroport CDG.
J’y suis restée 3 ans, pendant lesquels le nombre de touristes russes en France a explosé, bien que les agences de voyages russes étaient souvent incapables, et nous devions résoudre de nombreux problèmes à leur place. Au départ de Paris les passagers partaient chargés à bloc, et croyez-moi, rien de vaut d’âpres négociations pour chaque excédent de bagages pour vous mettre à niveau en russe… en même temps, c’était une époque unique, tous les gens qui comptaient venaient à paris – artistes, danseurs du Bolchoï, hommes d’affaires (qui n’avaient pas encore leurs jets privés), politiciens, bandits, acteurs, ensembles folkloriques etc… de tous les coins de Russie. Et de Paris via Moscou voyageaient des passagers en transit vers les destinations que seule Aeroflot desservait comme Bujumbura ou Antananarivo. Et les bagages de ces pauvres passagers en transit à Cheremetièvo 2 arrivaient rarement à destination, et quand ils arrivaient ils étaient souvent pillés… je m’occupais justement des bagages perdus ou volés, et ce fut une vraie école de la vie… nous avions souvent des chasseurs français qui partaient à Astrakhan, mais dont les chiens arrivaient souvent à Mourmansk ou ailleurs, et il fallait les rapatrier… sans l’aide d’internet et à distance !
Puis arriva 1995 ...
Je travaillais chez Aeroflot depuis 2 ans, j’adorais mais le contact des passagers me disait que la vie à Moscou bouillonnait et j’avais envie d’y aller. Mon chef, le représentant d’Aeroflot Oleg N. devait terminer son contrat en juillet et voulait s’installer à Moscou pour y ouvrir une agence de voyages pour les clients individuels – nous avions plein de contacts, et étions surs de réussir. Et je me préparais à partir avec lui en me demandant comment tourner la chose et l’annoncer à mes parents. Mais en février 1995, au sud de Paris eut lieu le drame de Louveciennes, lors duquel furent tués 6 citoyens russes, que nous connaissions bien (j’étais même allée chez eux). La police française nous convoqua pour des interrogatoires, des reportages apparurent dans la presse française, sur la mafia russe, le nom du représentant y fut cité, et la direction d’Aeroflot décida de le renvoyer manu militari en Russie, pour ne pas ternir l’image de la compagnie. Deux semaines pour faire les bagages. Et je décidai moi aussi de partir, et lorsque j’écris ces lignes je ressens toujours la même émotion.
Le plus difficile fut d’annoncer la nouvelle à mes parents qui ne s’attendaient à rien de ce genre. J’étais paralysée, je ne pouvais pas parler. Je leur écrivis une lettre, et quand ma maman rappela, quelques jours après, je ne pouvais pas prendre le combiné, et je pleurais en l’entendant me dire sur le répondeur qu’ils m’aimaient, qu’ils me soutiendraient toujours quoi que je fasse, et que si j’avais décidé ainsi, bien sûr c’était la bonne décision. C’était très difficile. Par contre la propriétaire de mon appartement, persuadée que j’étais obligée d’aller en Russie, contre mon gré (à cette époque il était difficile de comprendre que quelqu’un veuille y aller) me fit une grosse réduction de loyer. Et je fis mes bagages et partis, ayant donné à mes collègues, mes amis et mes frères toutes mes affaires… même les stewardesses d’Air France, étonnées par mon histoire, me firent voyager en classe affaires ! et le 2 avril 1995 je débarquai à Moscou, avec 80 kilos de bagages de ma vie antérieure.
Salut, Moscou ! Salut, ma nouvelle vie !
De 1995 à 2000 j’ai donc travaillé dans la société que nous avons créée, mon partenaire et moi. Au début nous étions installés dans le grand salon ovale de l’hôtel particulier du 22 rue Pokrovka, hébergés par le « Fonds international de Bienfaisance ». Nous partagions la salle avec des jeunes très actifs qui s’occupaient de l’ouverture du restaurant Maxim’s, et avant nous y trônait la compagnie « Kolym zoloto » (« L’or de la Kolyma »), et nous recevions sans arrêt les appels téléphoniques des personnes qui avaient investi dans la compagnie et voulaient toucher leurs dividendes, auxquels nous répondions poliment avec un petit accent français « téléphonez au siège à Karamken code 41435, tel 2-32 ». Je dois être la seule française qui sait que la ville de Karamken existe…
De ces années sont restées dans ma mémoires les images d’une Moscou sombre et sans éclairage nocturne, avec de la publicité partout, des cafés où la musique hurlait et où officiaient toutes sortes de magiciens et fakirs, la crise de 1998 et le boum de 2000, peu de voitures et beaucoup de policiers arrangeants, le club « Propaganda » et le bar canadien « Moosehead « , et le « Hungry Duck », le time-share et Herbalife, les cassettes avec les films américains piratées avec une seule voix doublant tous les personnages, le film « Brat 2 », les shop-tours et les marchés de vêtements dans les stades, les premiers téléphones portables (ceux avec la petite mallette, et pour lesquels il fallait une autorisation), les casinos à chaque coin de rue, les files d’attente au Consulat de France… mon partenaire avait à l’époque une énorme BMW blanche avec une plaque diplomatique serbe (à l’époque ça se vendait), et personne ne nous arrêtait, jusqu’au jour ou l’employé de l’Ambassade se fit coffrer, et il nous fallut rouler avec des plaques blanches, comme tout le monde… quelle époque ! L’époque des « chefs de la garde rapprochée » (des gros bras) et des futurs oligarques, des gens pas clairs et des affairistes de tout poil. A l’époque se vendaient à prix d’or des passeports de « Citoyen du Monde » bleu roi, avec des inscriptions dorées dans toutes les langues du monde… et il fallait prouver à ces pauvres gens crédules qu’une telle citoyenneté ça n’existe pas, quel que soit le prix ! Est-ce par hasard ou par chance, mais nos affaires marchaient bien, je voyageais beaucoup et j’ai traversé toutes ces années sans heurts ou problèmes majeurs.
Jusqu’en 2000… quand ma vie changea de manière radicale
Notre société se développait bien, nous avions beaucoup de clients mais pour diverses raisons les relations avec mon partenaire devenaient invivables. Un beau jour, une de nos clientes a appelé pour prévenir que ses documents seraient récupérés par son frère, un jeune homme « mignon, sympathique et célibataire ». Et effectivement, le jeune Sergueï vint récupérer les documents, tomba raide amoureux et partit. Il m’appela le lendemain, m’invita au restaurant, vient me chercher à bord de sa Lada dorée dernier cri (j’ai mis du temps avant de comprendre…). Nous nous sommes mis à nous voir, à passer du temps ensemble, il me plaisait, si actif et attentionné. Le 15 octobre, au retour de sa fête d’anniversaire sur un bateau, Oleg se fit renverser par une voiture et mourut sur le coup. Sa fille arriva de Paris le lendemain et décréta qu’elle prenait sa place. J’étais jeune et naïve, officiellement rien ne m’appartenait et je me retrouvai sans rien. Ensuite tout se passa comme dans les mauvais films – les menaces, le chantage, la police qui menaçait de me déporter … heureusement que j’avais de bons amis, des clients fidèles et un consul de France épatant auquel je serai toujours reconnaissante...et Sergueï, qui se jeta immédiatement dans la bataille, déménagea de St Pétersbourg et vint s’installer à Moscou. Tous les matins nous avions comme un conseil de guerre, et nous arrêtions un plan d’action. Le 22 novembre, jour de la Sainte Cécile il me demanda en mariage. Le 1er février nous avons ouvert notre agence, et le 3 mars 2001, après beaucoup de péripéties nous nous sommes mariés au « zags » № 4. Nous n’avions rien eu le temps de préparer, et nous avons fêté notre mariage à la soirée organisée par une copine, où nous ne connaissions pas la moitié des invités, c’était comique !
Et bien sûr je veux remercier mes parents qui ont vécu toute cette horreur à distance (je ne leur disais pas tout…) et qui croyaient en moi.
Cela fait 18 ans maintenant, il y a eu des bons moments et d’autres moins bons, nous avons 2 grands garçons, et je suis toujours ici, sans intention d’en partir !